• Aucun résultat trouvé

Le mouvement des décadents

› Robert Kopp

H

istorien réputé de la IIIe République, Michel Winock a consacré toute une série de livres à l’his-toire des idées du XIXe et du XXe siècle. Dans les Voix de la liberté (1), il a retracé le mouvement intellectuel de Germaine de Staël et de Benjamin Constant jusqu’à Émile Zola et Jules Vallès. Le Siècle des intellectuels (2) nous condui-sait de l’affaire Dreyfus à Jean-Paul Sartre et à Raymond Aron. Le premier de ces deux livres s’arrêtait en 1885, à la mort et aux funérailles nationales de Victor Hugo. Le second reprenait le fil chronologique en 1898, avec le cri d’indigna-tion de Zola, J’accuse ! Entre les deux, une bonne décennie manquante, celle qui est marquée par le mouvement des décadents. C’est à eux que Michel Winock s’intéresse dans Décadence fin de siècle (3).

Au milieu des années 1880, la Révolution est enfin termi-née ; on s’apprête à en célébrer le premier centenaire par une Exposition universelle dont il nous reste la tour Eiffel. Depuis la démission de Mac-Mahon et l’amnistie des communards, la République est solidement installée. Le 14-Juillet est la date choisie pour commémorer à la fois la prise de la Bastille et la Fête de la Fédération. La Marseillaise devient l’hymne national et, depuis 1881, la liberté de la presse est garantie. Dès l’année suivante est adoptée la loi rendant l’école obligatoire jusqu’à 13 ans ; l’enseignement sera laïque et les emblèmes religieux, dans les locaux scolaires neufs ou rénovés, seront interdits.

L’heure est au mythe du Progrès (avec un grand p), la nouvelle religion laïque, célébrée à travers les grandes expositions uni-verselles, internationales, coloniales : Paris en 1889, Lyon en 1894, Rouen en 1896, Paris en 1900, Marseille en 1906, et ainsi de suite jusqu’en 1931 et 1937.

169

MAI 2018 MAI 2018

critiques

Pourtant, cette façade rassurante trompe. La France ne s’est pas relevée de sa défaite en 1870 ; elle se fait difficile-ment à l’industrialisation qui s’accélère et à la disparition progressive du monde rural. C’est la fin des terroirs, étudiée par Eugen Weber il y a plus de trente ans dans un livre jus-tement célèbre. Quant à la démographie – contrairement à celle de l’Allemagne –, elle stagne, d’où l’initiative de Jacques Bertillon, chef du bureau de statistiques de la ville de Paris, de fonder, en 1896, une « Alliance nationale pour l’accroissement de la population française ». Enfin, malgré la construction de nouveaux lieux de culte, dont le Sacré-Cœur, la pratique religieuse de la fille aînée de l’Église est de moins en moins assurée.

Nombreux sont les écrivains à dénoncer les failles qui se font jour et à stigmatiser le matérialisme, mais aussi la cor-ruption d’une société qui se veut républicaine et démocra-tique et qui ne cesse pourtant d’être secouée par des affaires : krach de l’Union générale, scandale des décorations, scan-dale de Panama. Sans parler des attentats anarchistes qui secouent Paris. Hippolyte Taine et Ernest Renan sont parmi les premiers qui fustigent l’idéologie néfaste issue de la Révolution, rendue responsable d’un déclin qui s’observe dans tous les domaines, et qui appellent à un redressement.

« La démocratie fait notre faiblesse militaire et politique, écrit Renan dans sa Réforme intellectuelle et morale de la France ; elle fait notre ignorance, notre sotte vanité ; elle fait, avec le catholicisme arriéré, l’insuffisance de notre éduca-tion naéduca-tionale. »

La France est malade, disent tour à tour médecins, socio-logues, écrivains. On ne compte plus les traités consacrés à la dégénérescence physique et morale. Et Anatole Baju, dans la revue le Décadent, s’écrie, en avril 1886 : « Se dissimuler l’état de décadence où nous sommes arrivés serait le comble de l’insenséisme. Religions, mœurs, justice, tout décade, ou plutôt tout subit une transformation inéluctable. La

critiques

société se désagrège sous l’action corrosive d’une civilisation déliquescente. L’homme moderne est un blasé. Affinement d’appétits, de sensations, de goût, du luxe de jouissances ; névroses, hystérie, hypnotisme, morphinomanie, charlata-nisme scientifique, schopenhauerisme à outrance, tels sont les prodromes de l’évolution sociale. »

Comment réagissent les auteurs importants devant ce constat ? C’est la question que Michel Winock examine dans les différents chapitres consacrés à Jules Barbey d’Aure-villy, à Léon Bloy, à Joris-Karl Huysmans, à Paul Bourget, à Rachilde, à Maurice Barrès, à Octave Mirbeau, à Jean Jau-rès, à Alfred Jarry, à Paul Claudel. Les uns cherchent la solu-tion dans une religion régénérée, les autres dans l’antiparle-mentarisme, d’autres encore dans la dérision ou le refus du monde. Et – faut-il s’en étonner ? – cherchent à désigner des boucs émissaires que l’on accuse de tous les maux, que l’on désigne à la vindicte publique, comme le capitaine Dreyfus.

Illustrées de citations particulièrement parlantes, ces pages se lisent comme une enquête passionnante sur une période qui n’est pas sans analogie avec la nôtre : la perte de repères d’une société en mutation, le déclinisme, les peurs, les phobies, les faux remèdes et les vrais dangers. À chaque extrait de Vallès, de Zola, de Barbey, de Bloy, le lecteur se dit qu’il suffirait de remplacer les noms propres par ceux d’aujourd’hui pour que nous nous reconnaissions dans leurs analyses et que nous y voyions l’exposé de nos propres faiblesses. À cette différence près que tous ces auteurs écrivent dans une langue d’une merveilleuse richesse et d’une admirable précision. Rien que pour ce qui est comme un rappel à l’ordre, ce livre devrait être une lecture obligatoire pour tous nos intellectuels et nos politiques. Le débat public y gagnerait en hauteur !

1. Michel Winock, les Voix de la liberté. Les écrivains engagés au XIXe siècle, Seuil, 2010.

2. Michel Winock, le Siècle des intellectuels, Seuil, 1997 ; coll. « Points », 2015.

3. Michel Winock, Décadence fin de siècle, Gallimard, 2017.

171

MAI 2018 MAI 2018

LIVR E S