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› Entretien réalisé par Sébastien Lapaque

Ancien chef du service de psychiatrie de l’Hôpital américain de Paris, neuropsychiatre signalé par son compagnonnage intellectuel avec René Girard, acteur et témoin de la rencontre de la neurologie et de la philosophie, le professeur Jean-Michel Oughourlian est le père de la théorie du « troisième cerveau », celui par lequel s’active notre capacité (ou notre incapacité) relationnelle en nous faisant voir l’autre comme un modèle, un rival ou un obstacle. Une théorie transformée en véritable savoir par la découverte des neurones-miroirs, qui date de plus de deux décennies, mais reste généralement méconnue, voire refoulée, à ce jour.

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Revue des Deux Mondes – Comment s’est élaborée votre

« dialectique des trois cerveaux », mêlant à notre cerveau cognitif et à notre cerveau émotionnel un « troisième cer-veau » (1) ?

Jean-Michel Oughourlian Après avoir travaillé pendant près de quarante ans auprès de René Girard, j’en suis arrivé à l’idée que la première entrée dans l’« hominité » était fondée sur l’imitation. C’est l’hypothèse psychologique du désir mimétique qui m’a amené à

jean-michel oughourlian

réfléchir sur le fonctionnement de notre cerveau en m’interrogeant sur l’importance des rapports qu’il est capable d’établir avec les cerveaux des autres êtres humains. René Girard a posé les bases de la théorie mimétiques dès 1961 dans Mensonge romantique et vérité romanesque, un livre dans lequel il a relu les grands auteurs en montrant que tous – Dante, Shakespeare, Cervantès, Stendhal, Flaubert et Proust – ont mis en scène des personnages obéissant à l’imitation du désir de l’autre.

Cette première approche était fondée sur une analyse littéraire. Mais très vite, dans les années soixante-dix, les travaux en psychologie expé-rimentale menés par Andrew Meltzoff à Seattle ont proposé une base scientifique à cette intuition révolutionnaire en observant, chez des enfants de plus en plus jeunes, une capacité à reproduire les mimiques d’un adulte qui ne laissait aucun doute sur son caractère inné. Dans les couloirs de l’hôpital de Seattle, Andrew Meltzoff se promenait avec un beeper autour du cou, et lorsqu’il y avait un accouchement, il accourait pour être le premier à voir le bébé, avant même sa mère.

On sait que tous les bébés ne voient pas immédiatement. Certains doivent attendre quelques jours. Mais lorsque Andrew Meltzoff tirait la langue à un bébé doué de vision, ce bébé lui répondait en tirant la langue. Ainsi, à l’âge de une minute, une heure, un jour ou trois jours – il a mené toutes sortes d’expériences –, le bébé entrait en relation avec l’adulte par le regard et par l’imitation, avant toute représentation culturelle. Cela prouvait bien qu’une relation s’était établie de manière très primitive, très ponctuelle, et qu’elle était fondée sur le mimétisme.

Revue des Deux Mondes – Vers 1995-1996, Giacomo Rizzolatti et l’équipe du département de neurosciences de la faculté de médecine de Parme ont découvert les neurones miroirs (2) qui vérifiaient ces hypothèses. Cela a dû être un tremblement de terre pour vous ? Jean-Michel Oughourlian Absolument. Un jour, j’ai reçu un appel téléphonique de René Girard me demandant si je savais ce qu’étaient les neurones miroirs. C’était en 1995, je ne pouvais pas le savoir. Je l’ai retrouvé à Stanford, où nous avons eu une réunion de travail avec tous

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les chercheurs engagés dans cette affaire. Il y avait là Andrew Meltzoff, Vittorio Gallese, l’adjoint de Giacomo Rizzolatti à Parme, et quelques fidèles de René Girard, tels que Andrew J. McKenna et Jean-Pierre Dupuy. Nous avons été stupéfaits par l’exposé que nous a fait Vittorio Gallese : son équipe venait de découvrir, par hasard, que notre cerveau reflétait l’action de nos semblables. C’est le développement de l’ima-gerie médicale pratiquée par les spécialistes en médecine nucléaire (PET-Scan) qui a permis cette avancée. En faisant accomplir un geste élémentaire à un individu – écrire avec un stylo ou boire un verre d’eau –, l’imagerie médicale est capable d’observer les zones du cer-veau qui « s’allument », c’est-à-dire celles qui travaillent, chaque zone du cerveau correspondant à un geste ou à un muscle en action. C’est très intéressant de pouvoir différencier chacune de ces zones. Mais ce qui est plus intéressant encore, c’est de pouvoir savoir avec certitude, en enregistrant au PET-Scan le cerveau d’un ou de plusieurs témoins du geste accompli, que les mêmes zones s’allument de la même façon dans leur cerveau ! En d’autres termes, notre cerveau reflète l’activité que nous observons chez les autres.

