• Aucun résultat trouvé

Un érotomane de l’action

› Stéphane Guégan

G

abriele D’Annunzio (1863-1938) est sorti du cercle de nos lectures pour maintes raisons. Mais sont-elles aussi légitimes que le fait accroire le prêt-à-penser actuel ? Le plus formidable ambassadeur des écrivains italiens de la modernité, Maurizio Serra, inquiète nos certitudes dès les premières lignes de la magistrale bio-graphie qu’il consacre au prince des voluptés (1). Nous serions-nous trompés en remisant l’auteur du Feu, cher à James Joyce, au purgatoire de la préciosité fin-de-siècle, ou en le rangeant parmi les précurseurs d’un nationalisme étroit qui, sous couleur de fierté latine, aurait jeté le pays de Gari-baldi dans les bras du Duce ? Si le parcours de l’intenable Gabriele confirme la thèse selon laquelle l’engagement poli-tique de la génération 1890 fut souvent la conséquence d’un vitalisme nietzschéen qui s’était d’abord vécu sur le mode esthétique et érotique, D’Annunzio vaut bien mieux que la surenchère verbale et les postures flatteuses dont on l’accusa vite avec un excès symétrique. Il est, au contraire, de ces fous de la vie qui savent dominer leur narcissisme, voire leur priapisme, et de ces poètes aptes à mettre en accord leur lyre et le rôle qu’elle leur confère parmi la société civile. D’où vient cependant notre difficulté à tenir D’Annunzio pour ce qu’il fut, non un pantin du décadentisme mondain, mais l’un des pères de la jeune nation italienne et le chantre, le

« vate dantesque » (selon Serra), de valeurs dont nous pleu-rons chaque jour l’effacement ou la perte ?

Un des obstacles, dit-on, tient au personnage trop voyant qu’il s’est forgé dès avant 1900, avec l’aide de ses amis peintres et photographes et l’argent de ses

innom-175

MAI 2018 MAI 2018

critiques

brables conquêtes féminines. Les Éditions Grasset nous ayant privés du cahier d’illustrations qu’appelait son exhi-bitionnisme poussé très loin, jusqu’à la mise en scène de sa nature de faune insatiable, il sera moins aisé au lecteur d’au-jourd’hui de comprendre ce cérémonial de l’apparence et de l’apparition, cette esthétisation des sens, qui ne se confond pas avec un dandysme de classe. Il en allait plutôt du rap-pel salutaire que l’existence est à saisir par toutes les fibres, et la parole du poète à accomplir par tous les moyens. Les mots devaient se muer en action immédiate, hédonisme et héroïsme avaient d’emblée vocation à se rejoindre. Et c’est précisément ce qu’ils firent avant la guerre de 1914, dont Serra montre qu’elle est loin d’avoir provoqué la conversion du poète du désir en chantre martial d’un nouveau Prin-temps des peuples. Toute la première moitié de son livre éclaire minutieusement ce qui prépare l’attitude de D’An-nunzio devant les terribles et absurdes déchirements d’une Europe qui se suicide à l’heure où elle avait le plus besoin de rester forte face aux États-Unis et à la Russie… Avant de laisser parler en lui le guerrier, l’enfant un peu sauvage des Abruzzes avait reçu la meilleure scolarité qu’on pût donner à un fils des moyennes élites. La poésie imposa vite sa parole à l’adolescent, qui lui associa d’emblée le culte grec du plai-sir et de l’audace.

L’Antiquité, le Moyen Âge et la Renaissance forment surtout le décor d’une écriture brûlante qui puise aussi bien à Lord Byron et John Keats qu’à Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Gustave Flaubert et bientôt à Paul Ver-laine, Émile Verhaeren et Maurice Maeterlinck. Publiant dès 1879, et pratiquant aussi bien les vers, le roman que le théâtre, D’Annunzio brille déjà d’un éclat certain, déli-cieusement malsain, au milieu des années 1890. Eugène-Melchior de Vogüé peut alors écrire dans la Revue des Deux Mondes : « Cette œuvre d’un écrivain de trente ans est déjà considérable. [...] Imaginez du Baudelaire plus chaud, aussi

critiques

grave, moins mystique ; une impudeur effrénée, jamais vul-gaire, et qui se fait pardonner par un accent d’antiquité si naturel, que ces pages semblent purifiées par un recul de vingt siècles. [...] Un grand souffle d’art y transfigure tout.

