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Pourquoi certains obstacles épistémologiques empêchent la protection ?

Dans le document Quelle(s) valeur(s) pour la biodiversité ? (Page 114-119)

Les « Grands Biens » : de la Biodiversité à la Terre

II. Pourquoi certains obstacles épistémologiques empêchent la protection ?

La protection de la biodiversité se heurte à une série d’obstacles épistémolo-giques qui témoignent de la difficulté de diffusion de la norme internationale dans les pratiques individuelles, et de l’interprétation inadaptée du vocabulaire du droit des biens face à l’émergence de la menace environnementale.

II.1. Les obstacles liés à la nature de la norme environnementale

La terre en tant que support et fraction de la biodiversité est en partie protégée

par le droit international et national de l’environnement6. Cette reconnaissance

qui progresse chaque année sur le papier manque encore d’effectivité pratique. Le problème, c’est que cette norme doit faire face à des difficultés liées à la nature géopolitique du thème : la biodiversité et la terre ne connaissent pas les frontières d’États. L’obstacle souverainiste qui suspend l’effectivité du droit inter-national au bon vouloir des politiques gouvernementales ajoute une contrainte supplémentaire quand on n’évoque pas la distance incommensurable que peut ressentir le justiciable envers les recommandations que la règle prétend lui imposer.

Aujourd’hui, la solution engagée par le droit de l’environnement poursuit un

processus normatif de justice générale visant une situation globale internationale

et impersonnelle et en même temps locale. Cette voie d’action qui constitue le mainstream des sources du droit international et de la plupart des juristes attachés à la qualité de la norme proposée a l’avantage de reposer sur un proces-sus rationnel d’expertises scientifiques et techniques autour duquel les autorités

6. La Charte mondiale de la nature affirme sur ce point que « toute forme de vie mérite d’être respectée, quelle que soit son utilité pour l’homme et, afin de reconnaître aux autres organismes vivants cette valeur intrinsèque, l’homme doit se guider sur un code moral d’action », Ass. Gén. Nations Unies, 28 octobre 1982.

étatiques peuvent communiquer. Sa logique est pyramidale : elle reçoit l’informa-tion d’expertise puis la transforme le cas échéant dans l’ordre interne par inserl’informa-tion normative. Mais elle comporte deux inconvénients. Les informations produites s’entassent dans la formation du droit l’environnement qui finit par être lui aussi victime de sa propre pollution normative. Il est alors difficile pour le quidam d’avoir une connaissance précise des usages autorisés s’il n’est pas surinformé ou spécialiste du droit de l’environnement. Mais il y a peut-être plus préoccupant. Dans une société qui défend la propriété individuelle comme une liberté fonda-mentale, la protection de la biodiversité par l’injonction d’interdictions d’usages est souvent perçue comme une dépréciation d’une liberté fondamentale. Si l’on considère, en effet, la propriété comme un droit garanti par l’État qui met le propriétaire en « contact » réel avec son bien, toute atteinte, si légitime soit-elle, via des règles de police venant limiter ce droit, apparaît comme une sorte de dépossession du rapport initial à la chose.

C’est le fameux deux poids, deux mesures. Le droit s’affiche en effet, d’un côté, comme soucieux de préserver un rapport à la chose, distinct de l’éthique et de son rapport moral d’obligation, et de l’autre, il cherche à imposer un comportement dans un rapport politique d’obligation, ce qui suscite la critique sur l’autorité du droit.

II.2. Les obstacles liés à l’interprétation du vocabulaire juridique

La connaissance du vocabulaire qui articule liberté et pouvoir sur les choses est essentielle pour envisager une protection domestique de la biodiversité. Le livre II

du Code civil traitant « Des biens et des différentes modifications de la propriété »,

peu retouché depuis 1804, ne comporte pas de mention spécifique concernant la biodiversité, alors que la terre y occupe une place avantageuse au Chapitre I

du Titre I concernant « De la distinction des biens ».