Revue des Deux Mondes – À quelles conclusions cette découverte conduit-elle ?

Jean-Michel Oughourlian Premièrement, elle prouve notre capa-cité à établir un rapport avec quelqu’un que l’on reconnaît comme un alter ego ; deuxièmement que notre cerveau se met immédiatement en situation de faire la même chose que lui ; et troisièmement que l’on comprend non seulement ce qu’il fait mais ce qu’il veut faire. À la suite de la découverte des neurones miroirs, Andrew Meltzoff a mené des recherches extraordinaires. Devant de jeunes enfants, il a fait le geste d’essayer d’ouvrir un stylo sans parvenir à le décapuchonner.

Quand il a distribué des stylos aux enfants, les enfants ont réussi à le décapuchonner. Non seulement ils ont imité le geste de Meltzoff, mais compris son intention et son désir de décapuchonner son stylo. C’est donc bien le désir qui s’imite et se transmet.

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Revue des Deux Mondes – Dans quelle mesure cette découverte des neurones miroirs a-t-elle fait évoluer les intuitions sur le fonctionne-ment du désir que vous aviez eues dès 1978 avec René Girard en propo-sant notamment avec lui une « théorie complète de la culture humaine » dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (3) ?

Jean-Michel Oughourlian Au début, nous étions tétanisés.

Ensuite, dans les mois et les années qui ont suivi, nous avons été plus ou moins douchés, parce qu’aux États-Unis, un certain nombre de neuroscientifiques se sont dressés contre nous en expliquant que ces expériences n’établissaient rien et qu’elles ne constituaient pas une preuve. J’ai tenté de répondre dans un certain nombre d’écrits, mais les neuroscientifiques se disputent toujours sur le sujet.

Revue des Deux Mondes – Vous voulez dire qu’on ne dispose pas de données constantes et solidement établies sur le rôle des neurones miroirs dans les processus psychologiques ?

Jean-Michel Oughourlian Pour moi, l’affaire est claire dans la mesure où les expériences sur les neurones miroirs ont été multipliées à l’infini dans tous les services de neuro-imagerie et de neurosciences du monde. Toutes ont confirmé qu’en effet que l’on fasse l’action ou qu’on la regarde faire, les mêmes zones s’allument dans le cerveau de la même façon. Quand vous avez les images de l’enregistrement du PET-Scan sous les yeux, vous ne pouvez pas les contester. C’est quand même extraordinaire que nos cerveaux soient ainsi en miroir, en Wi-Fi, en Bluetooth, branchés les uns sur les autres. Et ils ne sont pas branchés sur n’importe quel mouvement : si je vois passer une voi-ture dans la rue, mon cerveau ne va pas s’allumer dans la zone de mise en mouvement. D’autres expériences ont été faites progressivement pour montrer par exemple que plus on a l’habitude du geste que l’on observe, mieux le cerveau le reproduit. Si vous êtes un grand joueur de tennis et que vous regardez jouer Roger Federer, vos cellules cérébrales vont s’activer de manière très précise ; de même, si vous êtes un grand

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pianiste et que vous écoutez un morceau de musique. Si je n’ai jamais été pianiste ni joué au tennis, des choses vont s’allumer dans mon cerveau, mais je n’arriverai jamais à reproduire le geste de manière impeccable.

Revue des Deux Mondes – Pouvez-vous détailler la manière dont ont été réalisées toutes ces expériences ?

