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Éditorial 4 Que reste-t-il de l héritage de Mai 68?

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Sommaire

| mai 2018

Éditorial

4 | Que reste-t-il de l’héritage de Mai 68 ?

› Valérie Toranian

Dossier | Quel héritage possible pour Mai 68 ? 8 | Jean-François Kahn. « À gauche comme à droite, Mai 68 est un mythe reconstruit »

Valérie Toranian

20 | Sens et non-sens d’une commémoration

Jean-Pierre Le Goff

29 | 1958, 1968, années héroïques

François Bazin 36 | Relire Régis Debray

Didier Leschi

39 | La rencontre de Gaulle-Cohn-Bendit

Christine Clerc

Dossier | L’avenir de l’intelligence

52 | Olivier Houdé « Comment l’intelligence se développe »

Annick Steta

63 | L’impossible test. Mythes et limites du « quotient intellectuel »

Catherine Malabou 71 | Idiocratie 2.0

Laurent Gayard

77 | Jean-Michel Oughourlian « Le cerveau est une énorme machine à imiter »

Sébastien Lapaque

86 | Le syndrome du thermomètre

Pierre Cassou-Noguès Littérature

96 | Le jour où j’ai failli tuer Francisco

Jean-Luc Coatalem

103 | L’exil pour tous. Le sentiment national sous le règne d’Emmanuel Macron

Marin de Viry

108 | Charles Maurras en Mai 68

Sébastien Lapaque 116 | De la bêtise

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MAI 2018 3 Études, reportages, réflexions

122 | Le système international est entré en révolution

Jean-Yves Le Drian

130 | Le retour du fait national au Moyen-Orient

Renaud Girard

136 | Jürgen Habermas ou le principe de discussion dans l’espace public

Eryck de Rubercy

141 | La France accueille-t-elle mal les migrants ?

Didier Leschi 151 | Superman

Kyrill Nikitine

155 | Donald Trump et le protectionnisme : les dangers d’une illusion

Annick Steta

Critiques

164 | Livres – Nuages

› Michel Delon

168 | Livres – Le mouvement des décadents

› Robert Kopp

171 | Livres – La poitrine de Winckelmann

› Patrick Kéchichian

174 | Livres – Un érotomane de l’action

› Stéphane Guégan 177 | Livres – Bove

› Frédéric Verger

181 | Livres – La vérité sur Albert Speer, « l’architecte du diable »

› Olivier Cariguel

184 | Cinéma – De quelques icônes

› Richard Millet

187 | expositions – Camille Corot, la figure mise au secret

› Bertrand Raison

190 | Disques – Mille ans à Venise avec Savall

› Jean-Luc Macia

Les revues en revue Notes de lecture

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Éditorial

Que reste-t-il de

l’héritage de Mai 68 ?

Q

ue reste-t-il de l’héritage de Mai 68 dans la France de 2018 ? La perte de l’autorité et des valeurs, l’effon- drement de l’école, le culte toxique de l’enfant-roi, le consumérisme jouisseur ultralibéral, se lamentent ses détracteurs. La libéralisation des mœurs, les droits et le respect des minorités, le féminisme, l’écologie, la critique de la société de consommation, la fin des pesanteurs étouffantes de la société gaul- lienne, rétorquent ses défenseurs. À droite comme à gauche, explique Jean-François Kahn, qui couvrit «  les événements  » pour l’Express, Mai 68 est un mythe reconstruit, totalement négatif ou idéalisé, bien loin de la complexité du moment.

Nicolas Sarkozy voulait « liquider une bonne fois pour toutes » l’héritage de Mai 68. François Hollande y reconnaissait les « aspira- tions de la jeunesse ». François Mitterrand, qui n’aimait pas les gau- chistes (mais qui sut en récupérer une grande partie), aurait déclaré à Laurent Fabius à propos des acteurs de Mai 68 : « La seule chose qu’ils aient obtenue c’est de retarder mon arrivée de treize ans. (1) » Et de fait, rappelle Jean-François Kahn, la conséquence politique directe de Mai 68 est « la Chambre issue des élections de 1969 [...]

la plus conservatrice de l’histoire de la République ». La droite eut l’illusion, après la grande frayeur des émeutes et de la grève générale,

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5 d’avoir gagné la partie. Alors qu’elle avait perdu la bataille culturelle, sociétale et intellectuelle. « La spécificité française de ce grand mou- vement de fond, écrit le journaliste François Bazin, est d’avoir ébranlé un moment les structures du pouvoir politique au point qu’on a pu croire, à chaud, qu’il allait verser cul par-dessus tête. On sait désor- mais, pourvu qu’on veuille bien ouvrir tout grand les yeux, que cela n’était qu’une mise en scène. »

Pour le sociologue Jean-Pierre Le Goff, Mai 68 doit être restitué dans le mouvement de modernisation de l’après-guerre, « comme un moment de catharsis et de psychodrame dans une nouvelle étape de la modernité qui a vu se développer le peuple adolescent ».

Emmanuel Macron souhaite célébrer Mai 68 « en France et dans le monde » et en tirer des leçons « qui ne soient ni anti- ni pro- ».

Le Macron libéral et progressiste ne peut qu’applaudir les réformes sociétales qui ont modernisé une France jusque-là coincée entre de Gaulle, père tradi de la nation, et le Parti communiste représentant les aspirations des masses populaires.

Mais le Macron qui revendique l’héritage de la Ve République, la fonction présidentielle forte et le sens du sacré en politique, est tout autant l’enfant de mai 1958, lorsque Charles de Gaulle revient au pouvoir et réforme la France en crise au pas de charge. Macron jupitérien, et en même temps libéral-libertaire, rêve de réconcilier ces deux France, la progressiste et la conservatrice, dans l’énergie de sa présidence. Une double célébration qui aurait du panache ! Sauf qu’il existe une troisième France, déclassée, abandonnée par la gauche, qua- lifiée du gros mot « populiste », et dont chacun redoute qu’elle gâche la fête… La relance économique, encore timide, suffira-t-elle à calmer ses frustrations ?

Allons-nous devenir de plus en plus bêtes ? C’est l’autre question posée par ce numéro de la Revue des Deux Mondes et seuls les esprits malins y verront un lien avec l’héritage de Mai 68 dans la société française ! L’intelligence artificielle va-t-elle permettre sous peu l’avè- nement d’un monde dans lequel les cerveaux humains, de moins en moins sollicités, seraient atrophiés ? C’est l’hypothèse suggérée par des

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chercheurs de la Royal Society britannique et relatée par le profes- seur d’histoire Laurent Gayard : « nos téléphones [...] pourraient bien devenir à la longue plus intelligents que nous [...] parce que le fait de disposer constamment [...] d’une source d’information et de possibili- tés d’échanges inépuisables nous amènerait à négliger de plus en plus nos facultés imaginatives et notre aptitude au raisonnement logique ».

Les choses sont bien plus complexes, nuancent les scientifiques.

Les neurosciences, sous l’impulsion du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, investissent l’école. Non pas pour transformer une énième fois nos enfants en cobayes de méthodes d’apprentissage tragiquement inefficaces. Mais pour observer de façon scientifique et pragmatique ce qui marche et ce qui ne marche pas, ce qui aide et ce qui n’aide pas. Sans abstraction pure ni idéologie mal placée. « L’idée selon laquelle les neurosciences de l’éducation travaille- raient sur des cerveaux hors contexte, “en bocaux sur des étagères”, est une pure fiction », explique Olivier Houdé, directeur du laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant à la Sor- bonne. « Un vrai projet humain et pédagogique se développe autour de nos recherches dans les écoles partenaires. Les enseignants com- prennent que nous soulevons ensemble des questions philo sophiques et épistémologiques : les connaissances sont-elles innées ou acquises ? en quoi le fonctionnement du cerveau dépend-il du contexte social ? comment peut-il s’en abstraire ? etc. Nous touchons aussi bien aux apprentissages scolaires fondamentaux qu’à des questions d’actualité comme l’exposition aux écrans ou le terrorisme. »

Mais oui ou non notre quotient intellectuel est-il en train de bais- ser ? Selon la philosophe Catherine Malabou, le QI, qui fut parfois mis au service de théories douteuses, reste un leurre plutôt qu’un indi- cateur fiable : « On peut [lui] faire dire un peu ce que l’on veut. »

Les pessimistes y voient la preuve que tout fout le camp. Les opti- mistes que les temps changent et qu’il faut s’adapter.

