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La vérité sur Albert Speer,

« l’architecte du diable »

› Olivier Cariguel

P

armi les hauts dignitaires nazis, l’architecte Albert Speer, qui avait succédé en 1942 à Fritz Todt comme ministre de l’Armement, est celui qui a le mieux dilué ses responsabilités et dupé ses juges au procès de Nuremberg. Inscrit en 1931 au parti nazi, il commença par rénover le quartier général du Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) en 1932, fut ensuite chargé de la présentation des grands rassemblements du ministère de la Propagande et pénétra ainsi le premier cercle d’Adolf Hitler, qui appréciait ses bonnes manières.

Le concepteur zélé de la capitale Germania répondait servi-lement à la mégalomanie architecturale de son maître.

Malgré des conditions de détention difficiles à Nurem-berg, Speer, amaigri, s’en est tiré à bon compte. La sen-tence l’expédie pour vingt ans à la prison berlinoise de Spandau, où il arrive avec six autres criminels de guerre : l’amiral Karl Dönitz, Konstantin Von Neurath, ancien ministre des Affaires étrangères, devenu protecteur de Bohême-Moravie, Baldur von Schirach, chef des Jeunesses hitlériennes, Walther Funk, ministre de l’Économie, Erich Raeder, commandant en chef de la marine allemande, et Rudolf Hess, l’adjoint de Hitler jusqu’en 1941 avant son échappée en Angleterre. Il va alors jeter les bases du mythe du bon nazi qu’il forgera entre ses quatre nouveaux murs : l’image d’un homme qui regrette profondément de ne pas avoir eu connaissance des crimes monstrueux perpétrés sous un régime dans lequel il a joué un rôle essentiel.

critiques

Opportuniste, amoral, fourbe, « l’architecte du diable » a manipulé adroitement les historiens et les journalistes après sa sortie de Spandau en octobre 1966. Il jouait de sa séduction de grand témoin. L’exploitation des archives est l’antidote aux souvenirs arrangés des acteurs du régime nazi.

Speer a entamé une carrière d’auteur best-seller internatio-nal avec quatre livres à son actif. Les plus connus sont le Journal de Spandau (1) et ses mémoires Au cœur du Troisième Reich (2). À sa libération, les flashs des photographes crépi-taient. Il faut s’enfouir dans la biographie implacable que lui a consacrée l’historien anglo-canadien Martin Kitchen (3). C’est une contre-biographie exceptionnelle par sa pro-fondeur d’analyse, le croisement des sources d’archives, son aisance d’écriture qui exposent une méthode de déconstruc-tion, pied à pied, des mensonges de Speer.

Pour bâtir, il faut des bras. Speer se répartit avec les autres responsables la main-d’œuvre à bas coût dispo-nible pendant la guerre tout en accumulant des réserves de pierres en vue de la reprise de ses grands travaux aux jours meilleurs. Planificateur du travail forcé et de l’esclavage de masse, il exploite tous ceux qu’il trouve : des ouvriers venus de toute l’Europe, des prisonniers de guerre. Il s’associe à la SS et à la Wehrmacht pour « les travaux de l’Est », c’est-à-dire les routes que construisent des juifs qui y perdent la vie. Il avait inventé le camp de concentration mobile sur les routes d’Ukraine.

Fort de son lien direct et privilégié avec Hitler, il s’impose aussi en assénant des statistiques de production industrielle mirifiques. Incomplètes, nébuleuses ou trafi-quées, elles contredisent les chiffres de l’état-major, qui se demande où sont les armes sorties des usines. Mais Speer, remarquable organisateur et apôtre de la rationalisation, se débat dans les entrelacs technocratiques comme savait les créer le IIIe Reich, expert en superposition d’organismes administratifs qui se livraient à une concurrence frontale.

livres

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Côté cour, pas de signe extérieur de richesse, il s’est taillé une vie modeste. En réalité, il menait grand train. Il était l’un des dignitaires du régime les plus fortunés. Âpre au gain, il percevait des salaires de toute part. Cet amateur d’art avait dissimulé une collection de tableaux qui resurgit dans les années soixante-dix en Argentine. Une maison de vente de renom les vendit au compte-gouttes pour ne pas attirer l’attention. Il est vraisemblable que le bénéfice lui servit à entretenir une liaison. Ses six enfants le voyaient à peine, tant ce père de famille nombreuse préférait son activité pro-fessionnelle. Le cinquième, Adolf, né en 1940, fut rebaptisé Arnold… Les relations avec son épouse Margarete étaient polaires. Devant les murs de Spandau, elle l’attend avec l’un de ses collaborateurs. Nulle embrassade ; il lui octroie une poignée de main en guise de retrouvailles. Et il ne s’assoit à côté d’elle dans la voiture que sur l’insistance de leur ami.

Issu de la classe moyenne instruite et hautement quali-fiée, Speer, né en 1905, est représentatif des soutiens dociles du IIIe Reich, en dépit de quelques réserves et parfois d’une pointe de remord. Sa fascination pour la technique, sa soif de pouvoir, sa rivalité avec les autres hiérarques nazis pour étendre son périmètre administratif et ministériel consti-tuent ses traits dominants. La somme de Martin Kitchen achève de déboulonner ce mystificateur qui appartient à une catégorie de personnes qui ont favorisé l’émergence du IIIe Reich et qui n’apparaissent pas comme telles parce qu’elles se détectent difficilement. Assurément les plus dan-gereuses.

1. Albert Speer, le Journal de Spandau, Robert Laffont, coll. « Vécu », 1975, puis, avec une préface de François Kersaudy, Fayard, coll. « Pluriel », 2018.

2. Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, traduit par Michel Brottier, Fayard, 1971, puis avec une préface inédite de Benoît Lemay, coll. « Pluriel », 2011.

3. Martin Kitchen, Speer l’architecte d’Hitler, traduit par Martine Devillers-Argouarc’h, Perrin, 2017.

CI NÉMA