Si la biodiversité est une qualité potentielle du fonds de terre, l’idée que l’on

pourrait suivre est donc la suivante : protéger la terre, c’est potentiellement

proté-ger la biodiversité. Or le constat que l’on est amené à faire est accablant : alors que la lecture des dispositions du droit des biens permettrait d’envisager pareille solution, l’interprétation qui en est traditionnellement faite par la doctrine et par la jurisprudence y fait obstacle.

Mais partons du commencement. Le fait que la biodiversité n’intègre pas le droit des biens n’est pas en soi un malentendu. Le droit général des biens est un droit relativement peu touché par les évolutions législatives depuis la naissance du Code civil, en dépit des législations spécifiques liées au droit rural, au droit de l’urbanisme et au droit de l’environnement. La terre, quant à elle, y trouve

une place honorable comme bien immeuble, soumise aux droits d’usages conférés

C’est de l’interprétation cumulée des articles 518 et 544 du Code civil que s’opère l’appréhension de la terre, sans que l’intégration de la biodiversité comme une richesse du fonds soit, en l’état du droit actuel, possible. Affaire de mots ? Certainement pas. Affaire de sens ? À l’évidence, oui. La sémantique du droit des biens obéit aujourd’hui en France à deux paradigmes empruntés à d’autres

discours : celui de la métaphysique du 17e siècle qui confère aux lois de la

physique le pouvoir de percevoir le monde comme une étendue, celui de l’éco-nomie de marché qui fait qu’un bien est globalement perçu une chose de prix. Or, si cette approche s’explique par l’histoire, elle s’avère désormais inadaptée à protéger des grands biens que sont la terre et la biodiversité.

Sous l’effet de l’interprétation juridique, la richesse du fonds s’appauvrit dans

une succession pernicieuse de réductions sémantiques. Le fonds de terre est d’abord

réduit à une étendue physique avant d’être soumis à la toute puissance du droit de

propriété avant d’être totalement dématérialisé en terme de prix. On passe ainsi

au terme d’un processus herméneutique d’une terre réelle à une terre abstraite dans une valeur d’échange.

L’article 518 du Code civil dispose que « les fonds de terre et les bâtiments

sont immeubles par leur nature». Cet article contient deux énigmes (concernant

le fonds de terre et l’immeuble) et une équivalence économique implicite (le fonds

valant le bâti). Le Code ne donne pas de définition du fonds ni de l’immeuble. La doctrine française durant deux siècles va donc s’employer à le faire mais l’interprétation qu’elle va en donner, va progressivement abstraire la dimension matérielle du fonds dans une dimension spatiale aux opposées de la dimension réaliste que présuppose l’écologie.

Dès 1845, dans ces Cours de droit civil, Charles Demolombe est certainement

le dernier des exégètes à associer le « fonds » au « tréfonds » et à le définir avec une certaine philosophie de la corporéité. Le fonds est pour lui « l’intérieur même du sol, les divers éléments qui forment le sol, son sein, ses entrailles : l’argile, le sable, l’eau, les sources, les lacs, les fleuves, les mines, minières, carrières, toutes les substances enfin, minérales ou fossiles, qui se trouvent dans l’intérieur ou à la

surface (…)». Il est frappant de constater qu’un demi-siècle plus tard, l’analyse

de Gabriel Baudry-Lacantinerie part de l’immeuble pour ignorer le fonds. Ainsi, ce qui est immeuble : « c’est la surface géométrique, ou si l’on veut son volume

d’ensemble »7. René Savatier fait une analyse critique de cette évolution. Pour

lui : « le fonds de terre concret aurait été abstrait en surface (ce que l’on voit au cadastre), avant de subir une dématérialisation par le volume ». Il propose alors de poursuivre l’abstraction et d’exprimer le fonds en volume, achevant cette

spatia-lisation abstraite du fonds au profit du droit des grands ensembles immobiliers8.

