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C’

est peu de dire que Régis Debray n’aime pas Mai 68. D’abord, parce qu’il était en prison depuis 1967 et la mort du Che, il est passé à côté de l’évènement. Et puis, pourquoi ne pas le souligner, parce que Mai 68 signe la fin du gaullisme flamboyant, celui qui lui a sauvé la vie, malgré tout.

Quand il revient au début des années soixante-dix, la « fête » est finie. Les dirigeants de ce qu’il pense n’être qu’un monôme sont en voie de reclassement dans les médias, la publicité et la nouvelle philo-sophie. Et au moment du dixième anniversaire des événements, ils sont déjà bien assis sur une mythologie qui ferait d’eux les héros d’une génération se glorifiant elle-même au point de dénier à toute nouvelle jeunesse la possibilité de faire autre chose que les accompagner dans le renoncement lucide. C’est dans ce moment, qui va se répéter tous les dix ans, que Debray publie chez Maspero, son « frère » figure de l’édition d’extrême gauche, sa Modeste contribution aux discours et céré-monies officielles du dixième anniversaire (1).

Il est ainsi le premier à oser dire de quoi a accouché cette généra-tion qui se veut méritante et donc exempte de toute critique : la mise en place d’une société où l’individualisme va supplanter le collectif,

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quel héritage possible pour mai 68 ?

achevant d’emporter ce qui s’appelait jadis le mouvement ouvrier avec ses partis et ses syndicats, où l’on préférait le rouge qui tache à la cocaïne. Ceux qui se définissent alors comme des « libéraux-libertaires » proclament « vive la crise », glorifient les vertus du mar-ché, la société civile contre l’État, et la démocratie d’opinion contre la politique. La génération méritante théorise ce qu’il appelle un

« gauchisme d’extrême droite, obscurantiste et lyrique » avec comme ennemi en ligne de mire la République. Et déjà, contre l’air du temps, Debray dénonce l’américanisation en marche présentée comme un horizon indépassable. Depuis, il a à plusieurs reprises affiné son pro-pos, bien connu maintenant, et qui fait de lui sans doute l’un des derniers grands intellectuels anti-impérialistes de langue française faisant preuve d’une curiosité certaine pour la culture de cette Amé-rique où il demeure interdit de séjour (2).

Mais à l’heure du cinquantième anniversaire de Mai 68, on a oublié combien les pointes de Debray ont, au moment de leur publi-cation, tout particulièrement mis de mauvaise humeur les anciens camarades en col mao. Ce n’est pas tant le fait d’avoir mis au jour à quel point l’écume de Mai 68 a occulté les

grèves ouvrières et les élans généreux d’une masse anonyme qui n’en cherchait aucun bénéfice, mais à quel point

l’autoglorifica-tion s’accompagnait déjà d’une réécriture des faits et gestes de ceux qui en préemptaient l’héritage. Une sorte de romantisme à la mode stalinienne où l’on efface les mots qui fâchent comme on effaçait, dans la Moscou des années trente, les vieux bolcheviks des photos de groupe. Pour Debray, qui en la matière n’a pas varié d’un pouce quoi qu’on en dise – et les bien-pensants attentifs le lui rappellent régulièrement –, en 1978 la révolution reste une affaire sérieuse. Et, dit-il, ce n’est pas la prendre comme il se doit que de confondre en 1971 démocratie et dictature, de situer l’Italie en Amérique du Sud et de faire de Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur obsédé par le gauchisme, une sorte de nouvel Henrich Himmler. En 1978, il a déjà ses têtes de Turc, comme on dit. Debray en cette matière aussi fait preuve d’une très grande constance. Bernard-Henri Lévy

Didier Leschi est directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Dernier ouvrage publié : Rien que notre défaite (Cerf, 2018).

quel héritage possible pour mai 68 ?

ou André Glucksmann avec sa « sûreté de jugement », dénonçant le projet de nouvelle société du Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, entouré de Simon Nora et de Jacques Delors comme un

« nouveau fascisme ».

Pour celui qui a en tête la mort réelle de camarades de combat, et imagine la torture qui attend les révolutionnaires sans publicité en butte à de réelles dictatures, on sent bien que le douloureux tragique l’emporte sur le comique. Il ne leur pardonne pas non plus d’être passés quelques années plus tard, en 1975, pour mieux être enfants de l’époque, au discours anti-totalitaire qui assimile l’URSS de Leonid Brejnev au nazisme, au moment où l’hôpital psychiatrique et l’expul-sion des dissidents ont – ce fut malgré tout un progrès – remplacé la balle dans la nuque et la Kolyma. Tout cela renforce chez lui le sentiment qu’on a bien eu affaire à des contre-révolutionnaires qui s’ignoraient et qui vont réussir en étant même adoubés par la société qu’ils étaient censés combattre. Il n’a donc aucune estime pour ces récits de « nouveaux partisans » qui dénaturent par leur nom même ce qu’ont été les vrais partisans et aucune solidarité germanopratine avec ces Brigades rouges qui ont fini par confondre lutte pour des idéaux avec criminalité en assassinant Aldo Moro.

Son propos se termine par ces mots : « Les luttes de libération du tiers-monde restent encore les meilleures écoles du bon sens. » Peu après la publication de cette « modeste contribution » joignant une nouvelle fois la parole aux actes, épisode peu connu, Régis Debray rejoint la guérilla sandiniste au Nicaragua pour participer à ce qui sera la seule guérilla victorieuse d’Amérique latine après la révolution castriste.  

1. Régis Debray, Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, Maspero, 1978, réédité avec une nouvelle préface sous le titre « Mai 68 : une contre-révolution réussi », Mille et une nuits, 2008.

2. Régis Debray, France-Amérique. Un échange de bons procédés, Autrement, 2018.

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LA RENCONTRE