Un peu comme avec Mai 68.

Valérie Toranian

1. Jacques Attali, Verbatim, tome I, 1981-1986, Fayard, 1993.

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dossier

QUEL HÉRITAGE

POSSIBLE POUR MAI 68 ?

8 | Jean-François Kahn.

« À gauche comme à droite, Mai 68 est un mythe reconstruit »

› Valérie Toranian

20 | Sens et non-sens d’une commémoration

› Jean-Pierre Le Goff

29 | 1958, 1968, années héroïques

› François Bazin

36 | Relire Régis Debray

› Didier Leschi

39 | La rencontre de Gaulle- Cohn-Bendit

› Christine Clerc

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Jean-François Kahn

« À GAUCHE COMME À DROITE, MAI 68

EST UN MYTHE RECONSTRUIT »

› Entretien réalisé par Valérie Toranian

Jean-François Kahn s’est attaqué à l’écriture d’une contre-encyclopédie et publie en octobre prochain chez Tallandier M la maudite, la lettre qui permet de tout dire. Mai 68 y est à l’honneur ainsi que mai 1958. L’auteur, qui couvrit « les événements » de Mai 68 pour l’Express, revient pour la Revue des Deux Mondes sur les coulisses et les enjeux de ce moment de l’histoire française. Chaque camp, nous explique l’essayiste, a construit sa mythologie de 68, totalement négative ou totalement idéalisée. Aucune, bien sûr, n’en restitue la complexité.

«

Revue des Deux Mondes – Vous avez couvert les évé- nements de Mai 68 pour l’Express. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Jean-François Kahn Je les ai couverts sauf pendant cinq jours, où j’étais à Prague. Les manifestants du printemps de Prague brûlaient les drapeaux rouges et déchiraient des portraits de Marx, et ils voyaient les étudiants parisiens brandir des drapeaux rouges et des portraits de Marx. Ils étaient estomaqués ! Les manifestants parisiens disaient :

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quel héritage possible pour mai 68 ?

« C’est une révolution comme nous », alors que c’était le contraire ; et en même temps, oui, il y avait quelque chose de commun : une jeu- nesse rebelle, une énergie, un rejet du système et du régime en place.

Quand j’écrivais le chapitre sur Mai 68 pour mon livre, je me suis dit que j’allais le donner à un journal. Mais je ne pouvais pas le donner à un journal de droite, à cause du discours de la droite sur Mai 68 – la cause de tous nos malheurs, de toutes nos dérives, de tout ce qui ne va pas aujourd’hui. Ni à un journal de gauche car celle-

ci cultive une vision idéalisée et reconstruite de l’événement ! Chaque camp a construit sa mythologie, l’une totalement négative, l’autre

totalement divine. Or aucune ne correspond à la complexité de Mai 68.

D’ailleurs, il n’y a pas « un » Mai 68, comme il n’y a pas « une » révolution française, contrairement à ce qu’affirme Clemenceau : 1789 est une révo- lution libérale et 1793 une révolution en partie totalitaire.

1968 est d’abord un mouvement mondial : au Mexique, au Japon, en Californie, en Allemagne, un mouvement étudiant conteste l’univer- sité, la rigidité des mœurs, la sélection… et la guerre du Viêt Nam, dont la dénonciation a joué un rôle mobilisateur cette année-là. Le mouve- ment du 22 mars à Paris est d’abord un mouvement contre la guerre du Viêt Nam, qui demande « la libération des camarades » arrêtés lors des rassemblements et qui revendique aussi l’accès, pour les garçons, au dor- toir des filles. La fermeture de Nanterre puis celle de la Sorbonne pour cause de troubles, décisions absurdes, ont débouché sur les manifesta- tions dans le Quartier latin rassemblant environ six mille personnes. Il y avait peu d’étudiants à l’époque, cela représentait donc beaucoup !

Revue des Deux Mondes – Qu’est-ce qui vous a frappé dans ces manifestations ?

Jean-François Kahn J’avais couvert beaucoup de manifestations, notamment celle de Charonne en 1962, et celle des Algériens en 1961 : d’habitude la police chargeait, et les manifestants fuyaient. Mais là, pour la première fois, les manifestants ont osé charger la police, qui

Jean-François Kahn est journaliste et écrivain. Dernier ouvrage publié : Réflexion sur mon échec. Entretiens avec Françoise Siri (L’Aube, 2016).

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a reculé. J’ai été très frappé par cette détermination. Autre fait mar- quant : jusqu’alors toute contestation sociale était menée par le Parti communiste ; or ici, il n’y était pour rien ! Et ceux qui contribuaient à animer cette effervescence étaient des « non-êtres » que les grands médias ignoraient.

Enfin, très vite, la radio, notamment Europe 1, a joué un rôle important pour populariser le mouvement, alors que la presse clas- sique, les journaux, la direction de l’Express y compris, n’arrivaient pas à saisir l’événement. Lors de la manifestation rue Gay-Lussac, la radio commentait en direct ; elle rendait compte aussi de la sympathie dont jouissaient les étudiants, qui étaient applaudis depuis les fenêtres.

C’est le premier moment de Mai 68, celui de la contestation estu- diantine, celui que personne n’avait vu venir, ni le pouvoir, ni les médias, ni les intellectuels. Quand les étudiants ont commencé à mon- ter des barricades le 10 mai, la police n’est pas intervenue alors qu’elle aurait pu stopper sans mal le processus. À une heure du matin, consi- dérant que l’émeute avait pris un tour insurrectionnel, elle a chargé.

Il y eut plusieurs centaines de blessés plutôt légers. J’ai moi-même eu le pied ouvert par une grenade et quand je suis sorti de l’hôpital pour dicter mon article, on m’a dit que le journal avait déjà bouclé !

Le symbole des barricades prises d’assaut par les forces de l’ordre renvoyait à tout l’imaginaire révolutionnaire du XIXe siècle : 1848, la Commune, la répression, le mur des Fédérés… Ce fut un détonateur.

Vient ensuite le deuxième moment des événements de mai : un mouvement ouvrier, social, d’occupation d’usines. Les syndicats sont entrés dans la bataille après la manifestation du 10 mai pour protester

« contre la répression ». Daniel Cohn-Bendit, lors de la manifestation du 13 mai, est aux côtés de la CGT et des communistes, qu’il avait traités de « crapules staliniennes » ! Certaines usines étaient déjà en grève (les chantiers navals de Saint-Nazaire), d’autres rejoignent le mouvement, cela fait boule de neige et c’est la grève générale, telle qu’on ne l’avait pas connue depuis 1936. C’est un échec total pour de Gaulle, la droite doit négocier avec les syndicats. Cela débouche sur les accords de Grenelle, une avancée sociale inespérée avec l’augmen- tation du Smic de 35 %, la création des comités d’entreprise…

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« à gauche comme à droite, mai 68 est un mythe reconstruit »

Le patron de la CGT, Georges Séguy, croyant tenir ses troupes, fait voter à Renault Billancourt les accords de Grenelle, persuadé que la base va les accepter. Mais les radicaux, trotskistes en particulier, arrivent à faire voter contre. Séguy, au lieu de tenir, recule : la radi- calité gauchiste prend le dessus. On entre alors dans une phase plus anarchisante, plus violente, avec un pays toujours paralysé mais sans objectif clair : c’est le troisième moment de mai, celui qui va aboutir au retournement de l’opinion.