Et puis, l’immunité ethnique de cet enfant du soleil, ce beau félin du XVIe siècle ! Et la joie de saluer en Italie un présage certain de Renaissance latine. (2) » Avant Robert de Montesquiou, Maurice Barrès, Sarah Bernhardt et Claude Debussy, Vogüé fut l’un des introducteurs du d’annun-zisme en France. Outre qu’il pointait un souci des valeurs communes à la France et l’Italie, dont Gabriele devait pro-mouvoir la gémellité en poussant son pays à entrer dans la guerre de 1914 à nos côtés, le même Vogüé sentait d’ins-tinct le peu de place que D’Annunzio laissait à la conscience chrétienne du mal dans son univers, davantage teinté de sadisme ou d’équivoque wagnérienne. Si Serra analyse par-faitement ce qui entraîna ce concentré d’ardeurs décomple-xées vers le patriotisme ultra et ses dangers assumés, de la cause des terres irrédentes au soutien sélectif de Mussolini, il s’attarde aussi avec bonheur sur les grands écrivains fran-çais que D’Annunzio a retenus un temps, comme Drieu et Morand, ou fascinés à jamais, tels Malraux et Monther-lant. À rebours de la NRF, qui le traitait en Oscar Wilde ou en Jean Lorrain transalpin, eux comprirent son génie, qu’il nous faut retrouver.

1. Maurizio Serra, D’Annunzio le Magnifique, Grasset, 2018.

Dans un livre précédent, Une génération perdue. Les poètes guerriers dans l’Europe des années 1930 (Seuil, 2015), Maurizio Serra avait intégré D’Annunzio au paysage européen de ses contemporains les plus convaincus d’en finir avec les insuffisances des démocraties parlementaires, sans nécessairement verser, qui dans l’hitlérisme, qui dans le fascisme italien, qui dans le stalinisme. Dégradé, faux, bourgeois, pour le dire d’un mot lui-même usé, le monde était à refaire, la vie à refonder. La guerre de 14, un bref instant, avait porté certains au-delà d’eux-mêmes. L’unité entre la poésie et l’action était donc possible !

2. Eugène Melchior de Vogüé, « La Renaissance latine. Gabriele D’Annunzio. Poèmes et romans », Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1895.

177

MAI 2018 MAI 2018

LIVR E S

Bove

› Frédéric Verger

L’

été dernier, à la Bibliothèque universitaire de Darmstadt, une exposition était consacrée à Emmanuel Bove (1898-1945). Intitulée « Wer war Emmanuel Bove ? » (Qui était Emmanuel Bove ?), elle semblait, au travers de lettres, photos et manuscrits, vouloir à la fois le présenter à ceux qui ne le connaissent pas et mon-trer à ceux qui le connaissent qu’il a le charme des fantômes.

Car l’ironie un peu bête qui gâche depuis quarante ans la redécouverte de Bove tient à ce qu’elle entretient en même temps l’oubli et le mystère, comme s’ils devaient persister pour qu’on continue à parler de lui.

Cette position étrange d’écrivain sauvé de l’oubli, admiré, mais que ses admirateurs, tels les amis ambigus ou les mères lugubres de ses romans, semblent vouloir figer dans l’image de l’éternel inconnu, du Petit Chose des lettres françaises, devrait enfin et une bonne fois pour toutes se transformer : Bove est l’un des cinq ou six plus grands romanciers français du XXe siècle, c’est là son rang, qu’on arrête de le décrire comme un talent pathétique.

Cette image tronquée, trompeuse, tient peut-être à une raison plus profonde, qui touche à la nature même de son œuvre. On la réduit au « réalisme », au « minimalisme », au

« pathétique ». Or, si tous ces termes expriment bien une dimension de l’œuvre, ils ignorent l’autre, qui plaisait tant à Rainer Maria Rilke, à Colette, à Max Jacob, celle qu’on pourrait appeler un peu bêtement la poésie de Bove : le sen-timent d’étrangeté, d’émerveillement pur, enfantin, devant le spectacle de la vie. C’est l’alliance du désespoir, du dégoût

critiques

et de ce sentiment d’étrangeté fascinante de l’existence qui fait la beauté de ses livres. Si on ne la sent pas, ils perdent de leur force.

La solitude irrémédiable, la veulerie qu’elle entraîne, l’illusion qu’elle puisse disparaître, voilà la vie selon Bove, ou, pour mieux dire, les trois motifs qu’il brode magnifi-quement et sans fin. Mais cette vision atroce s’accompagne toujours de la pure sensation de la richesse de vivre. L’at-tention et la qualité descriptive sont à la fois accablantes et merveilleuses, et c’est cette seconde dimension qui est sou-vent ignorée, les lecteurs la confondant avec la première.

Bove n’est pas fort seulement parce qu’il est triste, mais parce que la tristesse de la vie est toujours colorée chez lui de la merveille de voir, de comprendre et de dire. Ce point de lucidité extrême, le seul endroit dans la vie où le dégoût et l’émerveillement ne font qu’un, c’est la phrase, les mots.

