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Les conditions tenant aux travaux contestés

Dans le document L'ouvrage public et le droit international (Page 121-124)

T ITRE 1 L E DROIT DE L ’E TAT D ’ ENTREPRENDRE

Section 2. La garantie juridictionnelle de la liberté d’aménager

B. Les conditions matérielles pour l’indication de mesures conservatoires

2. Les conditions tenant aux travaux contestés

L’Etat demandeur devra, en sus des conditions procédures examinées précédemment, démontrer que les travaux contestés doivent porter un préjudice irréparable à la substance des droits invoqués par le demandeur (a) et que la condition d’urgence est remplie, c’est-à-dire que le fait accompli résultant de la construction de l’ouvrage public est imminent (b).

a. Les travaux contestés doivent porter un préjudice irréparable à la substance des droits invoqués par le demandeur

Pour pouvoir être ordonnées, les mesures conservatoires doivent viser des atteintes susceptibles de causer un « préjudice irréparable » à la substance des droits invoqués par le demandeur. Elles ont « […] pour objet de sauvegarder le droit de chacune des parties en attendant

249

CPJI, Réforme agraire polonaise et la minorité allemande, série A/B, n° 58, p. 177) : les mesures conservatoires « […] tendent à sauvegarder les droits objet du différend dont la Cour est saisie ».

que la Cour rende sa décision et présuppose qu'un préjudice irréparable ne doit pas être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire »251. Il convient cependant de préciser immédiatement que cette condition ne vise, dans la jurisprudence de la Cour, que les mesures conservatoires demandées par les parties. Ce critère n’est pas retenu par la Cour s’agissant des mesures qu’elle adopte proprio motu et qui peuvent être indiquées de manière autonome pour prévenir « l’aggravation ou l’extension du différend »252.

Le préjudice irréparable est celui qui est insusceptible de réparation ou dont la seule compensation financière serait inadéquate. Lorsqu’elle apprécie ce critère, la Cour accorde un poids déterminant à la préservation de l’exécution pleine et entière du jugement qu’elle pourrait être amenée à rendre au fond. La jurisprudence originelle de la Cour permanente sur ce point était particulièrement restrictive, les juges liant l’indication des mesures conservatoires à l’existence d’un préjudice irréparable en droit. Le préjudice irréparable était alors entendu comme celui qui « ne saurait être réparé moyennant le versement d’une simple indemnité ou par une autre prestation matérielle »253. Il en résultait que les mesures conservatoires avaient toutes les chances d’être rejetées avec une grande régularité, puisque « dans la grande majorité de cas – pour ne pas dire dans tous, du point de vue juridique le plus étroit – une telle réparation par équivalent reste possible »254. La Cour permanente infléchit sa jurisprudence dans les affaires de l’Usine de Chorzów255 et du Statut juridique du

territoire du Sud-Est du Groënland dans laquelle elle a considéré que le préjudice doit être «

irrémédiable en droit ou en fait »256. Cette extension bienvenue aux préjudices irrémédiables en fait a permis d’ouvrir l’analyse de la Cour à l’ensemble des circonstances concrètes ainsi qu’à la gravité concrètement attendue de la situation encourue à défaut d’indication de mesures conservatoires. Comme le relève R. Kolb,

« S’il s’agit de faits indépendants de la volonté des justiciables, la Cour ne peut pas ignorer la probabilité de réalisation d’un événement contraire aux droits de fond et les conséquences

251 CIJ, Application de la Convention du Génocide, 1993, CIJ, Recueil, 1993, p. 19, § 34. La condition relative à l’existence du préjudice irréparable est exigée de façon constante par la Cour : CIJ, Anglo-Iranian Oil Cy., Recueil, 1951, p. 93 ;

Interhandel, Recueil, 1957, p. 112 ; Compétence en matière de pêcheries, Recueil, 1972, pp. 16-17, 34-35 ; Procès des prisonniers de guerre pakistanais, Recueil, 1973, p. 330 ; Essais nucléaires, Recueil, 1973, p. 103 et s. ; Plateau continental de la mer Egée, Recueil, 1976, pp. 9, 11 et s. ; Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis d'Amérique à Téhéran, Recueil, 1979, pp. 19-20 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, Recueil, 1984, p. 180 et s. ; Différend frontalier (Burkina Faso c. Mali), Recueil, 1986, p. 8 et s. ; Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), Recueil, 1990, pp. 69-70 ; Passage à travers le Grand-Belt, Recueil, 1991, p.

16 et s., etc.