Revue des Deux Mondes – La surenchère gauchiste va se retourner contre le mouvement…

Jean-François Kahn Ils n’en sont pas conscients mais les gauchistes sont toujours le meilleur allié de l’ordre établi. Dans toute l’histoire, le gauchisme fait le jeu de la pire réaction. Les gauchistes offrent la victoire à la droite, alors qu’elle avait perdu. Ils ont toujours fait ça : en mars 1848, la gauche républicaine avait gagné ; l’extrême gauche lance en juin 1848 une nouvelle révolution impensable et cela permet à la droite de revenir. C’est une loi de l’histoire. Je l’ai observé en Amé- rique latine, où c’est l’extrême gauche qui a permis à des militaires d’arriver au pouvoir. La surenchère gauchiste fait toujours le jeu de la droite. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend rien au cours de l’histoire et en particulier à ce moment de Mai 68.

Revue des Deux Mondes – Comment le pouvoir se comporte-t-il ? Jean-François Kahn Christian Fouchet, alors ministre de l’Inté- rieur, m’a affirmé que de Gaulle avait été très clair : « Si nécessaire, il faudra tirer dans le tas. » Sa conception du pouvoir, c’est l’ordre, il faut tenir. On ne cède pas à la foule, quitte ensuite à prendre en compte ses revendications. De Gaulle savait être implacable. Il a approuvé et justifié Mers el-Kébir en juillet 1940 quand les Anglais ont coulé la flotte française pour qu’elle ne tombe pas aux mains des Allemands.

Même si cet épisode l’a fait beaucoup souffrir, sur le moment il n’a

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pas hésité. En mai 1968, Fouchet s’est opposé à de Gaulle et a refusé qu’on tire sur la foule. Tout comme Georges Pompidou, qui a mis sa démission dans la balance. Maurice Grimaud, le préfet, a joué un grand rôle modérateur, il ne voulait pas provoquer un drame et d’ail- leurs il n’y a eu aucun mort alors qu’on assistait parfois à de vraies émeutes. Rappelons-nous Charonne, manifestation pacifique en 1962, 9 morts ; les Algériens contre le couvre-feu en 1961, manifes- tation pacifique, 80 morts. S’il y avait eu des morts dans le Quartier latin, comment la situation aurait-elle évolué ? Peut-être en vraie révo- lution comme en 1848…

Revue des Deux Mondes – Le général de Gaulle semble dépassé par les événements…

Jean-François Kahn Oui, il disparaît le 29 mai pour aller voir le général Massu en Allemagne et envisager avec lui la reprise du pou- voir par l’armée. D’après des témoignages, notamment de Massu, de Gaulle était effondré, et c’est Massu qui lui aurait remonté le moral ; il lui déconseilla de faire intervenir l’armée car la population était en train de se retourner : la droite, Charles Pasqua en tête, se réorganisait, des comités de défense de la République furent créés.

Ce qui était vécu comme un grand mouvement social légitime était maintenant ressenti comme une « chienlit », un foutoir sans lea- der. C’est pour cette raison que François Mitterrand avait souhaité à une prise de pouvoir par Pierre Mendès France. De Gaulle, de retour à Paris, a appelé dans un discours solennel à la radio (comme lorsqu’il parlait depuis Londres) à un grand rassemblement sur les Champs-Élysées et a annoncé de nouvelles élections. La manifes- tation a réuni un million de personnes. Autant le pouvoir n’avait rien compris au mouvement étudiant, autant les acteurs de Mai 68 furent estomaqués quand ils découvrirent l’ampleur de la manifes- tation gaullienne. Ils n’avaient pas pris la dimension de ce qui se passait, du retournement. Pour schématiser, les jeunes avaient béné- ficié de l’indulgence de l’opinion dans les premiers temps du mou-

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« à gauche comme à droite, mai 68 est un mythe reconstruit »

vement ; mais la radicalisation gauchiste après le rejet des accords de Grenelle précipitait leurs parents du côté de l’ordre et du pouvoir contre la « chienlit ».

Revue des Deux Mondes – Quel était l’état de la France en 1968 ? Jean-François Kahn C’est le grand paradoxe. La France allait bien ! En 1968, il n’y avait pas de déficit public, pas de dette, nous étions dans le plein-emploi, les salaires augmentaient régulièrement et la France jouait un rôle international extraordinaire. J’étais présent à Phnom- Penh en 1966 lors du discours de De Gaulle qui osait défier la puissance américaine. Nous avions l’impression d’être le centre du monde ! Mais il y avait en effet une rigidité sociale et sociétale, une chape de plomb qui pesait sur les expressions et sur les mœurs. La revendication des garçons d’aller dans le dortoir des filles a fait ricaner la droite comme les com- munistes : or cela disait quelque chose de profond. La structure univer- sitaire était inadaptée à la montée en masse du nombre d’étudiants ainsi qu’à l’évolution du monde lycéen et estudiantin.

La France allait bien mais les révolutions n’ont jamais lieu quand la situation économique est la plus mauvaise, mais plutôt quand elle s’améliore. Quand la France est au plus bas, par exemple à la fin du règne de Louis XIV, il n’y a aucune tentative révolutionnaire.

Revue des Deux Mondes – Pour vous, s’agissait-il d’une révolution ? Jean-François Kahn Je n’ai jamais pensé que c’était une révolution, mais la majorité des Français, y compris au sein des institutions, l’a vécu comme telle. Les grandes révolutions renversent le régime et les petites révolutions renversent le pouvoir. Là on n’a renversé ni l’un ni l’autre. Ce sont les mêmes qui sont au pouvoir après, avec beaucoup plus de pou- voir et plus de députés au Parlement car la Chambre issue des élections de 1969 est la plus conservatrice de toute l’histoire de la République.

Mais la société est profondément ébranlée. Le rapport entre les parents et les enfants, entre les salariés et les « petits chefs » dans l’entreprise,

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la mise en cause du mandarinat, le féminisme, les mœurs… c’est une formidable mutation sociologique et sociétale. Mais on ne peut pas dire que ce soit une révolution. Qu’est-ce qui a été renversé ? Pendant très longtemps, cela a donné la droite au pouvoir. Puis le passage du gaul- lisme au giscardisme. La conséquence, qui arrive bien après, est la vic- toire de François Mitterrand en 1981. Mais l’alternance n’est pas une révolution.

Revue des Deux Mondes – Vous dites que Mai 68 est une triple illu- sion. Pourquoi ?

Jean-François Kahn Première illusion : les soixante-huitards (terme qui regroupe un nombre considérable de gens qui n’ont rien à voir les uns avec les autres) ont cru que la révolution renverserait le régime.

Deuxième illusion : la gauche a cru qu’elle allait accéder au pouvoir.

Troisième illusion : la droite a considéré qu’elle avait totalement rega- gné la partie sans comprendre qu’en réalité c’était le début d’une ère de changement radical, qui aboutirait à l’élection de Mitterrand en 1981.

De Gaulle, qui n’avait rien compris avant, a tout compris après. Fort de sa victoire il aurait pu mener une politique très conservatrice, comme ce fut le cas après juin 1848 ou après la Commune. Il disposait de la Chambre la plus à droite depuis la Restauration. Or, une fois l’ordre rétabli, il a pris en compte la nécessité du changement et a enclenché des réformes, par exemple celle de l’université d’Edgar Faure… La droite dure croyait que sa ligne allait triompher, mais de Gaulle l’a déçue. Par la suite, elle l’a lâché et a préféré Pompidou… et surtout Giscard au réformateur social Jacques Chaban-Delmas.

Revue des Deux Mondes – Quelle était la pensée dominante des élites en 1968 ? Y avait-il un pressentiment de ce qui allait se passer ? Jean-François Kahn Six mois avant Mai 68, la pensée intellectuelle dominante était le réformisme le plus plat, c’était le Cercle Jean Moulin, Georges Suffert ; Michel Crozier et Jean Fourastié étaient des boussoles :

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« à gauche comme à droite, mai 68 est un mythe reconstruit »

un réformisme à la droite de la social-démocratie. À gauche, les thèses de Herbert Marcuse commençaient à être très en vogue et étaient reprises par une école de sociologues, notamment Alain Touraine (qui ensuite évoluera). Selon Marcuse, nous avons vécu sur l’illusion que la classe ouvrière constituait le principal facteur de tout chambardement alors qu’elle est intégrée et embourgeoisée ; le changement viendra des étudiants, des intellectuels, des femmes, des minorités sexuelles… C’est d’ailleurs une idée que l’on va retrouver très fortement après Mai 68.

