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P

eut-on mesurer l’intelligence ? Immédiatement, les psychologues du début du XXe siècle ont retourné cette question : peut-on ne pas mesurer l’intelligence ? En effet, l’intelligence devient à cette époque un objet privilégié d’expérimentation. Il apparaît que seul un chiffre, appelé encore « facteur », ou « quotient », résultat d’une moyenne entre les différentes aptitudes cognitives de l’individu, est susceptible de donner une preuve tangible, objective, de l’existence de ces aptitudes mêmes. Autrement dit, l’intelligence n’existerait pas sans sa mesure, mesure qui permet aussi et surtout de dépister les possibles retards ou handicaps à l’origine des difficultés qu’ont certains sujets à raisonner ou à comprendre, et de les aider à les surmonter.

Le calcul d’un quotient intellectuel est l’idée du psychologue alle-mand William Stern. Mais ce calcul a connu une longue aventure avant de devenir ce que nous connaissons aujourd’hui sous l’acronyme « QI ».

Comment cette aventure a-t-elle commencé ? Quels ont été ses destins et résultats ? Et de quelles critiques le QI a-t-il fait l’objet ?

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l’avenir de l’intelligence

Tout a commencé en France avec la mise au point d’une échelle métrique de l’intelligence. Alfred Binet, qui dirige à partir de 1895 à Paris le laboratoire de psychologie physiologique de l’École pratique des hautes études, met au point une méthode scientifique de psychométrie qui consiste en une série de questions permettant de graduer une échelle de l’intelligence et de caractériser ainsi le niveau de développement atteint par un enfant à un moment donné. Les échelles élaborées par Binet et Théodore Simon ont pour but premier d’aider les élèves en difficulté.

En 1904, Binet est nommé par le ministère de l’Éducation publique à la tête d’une commission chargée de déterminer les mesures à prendre pour assurer l’éducation des enfants « anormaux » ou « retardés ». La nécessité d’établir un diagnostic des états inférieurs de l’intelligence obéit aux impératifs d’une thérapeutique pédagogique. Il s’agit de faire en sorte que tous les enfants sans exception puissent bénéficier de l’instruction obligatoire, grand acquis de la République française.

Une première échelle métrique de l’intelligence voit le jour en 1905.

Une version plus élaborée, qui donne nais-sance à la notion d’« âge mental », est mise au point en 1908. Dans son remarquable ouvrage la Mal-mesure de l’homme, Ste-phen Jay Gould insiste sur le fait que Binet

n’avait aucune intention de réifier l’intelligence ni de défendre l’idée d’une inégalité naturelle entre les esprits : « Binet était certain d’une chose : quelle que soit la cause des faibles résultats obtenus en classe, le but de son échelle était de détecter afin d’apporter de l’aide et des améliorations, non de cataloguer pour imposer des limitations. Cer-tains enfants pouvaient bien être congénitalement incapables d’une réussite normale, mais tous pouvaient s’améliorer s’ils bénéficiaient d’une aide spéciale. (1) »

Que mesurent les échelles métriques de Binet et Simon ? Binet accorde une place centrale à ce qu’il appelle l’« introspection ». Plus que de mesurer un « don », il s’agit de « rechercher à quoi pense une personne, comment elle passe du mot à l’idée, comment sa pensée se développe… » (2). En d’autres termes, le but est de parvenir à com-prendre « comment se forme la pensée » (3).

Catherine Malabou est philosophe.

Dernier ouvrage publié :

Métamorphoses de l’intelligence. Que faire de leur cerveau bleu ? (Presses universitaires de France, 2017).

l’avenir de l’intelligence

Il n’est donc pas question de réifier l’intelligence mais bien plutôt, à l’inverse, de « voler » avec la pensée. Binet déclare : « Nous nous ren-controns ici avec William James qui, décrivant le cours de la pensée, y distingue des parties substantielles et des parties transitives. La pensée, c’est comme un oiseau qui tantôt vole, tantôt se perche. James dit que les transitions, les vols, sont accompagnés d’une conscience plus faible que les posés. (4) »

Comment est-on passé d’une telle conception mobile, fluide, de l’intelligence à sa quantification par un facteur ou quotient ?

