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L’utilisation stratégique des mesures conservatoires dans le contentieux international de l’ouvrage public : de l’intangibilité de l’ouvrage public au fait accompl

Dans le document L'ouvrage public et le droit international (Page 116-118)

T ITRE 1 L E DROIT DE L ’E TAT D ’ ENTREPRENDRE

Section 2. La garantie juridictionnelle de la liberté d’aménager

A. L’utilité stratégique des mesures conservatoires dans le contentieux impliquant l’ouvrage public

2. L’utilisation stratégique des mesures conservatoires dans le contentieux international de l’ouvrage public : de l’intangibilité de l’ouvrage public au fait accompl

Le recours aux mesures conservatoires par les parties sera systématique dans les affaires touchant à la construction d’un ouvrage public. La crainte est en effet grande pour l’Etat demandeur de voir le projet mené à bout avant que le différend ne soit tranché au fond. L’argument du « fait accompli » est ainsi régulièrement invoqué devant le juge international. La situation peut être résumée de la façon suivante. Du côté des Parties au litige, l’Etat qui conduit les activités contestées est tenu par l’obligation générale de ne pas aggraver le différend mais doit répondre, devant ses administrés, de la poursuite d’un projet de développement important. L’interruption des travaux engendre des coûts considérables (que l’on songe aux clauses de pénalité insérées dans les contrats de construction, ou à la dégradation des ouvrages durant la pause de suspension des travaux). L’Etat défendeur quant à lui, sait que le droit international coutumier ne lui confère aucun droit de veto sur les projets de construction entrepris par le demandeur (sauf à ce que cette possibilité ait fait l’objet d’un aménagement conventionnel préalable). Il sait également qu’une fois construit l’ouvrage public aura très peu de chances d’être démantelé, y compris si le juge international conclut à l’illicéité de la construction. La restitution in integrum, qui est la règle, ne trouve que difficilement à s’appliquer. Pour prendre une comparaison tirée du droit interne français, « ouvrage public mal placé ne se détruit pas ». Quand bien même la destruction serait ordonnée par le juge international, il faut garder à l’esprit que les travaux de démantèlement sont loin d’être anodins : rien n’indique a priori qu’ils n’entraîneront pas de pollution(s) et seront dépourvus d’impact sur l’environnement. Qu’un juge international déclare contraires au droit international les travaux de poldérisation massive entrepris en mer de Chine au moment où nous écrivons ces lignes et fasse obligation à l’Etat de procéder à la remise en l’état fait sens au plan juridique. Au plan technique, l’opération est au moins aussi dangereuse pour l’environnement marin que la construction initiale.

Cet équilibre entre l’Etat demandeur (qui souhaite obtenir la suspension des travaux avant l’examen au fond du différend) et le défendeur (qui souhaite poursuivre un projet licite à ses yeux) est également fragilisé par la dynamique qui sous-tend l’office du juge international saisi pour trancher le différend. Les mutations importantes observées dans le droit international depuis plusieurs décennies (réduction du domaine réservé, codification des règles, diversification des sujets, développement d’un contrôle général de la licéité des actions entreprises par les Etats) n’en ont pas altéré la substance volontariste. Le consentement à la juridiction internationale demeure la règle et les juridictions pour fonctionner doivent continuer à susciter la confiance des Parties. Si l’affaire du

Passage par le Grand-Belt n’avait pas été rayée du rôle à la demande des parties après que le débat

l’illicéité de l’ouvrage public au regard de la liberté de passage dans le détroit international ? Aurait- elle imposé le démantèlement de l’ouvrage, comme elle l’avait laissé entendre dans l’ordonnance rendue plus tôt ? Si l’on élargit l’angle d’analyse, la construction du pont suspendu au dessus du détroit du Grand-Belt était certes un projet porté par le Danemark. Mais il s’agissait surtout d’un maillon de la constitution d’un réseau européen de transport, isolé par les institutions communautaires comme prioritaire et bénéficiant à ce titre de fonds européens de développement. La demande conjointe des deux Etats de rayer l’affaire du rôle est intervenue juste après que la Cour ait indiqué que l’on ne pouvait exclure la perspective d’une décision au fond obligeant l’Etat aménageur à procéder au démantèlement de l’ouvrage public.

L’affaire des Travaux de poldérisation dans le détroit de Johor fournit un bon exemple de ces tensions. Nous y reviendrons plus longuement dans nos développements consacrés à structuration des ouvrages publics par le droit de la mer. Ici, nous nous contenterons de rappeler que Singapour avait entrepris d’imposants travaux de poldérisation dans le détroit de Johor qui menaçaient directement la liberté de navigation de la Malaisie. D’un côté, ce projet devait permettre à Singapour de pallier à la pression démographique extrême qui s’exerce sur ses côtes. De l’autre, la Malaisie soutenait que les travaux étaient contraires au droit international et pointait le risque de fait accompli :

« Il serait nécessaire de dire quelques mots concernant les demandes en mesures conservatoires demandées par la Malaisie. Celles-ci sont adéquates, car elles tiennent compte de l'urgence de la situation et des risques irréparables pouvant lui être causés par les projets de Singapour. D'abord, le risque de dommages irréparables. Que se produirait-il si l'on ne prescrivait pas de mesures conservatoires et si l'on permettait à Singapour de continuer de violer les droits de la Malaisie ? Si Singapour achève le projet qu'elle a engagé actuellement, il n'y aura pas de

possible retour en arrière. Rappelons-nous les caractéristiques de projets entrepris actuellement à Pulau Tekong pour comprendre qu'une fois les travaux achevés, ces terres ne seront pas rendues à la mer. Ces projets ne sont pas prévus pour être de nature temporaire. Ils visent un caractère permanent et impliquent une méthode de construction irréversible. Ils impliquent le dépôt d'environ 2 000 millions de tonnes de sable et des ouvrages en béton qui ne pourront, quelle que soit la décision, être démolis ou modifiés. Compte tenu de ces faits, si Singapour avait le droit de poursuivre ces travaux de poldérisation, le préjudice serait irréparable à l'égard des droits de la Malaisie et du milieu marin. C'est pourquoi il est

le demande, et que Singapour fournisse toutes les informations nécessaires concernant ses projets et permette à la Malaisie de prendre position sur lesdits travaux »244.

Cette irréversibilité caractérise ainsi les différends environnementaux. La question demeure de savoir si les conditions matérielles nécessaire à l’indication de mesures conservatoires permettent d’appréhender ces questions de façon efficace.

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