En même temps, c’est contradictoire car les étudiants voulaient que les ouvriers entrent dans le mouvement et c’est parce qu’ils l’ont fait qu’ils ont eu l’impression que c’était une révolution !

Les intellectuels, en particulier de gauche, n’ont pas du tout anti- cipé Mai 68. Pire, au lieu d’agir comme des consciences qui pensent le mouvement, le balisent, le responsabilisent, la plupart d’entre eux ont « pété les plombs ». Ils n’ont pas joué leur rôle de mentor. Les uni- versitaires étaient bousculés par les jeunes, donc ils se lançaient dans la surenchère de crainte d’être dépassés. On basculait dans un lyrisme délirant. On courait après les jeunes. N’importe quelle connerie juvé- nile pouvait être portée aux nues. C’était terrible !

N’oublions pas qu’un peu après, Serge July et Alain Geismar, au sein de la Gauche prolétarienne, considéraient que la France était un pays fasciste, que la bourgeoisie était une force d’occupation similaire aux nazis et qu’il fallait préparer des maquis dans le Massif central…

Revue des Deux Mondes – Que sont devenus les soixante-huitards ? Jean-François Kahn Il y en a qui le sont restés, d’autres qui le sont devenus en cultivant le mythe ! Il y a toute une fraction trots- kiste qui s’est portée vers la social-démocratie et qui en constitue l’aile droite. Je pense à Henri Weber, par exemple, ou à Julien Dray et à Jean- Christophe Cambadélis. Il y a une autre tendance représentée par Daniel Cohn-Bendit et Romain Goupil qui s’est convertie à une sorte de social-libéralisme, et qui est restée fidèle à la ligne libérale- libertaire. Elle s’est reconnue en Macron. D’autres soixante-huitards

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sont devenus des capitalistes purs et durs. « Il est interdit d’interdire » est la définition même de l’ultralibéralisme. Quand je dirigeais les Nouvelles littéraires, on faisait réagir aux événements des personnali- tés représentant les différentes tendances de l’opinion : Denis Kessler incarnait l’idéologie à la gauche du Parti communiste ; il est ensuite devenu numéro deux du Medef et le représentant de son aile la plus droitière ! Toute une génération dont les enfants dominent l’université aujourd’hui est restée profondément nostalgique de Mai 68. On ne peut plus ignorer cette gauche radicale alors qu’avant Mai 68 elle était quasi inexistante.

Il faut cependant le souligner : d’une façon plus générale, dans tous les domaines, dans les lycées, dans les universités, dans le monde pro- fessionnel, culturel, dans les médias et la publicité, après Mai 68 la créativité est à l’ordre du jour, et elle est portée par les ex-soixante- huitards. Pas les plus radicaux, mais ceux qui ont participé au mou- vement. La droite a totalement perdu le contrôle des élites. Le « gau- chisme culturel » a triomphé.

Enfin, il y a l’évolution des maoïstes qui sont devenus des néo- conservateurs, des « bushistes ». Parmi les signataires d’une pétition soutenant Washington et la guerre en Irak en 2003 on trouve André Glucksmann, Bernard Kouchner, Romain Goupil, Pascal Bruckner...

que des soixante-huitards purs et durs !

Revue des Deux Mondes – Dire que Mai 68, par son libéralisme jouis- seur, n’aura servi qu’à être l’instrument du capitalisme, n’est-ce pas réducteur ?

Jean-François Kahn Si. Ce moment est aussi porteur d’une nou- velle vision de la société qu’on va retrouver dans la rénovation de la gauche. Le féminisme et l’écologisme sont issus de 1968. Il y avait un aspect extraordinaire dans le premier moment des événements : les gens se parlaient, se respectaient, il y avait de la joie, de la jubilation, une communauté, une transcendance idéologique, de classes ; on inventait, on imaginait ensemble. Il ne faut pas nier ou oublier cet esprit.

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« à gauche comme à droite, mai 68 est un mythe reconstruit »

Revue des Deux Mondes – L’autre grande critique est la perte de l’autorité des parents, des enseignants, et l’avènement, que beau- coup regretteront par la suite, de l’enfant-roi, l’enfant au centre de l’institution...

Jean-François Kahn C’est un argument valable, mais c’est une loi de l’histoire. Y a-t-il un seul mouvement, aussi positif soit-il, qui n’a pas eu son versant exagéré et négatif ? Pas de libéralisme sans néolibé- ralisme, et le néolibéralisme est l’antithèse du libéralisme.

Revue des Deux Mondes – Après Mai 68 la société française change en profondeur. Avec une succession de réformes sociétales, notam- ment sous le septennat de Giscard. Mais cette évolution n’aurait-elle pas eu lieu de toute façon ?

Jean-François Kahn Oui. Et même sans 1789 nous ne serions plus sous une monarchie absolue ! S’il y a un mouvement inéluctable de l’histoire, il y a toujours un événement qui polarise et permet au mou- vement de s’accélérer. C’est le cas de Mai 68.

Revue des deux mondes – C’est le moment où débute le décrochage profond entre la gauche et les classes populaires…

Jean-François Kahn La classe ouvrière avait largement participé à Mai 68, mais en même temps elle était restée sur son quant-à-soi.

Quand les soixante-huitards arrivaient devant les usines pour tenter de provoquer une convergence, les ouvriers fermaient les portes. Ils pen- saient que le mouvement étudiant était « un truc de petit- bourgeois ».

Georges Marchais avait dit : « Les petits-bourgeois vont faire la révolu- tion et ensuite reprendront l’usine de papa. » Ce n’était pas totalement faux ! Après Mai 68, la nouvelle dynamique de la gauche est portée par les intellectuels, les enseignants, les minorités sexuelles et une fraction des élites… Avec une conséquence négative : une partie de la popu- lation salariée, ouvrière, décroche, ne comprend plus, trouve qu’on

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va trop loin. La gauche, au lieu d’essayer de comprendre le phéno- mène, le rejette : « Vous êtes des réac. » D’où cette expression inouïe de « populisme ». Dans « populisme », il y a « peuple », ce qui veut dire que le peuple devient un concept négatif. Peu à peu se développe l’idée que le progrès est porté par les nouvelles couches de la société, et que les couches anciennes, les salariés, le peuple, sont des retarda- taires, un peu ringards et, d’une certaine manière, sales. On n’aurait jamais pu penser que, pour diaboliser l’adversaire, on utilise un mot qui contient la racine « peuple ». C’est significatif. Résultat : on a livré l’électorat populaire au Front national.

Revue des Deux Mondes – La nostalgie du général de Gaulle et de mai 1958 n’est-elle pas à la droite ce que la nostalgie de Mai 68 est à la gauche ?

Jean-François Kahn Mai 68 est un mythe totalement reconstruit.

C’est, pour la droite, l’origine de tous nos maux, et pour beaucoup à gauche une vision magnifiée, sublimée, d’un événement bien plus complexe. Mai 1958, c’est tout à fait différent. Au départ c’est un putsch militaire provoqué par des fascistes et des pétainistes. D’une certaine manière, le devoir d’un républicain était de s’y opposer. Cela a bien tourné parce que de Gaulle a pris le pouvoir, écrasé les fascistes, les militaires putschistes et même la droite gaulliste. Les manifestants criaient « le fascisme ne passera pas » en désignant de Gaulle. Or le fascisme n’est pas passé grâce à de Gaulle. Mais ce n’était pas écrit !

Revue des Deux Mondes – Qui sont les produits de Mai 68 dans la classe politique ?