Jean-Michel Oughourlian C’est sur l’écran du scanner qu’une zone cérébrale « s’allume ». Cela correspond au moment où les cellules nerveuses qui fonctionnent pour activer le mouvement et diriger la main, la langue ou n’importe quel organe dépensent plus de glucose et d’oxygène. En envoyant dans le sang du glucose radioactif, on voit très bien à quel moment il se concentre davantage, ce qui correspond à ce que l’on appelle « l’allumage de la zone ». La zone s’allume sur l’écran du PET-Scan parce qu’il y a davantage de glucose radioactif dans ces cellules-là que dans les autres. Mais ce qui est extraordinaire, c’est que le témoin de l’action va consommer du glucose radioactif dans les mêmes zones. Par conséquent, la preuve me semble établie qu’il existe un effet miroir simplement parce que l’un regarde l’autre faire. Cela explique l’empathie : quand nous observons une émotion chez autrui, nous ressentons cette même émotion. Cela éclaire tous les mécanismes d’imitation. Et même la jalousie. La jalousie n’est que l’autre nom du désir mimétique. Si vous me voyez boire un verre d’eau, vos cellules nerveuses vont vous suggérer de boire vous aussi, mais si vous êtes dans l’impossibilité de le faire, vous allez être jaloux.

Revue des Deux Mondes – Comme vous l’avez rappelé, René Girard est parti de ses travaux de critique littéraire pour établir que tout désir était l’imitation du désir de l’autre. Au sein de l’université Stan-ford, il a pu mener ses recherches avec des représentants d’autres sciences, notamment des médecins et des biologistes. Avait-on déjà assisté dans l’histoire à cette rencontre de la neurologie et de la philosophie ?

jean-michel oughourlian

Jean-Michel Oughourlian Jamais ! On a rarement observé au cours des siècles une découverte aussi monumentale, avec des conséquences aussi grandes, dans le domaine de la psychologie, de la philosophie et des sciences sociales. Un grand scientifique a dit qu’elle était aussi importante pour la psychologie que celle de l’ADN pour la biologie.

C’est la première fois, je pense, que la neurologie a ainsi confirmé la philosophie. C’est extraordinaire et c’est une chose qui donne le frisson. Pourquoi me suis-je intéressé à l’œuvre de René Girard au départ ? Parce que je me suis dit que tout ce que je lisais dans mes livres de psychiatrie n’était rien à côté de cette réalité du désir mimétique.

Comme si personne ne l’avait vu ! Pourtant, une fois que l’on a mis les lunettes mimétiques sur son nez, on regarde le monde différemment et tout cela paraît évident. On voit tout de suite que le cerveau humain est une énorme machine à imiter. Et l’on comprend immédiatement les scénarios de violence mimétique qui se mettent en place entre les individus, les jalousies et les rivalités qui s’exaspèrent. René Girard l’a observé dans les comédies et les tragédies de Shakespeare, Andrew Meltzoff a montré que le désir mimétique chez l’enfant était premier – contrairement à la théorie de Jean Piaget, qui l’envisageait comme un fait culturel n’arrivant que vers 3 ou 4 ans – et la découverte des neurones miroirs a donné une unité à tous ces travaux dispersés et les a transformés en véritable savoir.

Revue des Deux Mondes – Il est étonnant de penser que c’est l’étude du comportement des petits enfants qui a donné aux travaux de René Girard leur assise rationnelle. Seriez-vous prêt à dire, avec Andrew Meltzoff, que les bébés sont des « girardiens-nés » (4) ?

Jean-Michel Oughourlian Oui, les bébés sont des girardiens-nés.

Et ils le restent à l’âge adulte ! J’ai écrit un livre intitulé « Psycho-politique » (5). Dans tous ses aspects locaux, nationaux ou internatio-naux, la politique met en scène des individus faisant des travaux pra-tiques de psychopathologie girardienne du matin au soir. Ce qui est intéressant, avec l’étude des bébés, c’est qu’elle prouve l’enracinement

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biologique du désir. On n’a plus affaire à un fait culturel mais à quelque chose que je suis tenté d’appeler « mécanique », même si ce n’est pas le bon mot puisque nous ne sommes pas des machines. Nous sommes des humains et nous ne sommes humains que par le rapport que nous entretenons avec l’autre.

Revue des Deux Mondes – Revenons-en au modèle proposé dans Notre troisième cerveau. Si le cerveau cognitif peut être dupliqué par une machine, ce ne semble pas être le cas du cerveau mimétique.

L’heure de sa reproductibilité technique n’est pas près d’arriver...