Stephen Jay Gould répond : les découvertes des deux scien-tifiques français ont été dévoyées, leur vocation première a été détournée par les psychologues anglo-saxons qui ont imposé leur propre version des tests. La Mal-mesure de l’homme retrace la généa-logie de cette capture par Henry Goddard et Lewis Terman aux États-Unis – Terman adapte l’échelle graduée au contexte américain – ou Charles Spearman et Cyril Burt au Royaume-Uni. Spearman est précisément l’inventeur du « facteur G » mesuré ensuite par le QI. Le « quotient intellectuel » est inventé par l’Allemand William Stern en 1912. Très influencé par l’œuvre de Binet, Stern définit l’intelligence par un quotient calculé en comparant l’âge réel (chro-nologique) de l’enfant à son âge mental. Le QI égale le rapport entre l’âge mental divisé par l’âge chronologique et multiplié par 100. Ainsi, un enfant de 10 ans obtenant un âge mental de 12 ans obtient un QI de : (12 / 10) X 100 = 120.

« Les psychologues américains, écrit Gould, ont perverti les inten-tions de Binet et inventé la théorie de l’hérédité du QI. Ils ont réifié les notes de Binet et les ont considérées comme des mesures d’une entité appelée intelligence. Ils croyaient que des notes de QI héréditaires indiquaient de façon indélébile la place des personnes et des groupes dans la société. (5) » Le dévoiement des intentions de Binet est clair.

Le QI est le résultat d’un test psychométrique qui entend fournir une indication quantitative standardisée de l’intelligence. Mais cette notion de quantification est suspecte dans la mesure où elle renvoie à un innéisme. Elle présuppose que la hauteur ou la faiblesse du quo-tient est due à des données de naissance.

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l’impossible test. mythes et limites du « quotient intellectuel »

Dès lors, le pas est aisé à franchir qui conduit d’une simple mesure de l’intelligence à l’eugénisme. Les travaux de Francis Galton, défen-seur du caractère héréditaire du « génie » et fondateur de l’eugénisme précisément, ne sont pas très éloignés dans le temps de ceux de Binet.

Galton soutient un déterminisme social et biologique de l’intelligence, laquelle se voit définie comme « génie ».

Galton entreprend d’appliquer la conception de l’évolution et de la sélection naturelle à certains traits caractéristiques de l’espèce humaine.

Dans son ouvrage de 1869, Du génie héréditaire. Enquête sur ses lois et ses conséquences (6), Galton définit le génie comme une capacité « géné-rale ». Trois facteurs primordiaux donnent lieu à évaluation chez le très jeune enfant : l’acuité visuelle, la force de préhension et le temps de réac-tion. Ces paramètres, lorsqu’ils atteignent un haut degré, sont les signes annonciateurs des futures performances des génies. Ils sont garants de l’« aisance », ancêtre de la facilité ultérieure à gravir les échelons sociaux et à se maintenir au niveau le plus élevé. Dans Mémoires de ma vie, Galton déclare : « On ne peut que conclure à la supériorité écrasante de l’inné sur l’acquis lorsque l’on prend en considération le devenir des personnes d’un même pays et d’un même rang social. (7) »

Pourquoi ne serait-il pas possible dès lors de produire « une race d’hommes hautement doués par le moyen de mariages judicieux sur plusieurs générations ? » (8). Galton fait ainsi part de son désir de « mettre au point un laboratoire dans lequel les facultés humaines pourraient être mesurées aussi exactement que possible » dans le but

« d’améliorer la race » (9). « Tel est précisément l’objectif de l’eugé-nisme », affirme-t-il encore (10). Cette « amélioration » suppose d’empêcher autant que possible la venue au monde des « inaptes » (unfit), de favoriser ensuite la croissance des « aptes » par des mariages précoces et la saine éducation des enfants.