Jean-François Kahn Il y a trois produits de Mai 68. Paradoxale- ment, François Mitterrand, qui a toujours détesté ce que représentait Mai 68, a rénové le Parti socialiste grâce aux militants qui en sont issus. Il a pris le pouvoir grâce à ce sang neuf. Le deuxième héritier de Mai 68 et du slogan « Jouir sans entrave » est Nicolas Sarkozy : il

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« à gauche comme à droite, mai 68 est un mythe reconstruit »

attaque violemment Mai 68 mais aussitôt que quelqu’un est soixante- huitard, ça le fascine et il veut en faire un ministre ! Le troisième héri- tier de 68 est Emmanuel Macron par son côté libéral-libertaire.

Revue des Deux Mondes – Emmanuel Macron n’est-il pas aussi un peu l’héritier, avec sa présidence jupitérienne, de l’esprit de la Ve Répu- blique et de De Gaulle ?

Jean-François Kahn Il est les deux. En vérité, il est la synthèse de mai 1958 et de Mai 68, de l’aspect jupitérien du gaullisme (c’est- à-dire de l’institution solide, la volonté de réformer, y compris par ordonnance) et du côté libéral-libertaire de Mai 68. Mais sans l’aspect gauche sociale, qui n’est définitivement pas son registre.

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SENS ET

NON-SENS D’UNE COMMÉMORATION

Jean-Pierre Le Goff

A

près avoir laissé entendre qu’une commémoration de Mai 68 était possible, le chef de l’État a pru- demment laissé de côté cette éventualité. Cette commémoration officielle n’allait pas de soi : com- ment l’État pourrait-il commémorer un événe- ment à multiples facettes marqué par une remise en cause de l’autorité, des hiérarchies, des institutions et de l’État ? Depuis un demi-siècle, l’appréciation de l’événement et de son héritage continue de diviser les Français ; la société oscille entre fascination et rejet. D’un côté, les

« héritiers impossibles » de Mai 68 continuent de célébrer l’événement comme une sorte de mythe fondateur d’une société débarrassée des préjugés du passé. De l’autre, les « revanchards » pour qui Mai 68 est responsable de tous nos maux. Entre les deux, des jeunes qui consi- dèrent qu’il appartient à une sorte de préhistoire qui ne fait plus sens à l’heure du chômage, de la mondialisation, d’Internet et des réseaux sociaux. Dans ces conditions, quel sens pourrait-il y avoir à commé- morer un tel événement ?

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quel héritage possible pour mai 68 ?

Brouillage et anachronisme

À vrai dire, la question mérite d’être posée autrement : cinquante ans après, peut-on encore comprendre les conditions qui ont rendu possible l’événement et sa force d’interpellation de l’époque ? Cette question est d’autant plus délicate que, depuis un demi-siècle, Mai 68 a donné lieu à de multiples interprétations et à de nombreux courants qui se sont réclamés de son héritage. Les écrits et les références emblé- matiques se sont accumulés, formant autant de strates qui brouillent l’événement et versent dans l’anachronisme.

Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui évoquent ainsi spontané- ment le féminisme et l’écologie à propos de Mai 68. Ces mouvements se constituent bien dans sa mouvance mais leur rapport à l’événement n’est pas de pure continuité. Les féministes qui seront à l’origine de la création du Mouvement de libération des femmes (MLF) en 1970 récusent cette filiation trop simple : en 1968, le milieu étudiant et intellectuel était loin d’être féministe ; la plupart des femmes étaient maintenues dans des rôles subalternes et

les féministes très minoritaires. Le MLF a introduit la dissidence féminine au sein de la mouvance d’extrême gauche révolu- tionnaire et du courant de la « libération du désir ». Il a fait valoir l’irréductibilité de

l’oppression des femmes et de la sexualité féminine. Il en ira de même pour le Front homosexuel d’action révolutionnaire qui revendiquait alors une sexualité qui subvertit les normes dominantes. Ces groupes minoritaires, radicaux et provocateurs, considéraient le mariage et la famille comme des figures centrales de l’oppression et de l’aliénation.

Quant à l’écologie, elle ne constitue pas la préoccupation centrale d’un mouvement marqué par la dynamique des « trente glorieuses » et des références emblématiques au marxisme et à la lutte de classes.

Lors des nuits les plus violentes à Paris (le 24 mai et le 10 juin), des groupes abattent les arbres dans le Quartier latin pour construire des barricades. La mouvance écologique qui se développe dans l’après- Mai rompt avec le messianisme révolutionnaire de l’extrême gauche.

Jean-Pierre Le Goff est sociologue. Il préside le club Politique autrement.

Dernier ouvrage publié : la France d’hier. Récit d’un monde adolescent.

Des années 1950 à Mai 68 (Stock, 2018).

› www.politique-autrement.org

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quel héritage possible pour mai 68 ?

La candidature de René Dumont à l’élection présidentielle en 1974 marque l’entrée de l’écologie sur la scène politique avec une vision très noire du présent et de l’avenir de l’humanité. Face à la catastrophe, l’humanité ne semble avoir d’autre choix que l’« utopie ou la mort » (1). On est loin de l’insouciance et de la dynamique de Mai 68. L’his- toire semble désormais marcher à l’envers.

La fin des « trente glorieuses », la crise du pétrole et les rapports du Club de Rome ont ouvert une nouvelle période. La publication de l’Archipel du goulag, la fin des illusions sur le totalitarisme maoïste, les boat-people vietnamiens, le génocide cambodgien… sont autant d’éléments qui mettent en question non seulement le communisme mais aussi les engagements de l’intelligentsia de gauche et toute une vision de l’histoire en marche vers son accomplissement. La morale, la référence emblématique aux droits de l’homme et l’action humani- taire non seulement s’affirment alors comme une alternative aux erre- ments révolutionnaires mais tendent à se substituer au volontarisme et à l’action politique, ces derniers étant soupçonnés d’emblée d’être idéologiques, mensongers et potentiellement totalitaires. Du « tout est possible » et « tout est politique », on est passé à une vision minima- liste, à une « politique de l’ambulance » et du moindre mal. Dans la seconde moitié des années soixante-dix, les « nouveaux philosophes » vont en faire leur cheval de bataille (2). Mai 68 est déjà loin.

Héritiers impossibles et gardiens du temple

L’anachronisme peut encore être poussé plus loin quand on relit Mai 68 à la lumière des années quatre-vingt au moment du mitterran- disme, avec en référence le mouvement lycéen et étudiant de 1986 contre la loi Devaquet et SOS Racisme. Des militants étudiants et des journalistes de gauche veulent alors reprendre le flambeau en s’affir- mant comme les héritiers authentiques d’un mouvement qui serait débarrassé des idéologies (3). Ils se veulent les représentants d’une

« génération morale » où les Restaurants du cœur, les concerts de rock pour l’Éthiopie et les causes humanitaires tiennent lieu de nouvelles

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figures de l’engagement. Le tout se déroule sous l’œil bienveillant et le soutien de « Tonton » (Mitterrand) et d’une gauche au pouvoir qui espère en tirer profit. La référence à des valeurs générales et géné- reuses (égalité, fraternité, démocratie, droits de l’homme…) alliée à la dénonciation de tout ce qui de près ou de loin est censé incarner le « retour de la droite » et de l’extrême droite (les deux étant mis dans le même panier) devient le leitmotiv d’une gauche « morale » et mondaine qui tient désormais le haut du pavé dans nombre de grands médias. C’est précisément dans cette nouvelle situation qu’un « anti- racisme de deuxième génération » différentialiste et communautariste va se développer en se voulant l’héritier authentique de Mai 68 (4). L’idée de rupture radicale ne prend plus la forme révolutionnaire du gauchisme néobolchevique, mais se réinvestit dans l’idée d’un change- ment des mentalités passant par les moyens de la culture, de la com- munication, de l’éducation et de la pédagogie moderniste en direction des nouvelles générations.