L’art de Bove, c’est d’offrir à chaque phrase la vérité qui répugne et la vérité qui ravit. En cela, les imbéciles qui disaient qu’il écrivait mal montrent qu’ils ne comprennent rien à la chose : Bove est un grand styliste, car, dans ses meilleurs textes, chaque phrase contient au même degré de concentration l’équilibre des forces contraires qui en constituent la beauté.

L’originalité du style de Bove tient à ce qu’on y recon-naît une ligne qui vient du style français le plus clas-sique, le tour du moraliste qui va du XVIIe à Proust, et une autre ligne qui, elle, semble venir du sens de la réa-lité et du détail de la grande littérature russe, de Tolstoï, de Tchekhov. Dans un de ses textes les plus merveilleux, Bécon-les-Bruyères, réédité récemment (1), les deux lignes s’amalgament parfaitement pour créer une beauté lyrique à la fois splendide et secrète, une sorte d’improvisation sur le mode mineur, où chaque phrase transfigure l’apparente médiocrité en une beauté grise et mystérieuse. Suite de descriptions objectives, précises, justes, donnant naissance

livres

179

MAI 2018 MAI 2018

à des analogies de sentiments et de rêveries aussi gorgées d’images qu’une page de Proust ou d’un poète persan.

Robbe-Grillet nervalisé.

Bove a beaucoup écrit et l’ensemble est inégal mais jamais faible. Un autre paradoxe de cet auteur au ton si reconnais-sable est qu’il n’a cessé de se renouveler, alors même que ses premières œuvres (Mes amis en 1924 et Armand en 1927) (2) étaient des chefs-d’œuvre. Une interview donnée en 1928, et reproduite dans un petit volume édité récemment (3), montre qu’il jugeait son travail comme encore « trop litté-raire » : sans doute était-il sensible (peut-être trop) à ce que leur beauté a d’un peu étouffant, leur lucidité et leur perfec-tion de presque précieux comme c’est le cas parfois chez Jules Renard (n’oublions pas qu’il fut découvert et admiré non par des critiques amateurs de réalisme populiste mais par Jean Giraudoux, Colette et Sacha Guitry). Il rêvait alors d’écarter l’amplitude du compas, d’écrire des romans à la Balzac, à la Dostoïevski, à la Dickens. Mais cette tentative, qui corres-pond aux romans du début des années trente, quelque réus-sie qu’elle soit, n’ajoute rien à ce qui faisait l’essentiel de son art. Étrangement, ce projet de roman plus vaste, plus clas-sique, se retourne ou se parodie lui-même à partir du milieu des années trente pour donner des récits extraordinaires, où l’intrigue se dilue, n’existe pas ou échappe au lecteur, et qui pourtant sont portés par un mystère, une fascination narra-tive fantomatique, semblable à une illusion qui animerait pourtant toute chose d’une vie secrète : Adieu Fombonne (1937) (4) et Un homme qui savait (publié en 1985, quarante ans après la mort de l’auteur) (5) sont peut-être ses œuvres les plus radicales, en ce sens qu’elles présentent la fiction comme vide, illusion pure, et que l’intérêt passionné qu’on y prend a quelque chose de mystérieux.

La dernière manière de Bove, celle des derniers trois grands romans (le Piège, 1945, Départ dans la nuit, 1945, et Non-lieu, 1946) (6) accomplit une nouvelle métamorphose :

critiques

la guerre, et les situations de solitude, de danger, de menaces qu’elle crée, lui offre un fond d’intrigue puissant, net, dans un enjeu simple et fondamental : s’échapper en risquant la mort. Le conteur en lui, le Balzac, le Dickens, le Dostoïev-ski qu’il aurait voulu être, et que son propre génie frustrait car il l’amenait toujours à faire autre chose, trouve enfin sa voie : celle de Kleist ou de Kafka, auxquels ses derniers romans font penser. Un monde où chaque parole, chaque geste, semble décider d’un jugement et d’un châtiment.

Le Piège, plus de vingt ans après Mes amis, représente une réussite aussi parfaite et totalement différente, et l’on cher-cherait en vain dans la littérature française du siècle, même parmi les meilleurs, une transformation si éclatante.

1. Emmanuel Bove, Bécon-les-Bruyères suivi de le Retour de l’enfant, Gallimard, coll.

« Folio », 2017.

2. Emmanuel Bove, Mes amis, L’Arbre vengeur, 2015 ; Armand, Nota Bene, 2007.

3. Emmanuel Bove, le Remords, Ombres, 2017. Intéressante réédition de nouvelles inédites et d’interviews un peu gâchée par la maîtrise orthographique aléatoire du correcteur.

4. Emmanuel Bove, Adieu Fombonne, Le Castor astral, 2005.

5. Emmanuel Bove, Un homme qui savait, La Table ronde, 2017.

6. Emmanuel Bove, le Piège, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1991 ; Départ dans la nuit suivi de Non-lieu, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1992.

181

MAI 2018 MAI 2018

LIVR E S