Jean-Michel Oughourlian Le cerveau cognitif peut être reproduit dans une machine et même amélioré. Un ordinateur est capable d’ef-fectuer un milliard d’opérations mentales compliquées en quelques secondes. Tout ce que nous faisons avec notre cerveau cognitif peut ainsi être réalisé plus vite. En revanche, il m’est difficile d’en arriver à l’idée que notre cerveau émotionnel, le « deuxième cerveau », puisse être contrefait dans un ordinateur. On peut programmer les émotions, mais on ne peut pas les reproduire telles qu’elles se manifestent dans notre vie. Un robot peut exprimer une émotion – crier, hurler, pleurer –, mais pas la ressentir. Il dira « Aïe ! » lorsqu’on lui donne un coup de pied. Mais il n’aura jamais d’émotions authentiques et surtout ne pourra jamais les transmettre, sauf sur le mode automatique de la programmation.

Revue des Deux Mondes – Si le cerveau émotionnel ne s’inscrit pas dans le périmètre de l’intelligence artificielle, le cerveau relationnel et mimétique en serait encore plus éloigné ?

Jean-Michel Oughourlian La programmation est possible, mais elle serait encore plus compliquée. Et cela ne serait jamais qu’une pro-grammation. Le désir dépend de tellement de facteurs…

jean-michel oughourlian

Revue des Deux Mondes – Dans Cet autre qui m’obsède (6), votre dernier livre, vous évoquez les perspectives ouvertes par la théorie girardienne dans le domaine des psychothérapies. Comment expli-quez-vous qu’elle soit occultée, parfois même combattue et qu’elle n’ait pas provoqué les révolutions attendues dans la maîtrise des contrariétés et des insuffisances de chacun des niveaux de notre vie, naturel, personnel et social ?

Jean-Michel Oughourlian La résistance fondamentale de la culture à la théorie mimétique provient du fait que personne ne peut, de gaieté de cœur, accepter l’idée que son désir n’est pas le sien. Tout être humain réclame avec force l’antériorité de son désir. Il le réclame en oubliant d’où vient ce désir : je veux boire une tasse de Nespresso sans me souvenir que j’ai vu George Clooney le faire. C’est normal. L’autre façon de réclamer la priorité de son désir est névrotique : on s’opi-niâtre, comme dans l’hystérie, par l’appropriation obstinée du désir de l’autre. C’est ainsi qu’on altérise une partie de son anatomie, par exemple un bras paralysé qui représente un rival et devient la source de la souffrance. Le psychotique, lui, altérise purement et simplement une partie de son cerveau en expliquant qu’il est assiégé par le KGB ou la CIA qui lui envoient des messages. Là où mon maître Henri Ey analysait cela avec la théorie de l’affaiblissement des fonctions psy-chiques, je vois des individus qui se fracassent contre des rivaux ou des obstacles qu’ils se représentent dans un rapport dialectique en les altérisant dans leur soma ou leur psyché.

Revue des Deux Mondes – Face à cette crise mimétique, la théorie girardienne est-elle libératrice ?

Jean-Michel Oughourlian Elle est libératrice quand elle nous per-met d’être libres en reconnaissant que nous ne le sommes jamais à l’égard du désir de l’autre. Si je sais que je rêve de telle Rolex parce que je l’ai vue au poignet de James Bond, je relativise l’importance de mon achat et j’évite peut-être même une dépense qui m’aurait ruiné. De la

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même façon, si j’ai envie de cette femme parce que c’est celle de mon meilleur ami et que je comprends que mon désir est inspiré par son désir à lui, j’évite de me priver de mon ami en privant mon ami de sa femme. La liberté s’acquiert ainsi par la reconnaissance du réel. C’est la raison pour laquelle René Girard proposait de remplacer le mot

« inconscient » par le mot « méconnaissance ». C’est la méconnais-sance qui nous introduit à la pathologie. Si je veux à tout prix mécon-naître, je peux méconnaître par la violence, je peux méconnaître par la névrose et je peux méconnaître par la psychose en extériorisant tout ce qui ne me plaît pas.

1. Jean-Michel Oughourlian, Notre troisième cerveau, Albin Michel, 2013.

2. Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia, les Neurones miroirs, Odile Jacob, 2008.

3. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, recherches avec Jean-Michel Oughour-lian et Guy Lefort, Grasset, 1978.

4. Voir « La jalousie à l’orée de la vie », in Jean-Pierre Dupuy, la Jalousie, une géométrie du désir, Seuil, 2016.

5. Jean-Michel Oughourlian, Psycholopolitique. Entretiens avec Trevor Cribben Merrill, préface de René Girard, éditions François-Xavier de Guibert, 2010.

6. Jean-Michel Oughourlian, Cet autre qui m’obsède. Comment éviter les pièges du désir mimétique, Albin Michel, 2017.

LE SYNDROME DU