Sur fond de crise de sa doctrine et de changement de sa poli- tique économique, la gauche au pouvoir va institutionnaliser ce que j’ai appelé le « gauchisme culturel », lui fournissant ainsi les moyens de son hégémonie. Celui-ci secondarise la question sociale au pro- fit des questions culturelles, des identités et des mœurs, faisant de ces dernières les marqueurs identitaires d’une gauche en morceaux qui se coupe de plus en plus des couches populaires. Un nouveau conformisme se réclamant paradoxalement de l’anticonformisme de Mai 68 va se répandre dans l’ensemble de la société. La valorisation de la parole de « ceux d’en bas », la suspicion systématique à l’égard des pouvoirs et des institutions, la vision noire et pénitentielle de notre propre histoire… vont continuer de cheminer sous des formes plus douces au sein de la société. Les nouvelles générations ont baigné dans cet « héritage impossible » devenu un nouvel « air du temps ».

Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, c’est une belle histoire écrite par les vainqueurs et racontée aux enfants qui va se répandre : malgré les apparences, Mai 68 n’aurait été en fin de compte qu’un mouvement ayant démocratisé et modernisé la société, même si au départ le sens donné (la révolution) n’était pas le bon (5). Du même

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quel héritage possible pour mai 68 ?

coup, on oublie la part de nihilisme dont fut porteur ce mouvement.

Combiné avec le développement du chômage de masse, cet « héritage impossible » de Mai 68 a produit des fractures sociales et culturelles qui sont l’une des sources du malaise des démocraties. Aujourd’hui, nous assistons à la fin de ce cycle historique avec des retours réactifs et revanchards qui peuvent laisser supposer que c’était nécessairement mieux avant et qu’il serait possible de revenir en arrière comme à un supposé « bon vieux temps ».

Restent les « soixante-huitards de la vingt-cinquième heure » qui font de Mai 68 un mythe et sacralisent d’autant plus l’événement qu’ils ne l’ont pas vécu. Ils s’érigent en gardiens du temple et en nouveaux inquisiteurs dénonçant les tièdes et les renégats, espérant toujours le retour d’un Mai 68 revisité à l’aune des réseaux sociaux et de « Nuit debout ». Ils constituent un milieu de plus en plus restreint, coupé de la société mais qui survit dans le microcosme universitaire des sciences humaines, bénéficie de relais dans certains médias où le gauchisme culturel continue de régner. Cette situation peut-elle encore durer bien longtemps ? Entre les revanchards et les apologétistes, entre la vision noire et la vision angélique de Mai 68, est-il encore possible de comprendre la signification sociale historique de l’événement ?

Mythologie révolutionnaire et autogestionnaire

Dès l’origine, les principaux acteurs du mouvement ont interprété chacun à sa manière la signification de l’événement en y projetant ses propres conceptions. Mythologie révolutionnaire et utopie auto- gestionnaire constituent alors des références-clés. Les groupuscules néobolcheviques interprètent Mai 68 comme une sorte de « répéti- tion générale » amenant à terme une révolution sur le modèle léniniste de 1917 ; pour les étudiants maoïstes après Mai 68, la France s’ache- mine vers une « guerre civile », la classe ouvrière et les paysans étant à l’avant-garde des luttes populaires. En dehors de ces schémas ouvrié- ristes, Daniel Cohn-Bendit appelle à développer les luttes sur tous les fronts, en n’oubliant pas celui des mœurs, en dehors des organisations

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d’extrême gauche. Pour lui, « personne ne peut représenter personne », la révolution est inséparable du plaisir que chacun y trouve et il faut en finir avec les idées de hiérarchie, de sacrifice et de dévouement (6).

Au sein de l’intelligentsia de gauche critique du Parti commu- niste, conseillistes et chrétiens de gauche considèrent Mai 68 comme une nouvelle révolution antibureaucratique et antistalinienne, la concrétisation de l’utopie autogestionnaire sous ses différentes ver- sions. Pour Cornelius Castoriadis, le mouvement étudiant a révélé la « contradiction fondamentale de la société capitaliste bureaucra- tique », à savoir le « conflit entre dirigeants et exécutants » (7). Il en appelle à la constitution d’un nouveau mouvement révolutionnaire ayant pour perspective l’élimination de la « division dirigeants-exé- cutants en tant que couches sociale » au profit d’une démocratie directe et d’une autogestion généralisée. Pour Claude Lefort, les actions menées par les étudiants ont une portée révolutionnaire par la « contestation qu’elle implique des rapports sociaux spécifiques de la société bourgeoise » (8). Il y voit la possibilité de groupes et d’ac- tions d’un nouveau genre dans les années à venir qui, débarrassés de l’« illusion d’une bonne société », « gagneraient le goût du possible sans perdre le sens du réel » (9).

La revue Esprit n’est pas en reste. Elle salue avec enthousiasme l’« insurrection de la jeunesse » contre l’autoritarisme gaulliste, la bureaucratie, la société technocratique, une « gestion coupée des valeurs » (10)…. Mai 68 est vécu comme une divine surprise qui amorce une révolution culturelle et civilisationnelle contre le produc- tivisme et la société de consommation. « L’utopie prend désormais le relais des philosophies de l’histoire » et Esprit entend bien lui « trou- ver des formules adaptées à notre niveau technique et à nos besoins réels ». L’« autogestion » devient le levier d’une transformation devant amener à terme le remplacement du pouvoir capitaliste par un « socia- lisme d’hommes libres » (11).

Cette perspective est proche de celle de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), qui considère que Mai 68 a fait apparaître chez les travailleurs comme chez les étudiants de nouvelles formes d’action et de politisation qui confirment la pertinence de la

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perspective autogestionnaire. Les structures de pouvoir, les hiérarchies doivent être repensées dans une optique de gestion des entreprises par les travailleurs mais aussi de l’économie tout entière et de la cité par le peuple (12).

« Peuple adolescent » et « révolution introuvable »

Au sein des multiples interprétations qui se développent à l’époque, celles d’Edgar Morin et de Raymond Aron me paraissent sortir des schémas préconçus. Leurs auteurs s’opposent sur l’analyse et l’appréciation du mouvement. Mais bien qu’étant situés dans des camps opposés, ils me semblent avoir mis en lumière, chacun à sa manière, des aspects nouveaux et problématiques de l’événement qui contrastent avec les idéologies et le maelström de l’époque.

Dans la prolongation de ses écrits des années soixante qui soulignent l’importance de l’adolescence et de ses nouveaux comportements, Edgar Morin voit dans Mai 68 l’irruption d’une nouvelle classe d’âge qui s’af- firme comme un nouvel acteur social et politique. La « Commune étu- diante » à travers ses manifestations et ses slogans en porte les marques.

On y trouve une « dimension de jeu permanente », de « jeu-kermesse » mêlé à un « extrême sérieux » qui peut verser dans la tragédie ; Mai 68 est la « grande fête de la solidarité juvénile » le « grand jeu syncrétique de la révolution » : « On doit ici se demander, en toute orthodoxie marxiste, écrit-il, si, croyant faire la révolution prolétarienne de Marx et de Lénine, l’“intelligentsia” révolutionnaire ne fait pas en réalité autre chose, une sorte de 1789 socio-juvénile qui accomplit l’irruption de la jeunesse comme force politico-sociale, et de quelque chose de nouveau qu’apporte la jeunesse, irruption qui n’a pu s’accomplir qu’avec l’aide de concepts et de forceps marxistes qui justifient et orientent l’agressivité, fécondent l’action, donnent une cohérence idéologique à un bouillon- nement qui cherche encore sa forme et son nom. (13) »

Raymond Aron fait preuve quant à lui d’une lucidité et d’un courage sans pareils face à la démagogie jeune et l’effervescence du moment. Il sait que son analyse et ses propos très durs ne peuvent sur