252 CIJ, Affaire des Activités armées sur le territoire du Congo, CIJ, Recueil, 2000, p. 127-128, § 44. 253

CPJI, Dénonciation du Traité sino-belge du 2 novembre 1865, 1927, série A, n° 8, p. 7. 254 K

OLB R. La Cour internationale de Justice, préc., p. 835.

255 CPJI, Usine de Chorzów, 1927, série A, n° 12, p. 6 : la Cour avait exigée le versement d’une somme d’argent à titre conservatoire « vu que, sans paiement immédiat, le montant du dommage et de l’indemnité grandirait considérablement, et [...] serait matériellement irréparable ».

les plus probables de cet événement. Au contraire, s’il s’agit de faits dépendant de la volonté des justiciables, il sera nécessaire de scruter les relations particulières entre les parties, les engagements pris, la tension ou l’harmonie régnant entre elles, car ces facteurs seront décisifs pour donner forme et figure aux probabilités de survenance de ces faits et aux conséquences à en attendre. Il est manifeste que si les actes ou faits dommageables sont déjà survenus, la Cour peut se borner à examiner leur effet sur les droits en litige et indiquer des mesures conservatoires à teneur positive, obligeant l’Etat visé à agir pour rétablir dans la mesure du possible la situation quo ante »257.

Il convient de rester quelques instants sur la question importante des engagements pris à l’instance par l’Etat procédant à la construction de l’ouvrage public. Dans l’affaire des Travaux de

poldérisation dans le détroit de Johor, Singapour avait déclaré publiquement être était, si des

éléments de preuve étaient apportés, à « [réexaminer] sérieusement les travaux qu’elle mène et [à envisager] de prendre toutes mesures nécessaires et adéquates, y compris une suspension, pour remédier à l’effet dommageable en question ». La bonne foi devant être présumée258, ces engagements pris par le défendeur seront analysés avec attention par le juge international qui pourra en déduire l’absence de préjudice irréparable à la substance des droits invoqués par le demandeur. Déjà dans l’affaire du Lac Lanoux, le tribunal arbitral avait relevé qu’il « ne saurait être allégué que, malgré cet engagement, [l’assurance que le Gouvernement français ne portera, en aucun cas, atteinte au régime ainsi établi] l’Espagne n’aurait pas une garantie suffisante, car il est un principe général du droit bien établi selon lequel la mauvaise foi ne se présume pas »259.

L’Etat demandeur devra également démontrer que la condition d’urgence est remplie, c’est- à-dire que le fait accompli résultant de la construction de l’ouvrage public est imminent.

b. Le fait accompli résultant des travaux doit être imminent

L’urgence constitue, avec la preuve de l’existence d’une menace de préjudice irréparable, l’un des deux principaux obstacles à l’indication de mesures conservatoires. Faute d’urgence, les mesures conservatoires ne sont d’aucune nécessité. Même en présence d’une menace de préjudice irréparable, la Cour se refusera à prononcer les mesures demandées par les parties si l’urgence de la situation n’est pas avérée. En contrepartie, l’Etat demandeur demeure libre de soumettre une nouvelle demande à la Cour dès que la situation de fait change et que l’urgence se présente. L’urgence est analysée par le juge au moment où les mesures conservatoires sont demandées, sur la base d’une appréciation in

257

KOLB R. La Cour internationale de Justice, préc., p. 836. 258

CPJI, Concessions Mavrommatis à Jérusalem, arrêt n° 5, 1925, C.P.J.I. série A no 5, p. 43. 259 SA, Lac Lanoux, RSA, vol. XII, p. 305.

concreto. Cela revient à dire, pour ce qui nous intéresse, que la fin de la construction de l’ouvrage public doit pouvoir être attendue avant la date prospective du jugement final pour rendre « urgentes » les mesures conservatoires. Tel n’était pas le cas dans l’affaire du Passage par le Grand Belt, la Cour internationale de Justice a estimé qu’il n’existait aucune urgence à indiquer des mesures conservatoires concernant la construction d’un pont étant donné que les obstacles au passage dans le Belt, dont se plaignait le demandeur, ne deviendraient actuels au plus tôt qu’en 1994, date à laquelle la Cour espérait avoir déjà pu trancher le fond de l’affaire. Les juges ont statué en même sens dans l’affaire des Usines à pâte à papier : dans le contexte de la construction d’usines et de prétendus barrages argentins bloquant la circulation sur le pont international construit entre les deux Etats, aucun risque imminent de préjudice irréparable n’avait pas été établi260.

A supposer que le demandeur arrive à démontrer l’ensemble des conditions procédurales et substantielles, le juge international ordonnera les mesures conservatoires qui sont obligatoires pour les Etats parties au différend.

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