L’eugénisme, dans son effort pour donner consistance et valeur scentifique au concept de race, connaît une immense popularité en Angleterre et aux États-Unis. La naissance conjointe de l’eugénisme et du « génie » fait qu’une ambiguïté irréductible sera toujours atta-chée à l’idée de mesure de l’intelligence. Quelle que soit la distance qui sépare les mesures de Galton des échelles graduées ultérieures,

l’avenir de l’intelligence

la notion de « test d’intelligence » semble devoir conserver à jamais l’empreinte secrète d’une forme de sélection raciale autorisée par une typologie de l’innéité.

Après la mort de Binet en 1911, le lieu stratégique de la recherche sur le développement de l’intelligence se déplace de l’Europe vers les États-Unis d’abord, pour revenir vers l’Angleterre ensuite. Les tests d’intelligence deviennent un véritable instrument biopolitique.

Goddard introduit l’échelle aux États-Unis, mais c’est Terman qui devient « le principal artisan de sa popularité » (11), en la baptisant échelle « Stanford-Binet » en 1916. La « Stanford-Binet » marque la première étape de ce qui va devenir le test du QI. Graduellement, c’est le « score », ou « facteur G » qui finit par constituer à lui seul la

« définition » de l’intelligence.

En Angleterre, Spearman et Burt développent la méthode dite de la « corrélation ». « G » devient ainsi le résultat d’une série de « cor-rélations » entre développement physique et développement mental.

L’analyse factorielle est une technique mathématique permettant de réduire un système complexe de rapports à une organisation res-treinte. Le QI (en allemand Intelligenz-quotient) de Stern s’impose alors à partir de 1912 comme une méthode spécifique qui présuppose l’existence d’une capacité d’apprentissage globale soutenant toutes les performances cognitives.

On sait que la moyenne d’un test de QI est de 100. Selon cette définition, environ deux tiers de la population obtiennent un score entre 85 et 115, et 5 % atteignent 125 (12).

Après Galton, la génétique des comportements a cherché à établir des relations causales directes entre gènes et conduites. La parution du livre Génétique des comportements (Behavior Genetics), de John Fuller et Robert Thompson (13), a institué l’aventure de la dissection des conduites dont les éléments privilégiés sont l’intelligence, l’agressivité, les comportements addictifs et l’homosexualité.

Le lien entre génétique des comportements et eugénisme n’a pas perdu de sa force à la fin du XXe siècle. En témoigne l’ouvrage du psychologue Richard Herrnstein et du politologue Charles Murray la Courbe de la cloche. Intelligence et structure de classe dans la vie

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américaine, publié en 1994 et vendu à des milliers d’exemplaires dans le monde (14). L’intelligence humaine, soutiennent les auteurs, est influencée par des facteurs héréditaires et environnementaux à la fois. À partir d’un schéma en forme de cloche – la partie étroite se trouvant en haut – les auteurs définissent une « élite cognitive », nettement séparée des niveaux moyens et inférieurs. Or il n’est pas possible selon eux de comprendre les différences d’intelligence, la

« courbe en cloche », sans invoquer l’appartenance ethnique. « Il nous paraît probable, écrivent-ils, que les gènes et l’environne-ment soient en rapport étroit avec les différences raciales » (15). Ou encore : « Le débat pour savoir dans quelle mesure et comment les gènes et l’environnement sont en rapport avec les différences ethni-ques demeure non résolu. (16) »

L’introuvable gène de l’intelligence

« En fin de compte, le fantôme de Galton est encore avec nous ! », déclarent Ann Robinson et Pamela R. Clinkenbeard dans leur étude sur les inégalités à l’école (17). Un autre exemple en est la déclaration, en 2007, du grand biologiste et Prix Nobel James Watson, forcé de démissionner par la suite de sa position de chancelier du Cold Spring Harbor Laboratory de Long Island après avoir affirmé : « Je suis pro-fondément préoccupé par le problème que pose l’Afrique car toutes nos politiques d’aide sont fondées sur le fait que l’intelligence des Afri-cains est la même que la nôtre alors que les tests indiquent que ce n’est pas le cas. » Le désir existe, certes, que tous les humains soient égaux,

« mais ceux qui ont affaire à des employés noirs savent bien que telle n’est pas la réalité » (18).

