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› Kyrill Nikitine

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on, ce n’est pas la kryptonite, cette matière extra-terrestre provenant des contrées lointaines de notre galaxie, qui serait susceptible d’anéantir Superman.

Notre homme, dieu, couteau suisse, mi-Icare à lunettes serait la victime de ses propres super-pouvoirs et serait atteint de « iatropathologie ». De « iatrogène », ce qui peut entraîner des troubles, voire la mort, suite à un traitement médical. Les médicaments seraient aujourd’hui la troisième cause de mortalité dans le monde après les cancers et les maladies cardio-vascu-laires (1). Il semble que ce soit le prix à payer pour devenir l’homme zéro défaut, zéro maladie ou zéro handicap. Une humanité optimisée, augmentée et peu à peu transhumanisée. Mais cela n’a-t-il pas toujours été le but des ingénieries biomédicales ? Posons-nous la question autre-ment : à quel moautre-ment l’humanité n’a-t-elle pas été transhumaniste ?

Depuis quelques années, notre société biotechnologique et surmé-dicalisée a accouché d’un nouvel enfant : il porte le nom d’anthropo-technie, « l’art et la technique de transformation extramédicale de l’être humain par intervention sur son corps » (2). Une ère dans laquelle la médecine n’a plus une fonction réparatrice mais endosse un rôle d’optimisation de nos capacités sensorielles et intellectuelles.

L’anthropotechnie est l’art de maximiser notre force physique, notre psychisme, ainsi que notre état émotionnel. Un art qui com-mence avec les usages les plus courants comme les substances

anti-études, reportages, réflexions

âge, la chirurgie esthétique, le dopage sportif et les automédications ou usages d’opiacés. D’une part, un rapport nouveau imposé par le marché médical. D’autre part des normes sociobiologiques que les patients souhaitent modéliser à souhait. Pour Bernard Baertschi, cher-cheur à l’Institut d’éthique biomédicale à Genève, c’est un modèle au visage ambivalent : « Au nom de l’idéal de réussite sociale, les médica-ments de l’humeur (anxiolytiques, antidépresseurs) seront vus du côté de la thérapie ou de l’optimisation, non

du dépassement » (3). Selon le syndicat Les Entreprises du médicament (Leem), le chiffre d’affaires des médicaments sur le

territoire français a tout simplement augmenté d’environ 35 milliards d’euros en quinze ans. Plus de 54 milliards d’euros de chiffre d’af-faires en 2016, dont 47 % à l’exportation (4). Selon le dernier bilan de l’Institut de veille sanitaire, les Français consomment encore 30 % d’antibiotiques de plus que la moyenne européenne, soit une dépense de 441 millions d’euros de plus que les pays dits les plus « vertueux » (5). Autre particularité des soins anthropotechniques : ils ne portent pas sur des « malades » stricto sensu. Selon le médecin évolutionniste Luc Périno, c’est un phénomène qui ne fait que de s’amplifier et dont on connaît déjà la triste cause : « Une grande partie de la médecine contemporaine se focalise sur les “bien portants” car leur potentiel financier est malheureusement une mine d’or pour le marché phar-macologique ! Si on prend l’exemple des Pays-Bas, qui consomment quatre à cinq fois moins de médicaments que la France, ils présentent pourtant de bien meilleurs indicateurs sanitaires. (6) » Cette vision sanitaire a, en outre, des effets directs sur le corps médical lui-même : restriction budgétaire pour les soins primaires (urgences), filières en sous-effectif comme l’obstétrique, la chirurgie ou la pédiatrie.

Or aucune analyse sérieuse ne montre que la prévention pharma-cologique primaire augmente le nombre « d’années-qualité de vie », bien au contraire. En France, nous ne verrions que la part visible de l’iceberg en train de faire chavirer le continent américain. Ce phé-nomène trouve son paroxysme avec la « prédiction génomique », soit l’analyse des gènes de l’ADN afin d’identifier les prédispositions aux

Kyrill Nikitine est écrivain et journaliste. Il a publié le Chant du derviche tourneur (2011).

› knikitine@yahoo.com

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superman

pathologies comme les cancers ou les maladies cardiovasculaires. Selon Luc Périno, « cette médecine prédictive n’est qu’une histoire de boule de cristal, un énorme business obéissant aux seules lois du marché.