7. Traité théorique et pratique de Droit Civil des Biens, 1896.

8. « à partir de la loi de 1804, concevant, pour la première fois, un cadastre général des terres françaises, les juristes ont mis près de cent cinquante ans pour exprimer en surface

Aujourd’hui un aperçu rapide de la doctrine sur la question montre que le

fonds est associé au sol, à la surface, au terrain. Ce dernier est d’ailleurs

symptoma-tique d’une destination implicite d’un usage à bâtir, à construire, plus que d’une

destination écologique. Dans tous les cas, le fonds de terre a progressivement disparu du langage signifiant des juristes alors qu’il était certainement le terme

juridique le plus révélateur d’un contenant potentiel de la biodiversité.

Le fonds de terre est immeuble par nature. Dans le langage des biens, il

est convenu de considérer l’immeuble comme « ce qui est immobile »,

c’est-à-dire par opposition aux meubles ; ce qui ne bouge pas, et qui ne se déplace pas.

Le fonds de terre devient ainsi l’immeuble par excellence. Cette interprétation de l’immeuble est cohérente dans la mesure où les bâtiments eux-mêmes sont construits sur le sol, à partir du sol et y sont rattachés. Mais cette approche, qui associe l’immobilisation juridique avec l’immobilisation physique, peut être éclairée ou enrichie par l’histoire.

En droit coutumier, la distinction des immeubles et des meubles était en partie recouverte par l’opposition des héritages et des cateux. Le critère alors retenu se faisait non pas en raison de l’immobilisation physique mais en raison de l’immobilisation patrimoniale. L’héritage avait pour fonction de durer dans le

temps afin de permettre à la communauté familiale de survivre9. L’analogie peut

être établie avec les temps modernes où certains biens seraient caractéristiques d’une destination patrimoniale écologique commune… Cette vertu ancienne de l’immobilisation pourrait avoir un sens au moment de protéger certaines valeurs

de la biodiversité, justement parce qu’on les conçoit comme immobiles et qu’on

les estime durables dans le temps10.

Par ce qu’il est un bien, le fonds de terre est soumis à l’art. 544 du Code civil dont l’absolutisme continue à faire couler beaucoup d’encre. Il faut d’abord comprendre. L’absolutisme du droit de propriété est traditionnellement inter-prété de la façon suivante : c’est le droit pour son titulaire de disposer juridique-ment de la chose (par exemple de la vendre), mais aussi le droit d’en disposer

matériellement (donc de la détruire)11. Mais ce « droit de détruire » appliqué à

la propriété foncière. Combien de temps mettront-ils pour l’exprimer en volume ? ». Plus loin : « le devoir des juristes n’est-il pas, en ce temps, de monter avec eux [les architectes] dans l’ascenseur, pour saisir et annexer au droit la troisième dimension d’Euclide ? », « La propriété de l’espace », D, 1965, p. 213.

9. A-M. Patault, Introduction historique au droit des biens, Paris, PUF, 1985 ; mais aussi « Regard historique sur l’évolution du droit des biens, Histoire de l’immeuble corpo-rel », L’évolution contemporaine du droit des biens, Troisième Journée René Savatier, 1990, p. 3-12.

10. « Le développement durable et la propriété foncière : l’œil et l’esprit », p. 147-160, dans Les modèles propriétaires, Poitiers, LGDJ, 2012.

11. M. Raymond-Gouilloud, Du droit de détruire. Essai sur le droit de l’environnement, Paris, PUF, 1989.

la terre n’a pas de sens. Il était même impensable pour les rédacteurs du Code de pouvoir imaginer que l’on puisse « détruire » la terre et ses richesses. Ce qui était visé par les rédacteurs ce n’est pas la destruction de la nature, mais la

promo-tion des richesses de la terre rendant possible l’émancipapromo-tion économique12 et

citoyenne par un ordre de « petits propriétaires »13. La propriété absolue est une

victoire sur la monarchie absolue et sur le régime implicite des services fonciers

qui découle de la distinction des domaines éminents et utiles14.