Pourtant, le « gène de l’intelligence » n’a jamais été trouvé. De la recherche moléculaire menée par l’Américain Seymour Benzer jusqu’à la découverte supposée révolutionnaire du gène IGF-2R en 1998, fré-quemment appelé justement « gène de l’intelligence », les chercheurs ont constamment tenté d’isoler les gènes supposés responsables de cer-tains traits de comportement sans jamais y parvenir.

l’avenir de l’intelligence

Le QI, on le voit, a suscité de nombreuses critiques. Il n’est pas imposé aujourd’hui dans les écoles, et n’est mesuré que par les psy-chologues pour des raisons qui peuvent être éducatives ou psychia-triques. Le calcul du QI est réalisé afin de repérer certaines déficiences ou à l’inverse les enfants « surdoués ». Il est clair toutefois que le QI ne saurait être un diagnostic. Les parents qui y ont recours sont-ils conscients de cela ? Ne continuent-ils pas à y voir un révélateur infail-lible de dons ? En réalité, on peut faire dire au QI un peu ce que l’on veut. Pour prendre un autre exemple, l’idée se répand aujourd’hui selon laquelle le QI moyen, après avoir progressé durant des décen-nies, serait en train de baisser dans les pays industrialisés (19). Ce qui serait imputable au fait que la mémoire « naturelle » travaille moins puisque nous recourons volontiers à Google lorsque nous avons à nous souvenir de quelque chose. L’intelligence artificielle serait en passe de nous dispenser d’effort… et d’intelligence. Là encore, ce type d’affirmation reste difficile à évaluer. En conséquence, le QI est-il un indicateur fiable ou un leurre ? La question, que personne encore n’a tranchée, reste ouverte.

1. Stephen Jay Gould, la Mal-mesure de l’homme, traduit par Jacques Chabert et Marcel Blanc, Odile Jacob, 1997, p. 189.

2. Alfred Binet, l’Étude expérimentale de l’intelligence (1903), L’Harmattan, 2004.

3. Idem.

4. Idem.

5. Idem.

6. Francis Galton, Hereditary Genius, An Inquiry Into Its Laws and Consequences, Macmillan and Co, 1869, ma traduction, p. viii.

7. Francis Galton, Memories of My Life, Methuen and Co, 1908, p. 130. Ma traduction.

8. Francis Galton, Hereditary Genius, op. cit.

9. Idem, p. 288.

10. Idem, p. 323.

11. Idem, p. 212.

12. Cf. Ulrich Neisser, « Rising Score On Intelligence Tests », American Scientist, n° 85, septembre-octobre 1997, version en ligne du 1er juin 2014.

13. John Fuller et Robert Thompson, Behavior Genetics, Wiley & Sons, 1960.

14. Richard J. Herrnstein et Charles Murray, The Bell Curve : Intelligence and Class Structure in American Life, Free Press Paperbacks, 1994.

15. Richard J. Herrnstein et Charles Murray, op. cit., p. 311. Ma traduction.

16. Idem, p. 270. Ma traduction.

17. Ann Robinson et Pamela R. Clinkenbeard, « History of giftedness, perspective from the past presage modern scholarship », in Steven Pfeiffer (ed.), Handbook of Giftedness in Children, Psychoeducational Theory, Research and Best Practices, Springer, 2008, p. 20.

18. Révélé par le Times le 19 octobre 2007.

19. Cf. par exemple l’article en ligne « Baisse vertigineuse du QI moyen en Occident : des études tirent la sonnette d’alarme », RT France, 24 juillet 2017.

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