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le moment être compris par les étudiants contestataires qui le traitent de tous les noms. Mais plus qu’à ces derniers, il s’en prend aux idées de cette intelligentsia de gauche qui sacralise l’événement, retombe dans la mythologie révolutionnaire et la « négation utopique de la réalité » dans une société moderne : « La société de consommation devient le monstre à combattre par ceux-là mêmes qui en possèdent les bien- faits. (14) » Dans ce moment très particulier de l’histoire de France, les Français ont rejoué les révolutions du passé dans une situation historique et sociale tout autre. Raymond Aron a particulièrement mis en lumière le caractère de psychodrame du mouvement de Mai :

« Étudiants et ouvriers conserveront, une fois de plus, un souvenir radieux de ces jours de grève, de fête, de cortèges, de discussions sans fin, d’émeutes, comme si l’ennui de la vie quotidienne, l’étouffement par la rationalisation technique ou bureaucratique exigeait, de temps à autre, un soudain défoulement, comme si les Français ne sortaient de la solitude que dans le psychodrame révolutionnaire (ou pseudo- révolutionnaire). (15) » Pour autant, il laisse ouvert la question : « Psy- chodrame ou crise de civilisation ? » Son livre les Désillusions du pro- grès (16), publié un an plus tard, interroge à nouveau le mouvement d’« insatisfaction endémique » et d’« autocritique permanente des sociétés de notre temps » (17) et le « destin d’une civilisation révoltée contre ses œuvres et rêvant d’un paradis perdu ou à reconquérir » (18). Ces analyses me paraissent contribuer à démystifier Mai 68 tout en gardant l’interprétation ouverte sur sa signification globale (19). C’est dans ce sillage que j’ai voulu m’inscrire en resituant Mai 68 dans le mouvement de modernisation de l’après-guerre et en l’interprétant comme un moment de catharsis et de psychodrame dans une nouvelle étape de la modernité qui a vu se développer le peuple adolescent.

« Crise de l’adolescence et crise de la modernité se font écho : elles révèlent un malaise symptomatique des difficultés du pays à s’engager dans une nouvelle étape de son histoire (20). »

Nous n’en avons fini ni avec la révolte adolescente ni avec le rêve d’un paradis perdu dans une nouvelle situation historique. En ce sens, la Commune étudiante de Mai 68 peut être considérée comme une sorte de moule premier de la révolte adolescente qui a fini par s’ériger

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en une nouvelle structure sociale de comportement qui verse dans une sorte de grand refus des ambivalences de l’histoire et du progrès.

Restent des questions confusément posées en mai 1968 sur le des- tin d’un pays et d’une civilisation qui, aujourd’hui plus encore qu’à l’époque, ont du mal à renouer le fil de leur histoire et à donner un sens à une modernisation qui a les aspects d’une fuite en avant perpé- tuelle dans l’urgence et l’adaptation sans fin.

1. René Dumont, l’Utopie et la mort, Seuil, 1973.

2. Pour une analyse détaillée de cette évolution, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Mai 68, l’héri- tage impossible, La Découverte, 1998, 2002, 2006,

3. Laurent Joffrin, Un coup de jeune. Portrait d’une génération morale, Arléa, 1987.

4. Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national, Gallimard, 1993.

5. Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, Seuil, 2 tomes, 1987 et 1988. Ce livre retrace l’itinéraire d’un certain nombre de militants dont la caractéristique est d’être politisés avant Mai 68 et dont certains vont devenir célèbres dans les années quatre-vingt.

6. Daniel Cohn-Bendit, le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, Seuil, 1968.

7. Jean-Marc Coudray, « La révolution anticipée » in Edgar Morin, Claude Lefort et Jean-Marc Coudray, Mai 68 : la brêche. Premières réflexions sur les événements, Seuil, 1968, p. 95.

8. Claude Lefort, « Le désordre nouveau », in Mai 68 : la brêche, op. cit., p. 53.

9. Idem, p. 62.

10. Esprit, « Mai 68 », juin-juillet 1968.

11. Idem.

12. « Perspective et stratégie », document d’orientation, du 35e congrès confédéral (1970) in la CFDT, Seuil, 1971, p. 131.

13. Edgar Morin, « La Commune étudiante » in Mai 68 : la brèche. Premières réflexions sur les événements, op. cit., p. 26-27.

14. Raymond Aron, la Révolution introuvable. Réflexions sur la révolution de mai, Fayard, 1968, p. 16.

15. Idem, p. 167.

16. Raymond Aron, les Désillusions du progrès. Essai sur la dialectique de la modernité, Calmann-Lévy, 1969 ; Gallimard, 1996.

17. Idem, « Préface », Gallimard, p. xix.

18. Idem, p. xxiii.

19. Les réflexions de Georges Pompidou dans le cours même de l’événement et dans les années qui suivent vont dans le même sens, cf. le Nœud gordien, Plon, 1974 ; Pour rétablir une vérité, Flammarion, 1982 ; Lettres, notes et portraits, Robert Laffont, 2012.

20. Jean-Pierre Le Goff, la France d’hier. Récit d’un monde adolescent. Des années 1950 à Mai 68, Stock, 2018.

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1958, 1968,

ANNÉES HÉROÏQUES

François Bazin

«

Il est rare que les anniversaires apportent grand-chose à la connaissance. Commémorer n’est pas la meilleure manière d’écrire l’histoire, si elle est une des plus pra- tiquées ». Paroles d’expert. Quand il écrit ces lignes en 1976 dans le Nouvel Observateur, à la veille des céré- monies du bicentenaire de la déclaration d’indépendance américaine, François Furet dit aussi « frémir d’avance » à ce qu’on réservera aux Français, treize ans plus tard, en 1989 quand viendra le tour d’une autre révolution – la nôtre. Ces bougies que l’on souffle pour la simple raison que le souvenir aime les comptes ronds et qu’en histoire les événements se célèbrent un peu comme on mange des huîtres les mois en « r », ont- elles d’autre intérêt que de faire défiler, sur le front de la presse et de l’édition réunies, les anciens combattants ou bien leurs descendants pour qu’une fois encore, ils nous rappellent leurs guerres d’autrefois ?

L’affaire Maurras, au-delà de ce qu’elle a pu avoir de ridiculement outrée, vient au moins de nous rappeler que commémorer n’est pas forcément célébrer ou vanter. Encore heureux, d’ailleurs, car on voit mal quel serait l’intérêt d’un anniversaire qui ne serait pas, peu ou prou, controversé. C’est là où François Furet a raison et tort à la fois.

La connaissance historique se moque des célébrations officielles, et elle a bien raison, mais les festivités auxquelles donnent lieu ces dernières

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souvent en apprennent beaucoup sur les rapports qu’un pays, une société ou une communauté quelconque – peu importe ! – entretient avec son passé.

En 2018, nous voilà donc priés de fêter « en même temps », comme dit Emmanuel Macron, 1958 et 1968. Pourquoi ces dates et non pas d’autres ? Après tout, la fin de la Grande guerre (1918), le « J’accuse » de Zola (1898) ou la révolution de février (1848) ne sont pas des évé- nements mineurs dont le souvenir mérite à ce point d’être écarté d’un revers de la main. Pourquoi aussi lier ces deux anniversaires dont, sauf erreur de notre part, on ne se souvient pas qu’ils aient été l’occasion de telles cérémonies conjointes il y a dix ou vingt ans ?

À cela, on pourra toujours répondre trivialement que ceux qui décident de ces festivités pensent d’abord à eux-mêmes, à ce qu’ils ont vécu, bref à leur jeunesse perdue, et donc que soixante ou cin- quante ans après, à l’heure où sonne la

retraite tandis qu’émerge un prétendu

« nouveau monde » – Macron encore ! –, il est compréhensible que, une dernière fois sans doute, ils cèdent à la tentation – c’est

humain ! – de se rappeler à notre bon souvenir. « Je fais, en 2018, vœu de silence sur 1968 », vient d’écrire Daniel Cohn-Bendit dans le Nouveau Magazine littéraire avant de se lancer, mine de rien, dans une interview au long cours sur le sens et la trace des événements de Mai…

Pour compliquer l’affaire, s’agissant de ce qui nous préoccupe ici, c’est-à-dire le double anniversaire de 1958 et de 1968, qui peut dire exactement ce que recouvrent ces années-là dans leur globalité factice ? Pour 1958, par exemple, est-ce mai et le coup d’État d’Alger, juin et les pleins pouvoirs au général de Gaulle, septembre et le référendum sur les institutions de la Ve République ou décembre et l’installation à l’Élysée de l’homme de la France libre ? Même problème pour 1968, rouge et noir dans la rue en mai, bleu horizon dans les urnes en juin et couleur d’avant-deuil à l’automne quand il devint clair que, à l’ombre du Général, la droite, dans son désir de normalisation, était en train de se choisir un nouveau héros en la personne rusée et pateline de Georges Pompidou.