La propriété devient ainsi le modèle des droits subjectifs. C’est la raison pour laquelle, elle semble aujourd’hui encore trôner au centre du Code civil. La propriété est une liberté formalisée dans la puissance du titre. Or cette liberté en principe infinie « absolue » est une liberté civile, juridique, et donc limitée et encadrée par la loi. Dans son principe, elle demeure l’expression d’un droit subjectif, c’est-à-dire d’une qualité juridique que le droit moderne reconnaît dans le sujet de droit et non dans la chose qui en est l’objet, qui n’est qu’une chose,

étymologiquement : une res, presque un rien.

La valeur juridique de la terre découle de la qualification du fonds en bien juridique et du régime qui lui correspond. De cette qualification, le droit tire une série de conséquences qui font que l’usage d’un bien est en principe soumis à l’échange. Or l’échange dans la société libérale est devenu le moteur de l’écono-mie de marché en même temps que la circulation du bien est devenue le principe régissant la qualification juridique du bien. Le bien devient très logiquement la chose appropriable qui a une valeur marchande en terme d’échange et donc de

prix. Cette conception libérale du bien s’est confirmée par l’équivalence induite

entre le fonds et le bâtiment contenue dans l’art. 518 du Code civil ; les révo-lutions urbaines et démographiques donnent à l’échelle de notre temps priorité à la valeur de la pierre sur le fonds. Ce dernier ne vaut que par la rencontre entre l’usage et la situation plus ou moins privilégiée dans laquelle il se trouve. La qualité du fonds importe peu. Le modèle de la ville moderne érigée en hauteur

de New York à Dubaï se construit presque hors sol. Une terre en friche dans un

tissu urbain est un terrain qui attend sa construction. L’urbanisme dicte sa loi et édicte son droit : ce qui vaut, c’est la situation du fonds, non sa puissance écolo-gique. Les citadins ont tragiquement besoin de logements avant d’avoir besoin d’arbres et de couloirs écologiques…

12. C. Larrere, L’invention de l’économie au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1992 ; Droit naturel et physiocratie, Archives de Philosophie du Droit, 1992, p. 69-88.

13. G. Ripert, De l’exercice du droit de propriété, thèse, Aix, publiée à Paris, éd. Rousseau, 1902 ; pour Portalis : « il est expédient de préparer un nouvel ordre de citoyens par un nouvel ordre de propriétaires », Discours préliminaire sur le projet de code civil Discours prononcé lors de la présentation du projet de la commission du gouvernement, le 1er pluviôse an IX (21 janvier 1801).

14. M. Garaud, La révolution et la propriété foncière, Histoire du droit privé français (de 1789 à 1804), Paris, Sirey, 1959.

Dans le langage courant, le fonds est donc devenu le « terrain à » comme

si sa valeur était suspendue à la valeur ajoutée. Mais l’interprétation juridique

ancienne de l’immeuble, qui protège le bien par sa vocation communautaire et

intergénérationnelle, fournit une autre approche qu’il ne faudrait pas négliger puisqu’elle permet de valoriser une chose pour sa valeur de ressource collective et pour les services qu’elle rend à l’humanité, plus que pour sa vocation immédiate à l’échange.

Si la terre fut au centre du droit des biens, les pratiques économiques modernes l’ont réduite à la surface du sol délimitée et destinée à l’usage rentable que le propriétaire peut en faire. La valeur de la terre fut ainsi restreinte à sa valeur prix sur le marché d’échange. Cette représentation qui jouit aujourd’hui d’une autorité morale et juridique est tout bonnement inquiétante car elle cautionne une mise à distance, abstraite et spéculative, du propriétaire et de son fonds et des qualités écologiques dont celui-ci pourrait être le gardien, si le droit l’y encourageait un tant soit peu. Au lieu de cela, nous avons une terre fragmentée en autant de pouvoirs de volontés, où les pressions économiques, qu’elles soient individuelles ou communes, rurales ou urbaines, dévastent un peu plus chaque jour le fonds ressource du vivant, dont elles devraient au contraire avoir la charge.

Cette vision s’oppose à une vision intégrale du fonds réservoir de la biodiversité

qui, en cette qualité, mériterait d’intégrer le droit par sa valeur propre.

III.  Comment le droit domestique peut-il protéger

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