Les retours sont égaux à zéro et n’ont aucun impact. C’est une grave confusion entre médecine virtuelle et médecine réelle » (7). Un mar-ché que certains protagonistes du séquençage génétique estiment à près de 20 milliards pour 2020. Aujourd’hui, les fameux «  ciseaux moléculaires » Crispr-Cas9 peuvent être utilisés dans le cadre de la recherche mais ils ne peuvent être appliqués dans le cadre « civil ».

Jusqu’à quand ? Pourquoi l’art de la manipulation génétique ne serait-il pas totalement accepté et démocratisé dans quelque temps ? Façon-ner l’homme avant sa naissance pourrait, pour de nombreuses ins-tances publiques et privées, devenir une des solutions pour réguler ses besoins vitaux, voire environnementaux, sans parler de maîtriser ses performances.

Non loin de notre scénario d’anticipation, la pensée de l’anthropo-technie tente de comprendre comment des conquêtes de libertés et de nouvelles normes sociales peuvent passer par ce contrôle du corps humain. Un double progrès difficile à penser. Pour les spécialistes, il faut admettre avec pragmatisme que certaines libertés sociales néces-sitent un savoir biotechnologique transformant artificiellement un modèle naturel dont tout le monde admet le nouveau standard. Ainsi, dès l’après-guerre, le domaine du contrôle de la procréation avec ses procédés anticonceptionnels et anti-gestationnels en faisait partie.

Dans le strict cadre médical, une grossesse ne peut être ainsi consi-dérée comme une pathologie. Dans ce cas, une volonté bonne justifie la modélisation du corps humain : la fonction sociale et la fonction médicale travaillent ensemble dans un processus de sélection artifi-cielle superposé à celui de la sélection naturelle.

Où commence l’un et où s’arrête l’autre ? Interrogation épineuse à laquelle Charles Darwin lui-même ne donna aucune réponse cer-taine. Selon Jérôme Goffette, maître de conférences en philosophie des sciences, l’un et l’autre s’enchevêtrent de tout temps, à commencer avec les exemples les plus courants en médecine : « Une prothèse est par définition une addition artificielle remplaçant un organe ou le

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suppléant. À ce titre, une prothèse de hanche, une dent synthétique, ou encore des lunettes sont autant de prothèses » (8). La frontière entre réparation et amélioration a semble-t-il toujours été poreuse.

Interrogation presque insurmontable pour l’homme, cet Homo faber vivant grâce à la fabrication de ses outils et de ses artefacts. Où com-mence mon corps ? Où s’arrête-il ? À l’heure actuelle, la nouvelle géné-ration des techniques bioniques fonctionne sur le réseau de nos termi-naisons nerveuses en lien avec notre cortex cérébral. Ainsi, si le patient doté d’un bras mécanique pense à « saisir le tiroir par la poignée », la prothèse effectuera le geste correspondant, les terminaisons nerveuses contrôlant les articulations du coude et du poignet, les nerfs relayant l’ordre de contracter les muscles et d’ouvrir la main prothétique.

Incroyable invention qui sert aujourd’hui les personnes handicapées et qui servira demain tant de métiers…

La roue continue de tourner et semble être un conte philosophique dont il ne ressort aucune morale ni surprise, comme nous le rappelle Bernard Baertschi : « Cela explique les jugements moraux qu’on entend souvent sur la valeur du naturel et la condamnation attenante de la démesure : ce qui est appelé naturel, c’est ce qui est optimisable dans telle conception de la vie bonne ; est alors démesuré ce qui va au-delà. Mais comme les conceptions de la vie bonne sont multiples, l’opposition du naturel et du démesuré l’est tout autant : le démesuré de l’un est le naturel de l’autre. (9) » Ce déplacement des normes par notre technè semble ancestral chez l’homme. Il ne serait donc pas une aberration dont il faudrait renier toutes les découvertes mais un sti-mulus pour notre prévoyance, ou notre prudentia, comme disaient les anciens.

1. Luc Périno, Pour une médecine évolutionniste, Seuil, 2017.

2. Jérôme Goffette, Naissance de l’anthropotechnie. De la médecine au modelage de l’humain, Vrin, 2006.

3. Jean-Noël Missa (dir.), « Enhancement ». Éthique et philosophie de la médecine d’amélioration, Vrin, 2009.

4. Les Entreprises du médicament, « L’économie du médicament », septembre 2017.

5. Institut de veille sanitaire, « Surveillance de la consommation des antibiotiques », synthèse, avril 2017.

6. Propos recueillis par Kyrill Nikitine.

7. Propos recueillis par Kyrill Nikitine.

8. Jérôme Goffette, op. cit.

9. Jean-Noël Missa, op. cit.

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