François Bazin est journaliste. Dernier ouvrage publié : Rien ne s’est passé comme prévu. Les cinq années qui ont fait Macron (Robert Laffont, 2017).

› lirelasuite-françoisbazin.fr

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1958, 1968, années héroïques

Simplifions un instant en admettant que célébrer, c’est choisir et que célébrer doublement, c’est d’abord comparer, quitte à trouver, derrière des oppositions supposées, des similitudes cachées. 1958 ou l’ordre rétabli. 1968 ou le désordre incarné. Mais, après tout, même cela se discute. En 1958, comme en 1968, la rue, à Alger ou à Paris, croit pouvoir faire la loi mais au bout du compte, n’est-ce pas à chaque fois le pouvoir gaulliste qui, avec le soutien des Français, reprend la main, au moins provisoirement, comme si c’était le destin d’un pays à nul autre pareil que de vérifier, au travers des révolutions de pacotilles, son génie inchangé ? À l’inverse, on peut aussi soutenir qu’en 1958 comme en 1968, dans le bruit et la fureur, des pages se sont tournées, inéluctablement, qui étaient celles d’une France rendue à la moder- nité, loin de ses vieux rêves coloniaux et de ses anciennes chimères – travail, famille, patrie, pour faire court.

Que reste-t-il aujourd’hui de ces événements ?

Sans vouloir pousser trop loin le goût du paradoxe, il y a quand même quelque chose de la farce dans cette double célébration dont on devine aisément qu’elle vise à rechercher la trace, donc l’effet différé, d’événements qui, vus par ceux qui les ont déclenchés comme par ceux qui les ont récupérés, ont conduit à l’inverse de ce qui était espéré. Si l’on admet que 1958 et 1968 ont été pour les uns des rêves de rup- ture – ne parlons pas de révolution ! – et pour les autres un espoir de restauration, force est aussi de reconnaître que tous ont été trahis d’une manière ou d’une autre. Raymond Aron, corrigeant Marx, l’a dit depuis il y a de cela quelques lustres : « Les hommes font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. »

Qu’ont-ils fait en l’occurrence ? Ou plutôt qu’ont-ils produit, sans en avoir toujours une claire conscience, qui ne serait pas arrivé s’ils étaient restés dans leurs chaussons ? Pour ce qui concerne 1958, le débat est vite réglé. Sans le retour au pouvoir du général de Gaulle, sans doute l’Algérie se serait-elle éloignée de la France de manière diffé- rente et à un autre rythme mais la décolonisation était un mouvement

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trop profond et trop universel pour y changer grand-chose. De Gaulle, pour aller à l’essentiel, c’est la Ve République et la Ve République, ce sont des institutions, ratifiées par les Français et portées par une conception alibérale de l’autorité. Ce monument-là demeure. Il a été retapé à de nombreuses reprises depuis 1958 et pas seulement à la marge : élection du président de la République au suffrage universel, émergence d’un véritable contrôle de constitutionnalité, quinquen- nat… Excusez du peu.

N’empêche que ce gaullisme-là, pour citer une fois encore Ray- mond Aron, reste dans son essence tel que celui-ci l’avait vu naître à Londres, à « l’ombre des Bonaparte », fidèle à ce qu’écrivait Napoléon  III lorsqu’il vivait dans cette même ville : « La nature de la démocratie est de se vérifier dans un homme. » On peut retenir ce qu’on veut des épisodes chaotiques de l’année 1958 et au-delà des aventures du Général, il n’en reste pas moins dans la corbeille de l’hé- ritage, soixante ans après, c’est la seule chose qui demeure intacte et qui mérite à ce titre d’être célébrée, quitte à s’horrifier du peu d’appé- tence de notre tradition politique pour l’équilibre des pouvoirs et la démocratie représentative.

S’agissant de 1968, c’est très différent. Que reste-t-il aujourd’hui de ces « événements » comme on disait à l’époque ? En fait, rien ! On veut dire par là que de cette année sans pareille, il ne subsiste aucun monument façon Ve, aucune œuvre vraiment fondatrice, aucune trace qui soit vraiment d’époque. Ce qu’on célèbre aujourd’hui, un demi- siècle après, est d’une autre nature. 1968, réduit au joli moi de mai, ce sont désormais des images, des souvenirs et des regrets aussi, à ce point liés à un exercice de réécriture qu’on en est venu à décrire, à gauche comme à droite, pour des raisons diamétralement opposées, ce qui fut la plus grande grève générale de l’histoire de la République comme un simple monôme d’étudiants.

Là où 1958 instaure – pour le meilleur comme pour le pire – 1968 ne continue à tenir le haut du pavé que dans l’imagination fertile d’une génération censée l’incarner et dont on voit bien, chaque jour, combien elle rechigne à quitter la grande scène du pouvoir, fût-elle réduite à sa dimension intellectuelle ou médiatique. Or il est sans

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MAI 2018 MAI 2018

1958, 1968, années héroïques

doute temps de l’avouer : il n’était pas besoin de dresser des barri- cades pour que se mette à souffler dans les voiles de la société française de la fin du siècle dernier le grand vent du libéralisme, facteur d’un individualisme hédonique et consumériste auquel n’a d’ailleurs résisté aucune démocratie du monde occidental. Guy Debord, sur tout cela, a écrit des choses qu’il serait temps de relire.

Pour le dire autrement, c’est le libéralisme sous toutes ses formes qui a fait Mai 68 et non l’inverse. La spécificité française de ce grand mouvement de fond est d’avoir ébranlé un moment les structures du pouvoir politique au point qu’on a pu croire, à chaud, qu’il allait verser cul par-dessus tête. On sait désormais, pourvu qu’on veuille bien ouvrir tout grand les yeux, que cela n’était qu’une mise en scène.

Mai 68, à la française, fut un théâtre et la pièce qu’on y a donnée est entrée, du même coup, au répertoire national. On la rejoue parfois.

Parce qu’elle est connue sur le bout des ongles, on se contente souvent de la mimer. D’où les célébrations du moment. D’où aussi le côté très bizarre d’un double anniversaire : 1958 qui tient bon, malgré le poids des ans, à travers des institutions d’essence monarchiste ; 1968 qui triomphe au point de s’éventer au fur et à mesure qu’on découvre, sous les pavés, le sable fin du libéralisme économique et culturel.

Bizarre, pour autant, ne veut pas dire inexplicable. La clé, c’est Emmanuel Macron. On aurait pu en 1998 ou en 2008 disserter comme on le fait volontiers aujourd’hui sur les héritages croisés de ces grandes heures de la Ve. On ne l’a pas fait, ou alors plus modeste- ment, parce que cela avait à l’époque un côté Académie des sciences politiques et morales tout juste bon à animer un grand oral de l’École nationale d’administration. Ce qui depuis a tout changé, c’est, pour le dire simplement, l’arrivée à l’Élysée d’un jeune président, né vingt ans après 1958 et dix ans après 1968, incarnation parfaite de ces élites mondialisées à la mode post-soixante-huitardes et dont, pourtant, la conception du pouvoir se révèle être en totale conformité avec les canons les plus avérés du gaullisme de gouvernement.

Qu’il puisse y avoir un lien naturel entre une politique d’essence libérale et une pratique politique qui, elle, l’est beaucoup moins n’est pas en soi une découverte. Le despotisme éclairé n’est pas né avec

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