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La poitrine de Winckelmann

› Patrick Kéchichian

L

a question n’est pas de savoir si, en tant que lecteur (et critique), on est en plein accord avec un auteur – qui se trouve d’ailleurs être aussi critique. Il y a bien d’autres pistes à explorer : celle de la discussion, de la polémique bien sûr… ou plus simplement – plus benoî-tement, diront certains – de la sympathie, de l’effort pour comprendre, sans forcément les partager, la logique, l’in-telligence et la sensibilité de l’auteur, de l’autre donc. Son point de vue, en somme : c’est-à-dire la vive considération du lieu d’où il parle ; même si cette expression est galvau-dée, elle s’impose ici. William Marx, qui mène depuis plus de dix ans une réflexion à la fois centrale et oblique sur la littérature (et sur sa négation), qui connaît ses classiques sur le bout des doigts, publie donc un livre (1) étonnant (évitons l’adjectif « courageux ») qui force, en plus de la sympathie, le respect et une certaine forme d’admiration.

Une admiration non pas aveugle mais consciente et mesu-rée. Critique. Lors même que l’on est (c’est mon cas) en presque total désaccord avec son contenu, ses prémices comme ses conclusions. Oui, j’insiste : cela n’interdit nul-lement, en ce cas du moins, l’intérêt, puis l’éloge.

Marx a choisi, avec sobriété, de s’adresser à lui-même, tout au long du livre, à la deuxième personne du singu-lier. Option stylistique légitime et conforme à son projet.

Ce « tu » qui est décrit, raconté, fragmenté, analysé avec une juste distance, est bien le personnage central, le sujet du livre. Un « nous » eût été une sorte de désastre déma-gogique. Ce « tu » ne parle pas lui-même. C’est l’auteur qui parle, le parle, plaidant en sa faveur. Et comme notre

critiques

avocat est un ténor du barreau… « Tu désires, tu éprouves et tu comprends », c’est sa ligne de conduite – de défense.

Quoi qu’on puisse en dire et juger, c’est toujours de la, ou d’une, vérité qu’il est question dans Un savoir gai (notez bien : «  un  » et non «  le  »), non pas livre de confessions mais essai d’intelligence et de sensibilité. À travers de courts chapitres, définissant chacun un mot, une notion, une idée prise au vol, dans l’air du temps – un « abécédaire du désir et de la pensée », dit l’auteur – William Marx dessine (ou repeint) un paysage, et même un monde : le sien, celui de l’homosexualité, avec sa culture, son histoire, ses bonheurs et ses souffrances… Avec sa spécificité et non son « iden-tité », notion que l’auteur écarte – enfin, pas tout à fait…

Il faut bien jouer sur les mots quand on est écrivain ! Il écrit par exemple : « Dans le désir, c’est l’objet du désir qui compte, c’est lui qui fournit une identité… »

Abordons quelques points dans le désordre, comme l’auteur nous invite à le faire. Mais son désordre à lui est orienté, déterminé, militant. Le grand archéologue et his-torien de l’art allemand Johann Joachim Winckelmann fit part, un jour, de son émoi devant une sculpture antique célèbre, l’Apollon du Belvédère (conservée au Vatican, prend soin de préciser Marx) : « J’oublie tout à regarder cette mer-veille de l’art, je prends moi-même une noble pose pour la contempler avec dignité. Ma poitrine semble s’élargir avec respect et se soulever… » Voilà qui est bien dit. L’émo-tion esthétique est donc sexuée, fortement, et on aura vite compris de quoi la poitrine de Winckelmann est le nom, la métaphore… Cette citation, et bien d’autres dans le livre, avec des analyses fines d’œuvres nombreuses, picturales et littéraires, traduisent bien le dessein – pas du tout secret – de William Marx. Le mot « inverti » n’a plus cours, il est devenu « désuet », rappelle-t-il. Et cependant, c’est bien un monde retourné, en état d’inversion que se plaît à imaginer Marx. Même s’il souligne que « le point de vue gai n’est

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pas l’opposé ou le complémentaire du point de vue hétéro-sexuel », il conçoit et perçoit le monde de l’homosexualité comme exactement symétrique, en acte, en valeur, en droit, à celui de l’hétérosexualité. Entre les deux, une frontière invisible, une non-porosité, un limes, pour reprendre le mot latin qu’affectionne l’auteur. De chaque côté une forme de normalité qui vaut bien l’autre. Une normalité qui doit combattre, point par point, dans le camp de l’auteur (sup-posé homogène et, pour le coup, identitaire), l’hégémonie du monde hétérosexuel.

Passons sur les considérations acerbes en matière de reli-gion. Sourions à l’écoute du vieil air connu, de la conven-tion qui consiste à traiter l’Église de « réservoir de frustra-tion et de refoulement ». Maintenons ce même sourire un peu las devant la relecture orientée, désorientée plutôt, des Évangiles et la restauration sommaire, au chalumeau, qui est faite du tableau de la Sainte Famille. Je ne sais si l’auteur fut enfant de chœur, mais visiblement il ne l’est plus.

Plus intéressante, la notion d’« étrangement ». Non pas l’adverbe, mais le substantif, qui revient dans plusieurs pages, qui est « la note fondamentale de ton expérience ».

À mes yeux, elle authentifie toute la démarche de ce livre.

Encore une fois, on peut le reconnaître, le saluer, hors de tout accord ou de toute complaisance à l’égard de l’auteur.

William Marx veut « tirer parti de chaque occasion arrachée à l’ordre hétérosexuel ». Souhaitons-lui de trouver dans cette démarche ce qu’il perçoit, à tort ou à raison, comme

« une sagesse propre à l’existence gaie ».

1. William Marx, Un savoir gai, Éditions de Minuit, 2018.

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