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Le but poursuivi par les mesures conservatoires

Dans le document L'ouvrage public et le droit international (Page 112-116)

T ITRE 1 L E DROIT DE L ’E TAT D ’ ENTREPRENDRE

Section 2. La garantie juridictionnelle de la liberté d’aménager

A. L’utilité stratégique des mesures conservatoires dans le contentieux impliquant l’ouvrage public

1. Le but poursuivi par les mesures conservatoires

Le but des mesures conservatoires est de permettre à la Cour de préserver tout à la fois l’utilité de sa fonction judiciaire (au nom de l’intérêt objectif de garantir la bonne administration de la justice) et de « sauvegarder les droits de chacun des droits respectifs des Parties en attendant que la Cour rende sa décision »234 (au nom de l’intérêt subjectif des parties à demander la protection de tel ou de

tel de leurs droits pendente lite). Nous distinguerons le volet subjectif (1) du volet objectif (2) des mesures conservatoires.

a. Le volet subjectif des mesures conservatoires : la préservation des droits des parties

Prises dans leur sens subjectif, les mesures conservatoires ont pour finalité de sauvegarder les droits des parties pendant la durée de la procédure de manière à ce que la substance de ces droits ne soit pas anéantie ou privée de tout effet utile. Les mesures conservatoires visent à préserver les conditions de fait nécessaires à l’exercice sensé des droits en cause contre les atteintes susceptibles de leur porter un « préjudice irréparable ». Cette mise en balance des droits respectifs des parties apparaît particulièrement difficile dans le contexte des opérations d’aménagement et d’équipement du territoire. Ainsi, si un Etat demande au fond que son droit de passage en transit ne soit pas rendu matériellement impossible par la construction d’un pont au dessus d’un détroit international servant à la navigation, il est possible, à défaut de mesures conservatoires, que l’espace considéré soit totalement et irrémédiablement obstrué au moment du jugement par la continuation du chantier à un rythme soutenu. Dans cet exemple, la construction du pont n’altère pas l’existence même du droit au libre passage en transit pour l’Etat demandeur. Elle en compromet gravement en revanche la substance, c’est-à-dire la capacité de jouissance. Ne pas indiquer de mesures conservatoires visant à geler la construction de l’ouvrage revient à accorder un prime indéniable au fait accompli et risquer de priver consécutivement le jugement final de tout effet pratique.

Certes, le juge international disposera, lors de la procédure au fond, de la faculté d’ordonner la destruction totale ou partielle des ouvrages construits en violation du droit international (à supposer que cette illicéité soit démontrée). Rien n’indique toutefois que le juge se rangera à pareille application de la restitutio in integrum : pas plus que la construction en premier lieu, le démantèlement des ouvrages n’est une opération neutre et indolore. Elle s’accompagnera nécessairement d’importants dommages économiques (que l’on songe au coût direct de l’opération et aux charges induites résultant de la rupture des contrats pertinents conclus avec l’entreprise chargée de l’exploitation de l’ouvrage, des contrats d’emprunts conclus avec les bailleurs de fond, sans même envisager les conséquences macroéconomiques sur la croissance de l’Etat reconnu responsable), environnementaux (quid de l’atteinte portée par l’opération de démantèlement à la biodiversité ?), sociaux (quid du sort d’éventuelles populations autochtones déplacées en premier lieu sur des terres alternatives par la construction de l’ouvrage ?) ou culturels ? Quand bien même le juge international mettrait en garde l’Etat à l’initiative du projet, dès le stade des mesures conservatoires, contre « la possibilité d’une décision judiciaire [au fond] ordonnant soit de cesser les travaux, soit de modifier

ou de démanteler les ouvrages »235, la tendance ne sera-t-elle pas alors de se plier au fait accompli et de n’allouer tout au plus que des indemnités ?236. A contrario, et pour reprendre l’exemple des travaux de construction d’un pont de nature à entraver l’exercice du droit de passage en libre transit, la Cour peut-elle simplement interdire provisoirement la construction de l’ouvrage ? Si le calendrier établi avec les parties laisse entrevoir une procédure longue, l’ordonnance en indication de mesures conservatoire ne fait-elle pas porter sur le défendeur une limitation excessive de sa liberté, sans mentionner les pertes économiques directes (résultant de la suspension des contrats de construction, de l’altération des équipements productifs et matériels, etc) et indirectes (que l’on songe ici au retard pris dans le développement du territoire accueillant l’ouvrage, aux conséquences concrètes sur la population destinataires du projet, sur le tissu économique, etc) consécutives. L’affirmation d’un tel pouvoir de suspension des travaux ne nuirait-il pas indirectement à la fonction judiciaire de la Cour en détournant les Etats de l’acceptation de la compétence de la juridiction internationale ? La Cour n’est pas en situation de pouvoir éviter d’être confrontée à ces questions fondamentales compte tenu de la fréquence d’introduction des requêtes en indication de mesures conservatoires par les parties. A la préservation des droits des parties s’ajoute une dimension éminemment stratégique de l’emploi des mesures conservatoires par les Etats. L’introduction d’une requête unilatérale contre un Etat est fréquemment accompagnée, soit immédiatement, soit dans de brefs délais, par une demande en indication de mesures conservatoires. La CPJI a connu de six demandes, la CIJ a fait face jusqu’ici à une quarantaine de demandes. Obtenir une ordonnance en indication de mesures conservatoires de la part de la Cour met l’Etat défendeur dans une position délicate puisque la juridiction pourra tirer toutes les conséquences au fond de l’inexécution des mesures.

b. Le volet « objectif » des mesures conservatoires : l’indication de mesures conservatoires en l’absence de demande préalable des parties

Les missions imparties à la Cour imposent de lui octroyer le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires indépendamment de la faculté des parties d’en demander en fonction de leurs objectifs propres. Comme le relève R. Kolb, « ce but serait manifestement contrecarré et l’efficacité même du jugement final mise en danger si les parties pouvaient librement aggraver les termes de la dispute et vider les droits en cause de leur sens, du moment qu’elles ne demanderaient pas de leur côté des mesures conservatoires »237. L’article 41 du Statut garantit l’indépendance de la Cour sur point en lui accordant « pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances l’exigent », des mesures

235 CIJ, Passage par le Grand Belt (Finlande c. Danemark), ordonnance en indication de mesures conservatoires du 29 juillet 1991, § 31, p. 19.

236

KOLB R., La Cour internationale de Justice, Pedone, 2012, pp. 811-XXX, spéc. pp. 814-815. 237 K

conservatoires. La juridiction dispose à cet effet de la possibilité d’indiquer des mesures conservatoires en l’absence de demande des parties. Dans cette dernière hypothèse, la juridiction peut « à tout moment décider d’examiner d’office si les circonstances de l’affaire exigent l’indication de mesures conservatoires que les parties ou l’une d’elles devraient prendre ou exécuter »238. Au-delà, la Cour n’est pas liée par les demandes en indication de mesures conservatoires présentée par le demandeur, puisque dans ce cas « […] la Cour peut indiquer des mesures totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées, ou des mesures à prendre ou à exécuter par la partie même dont émane la demande »239. Dans la jurisprudence de la Cour, le volet objectif a tourné dès le début autour de la notion de la « non-aggravation du différend »240. Dans l’affaire du Statut juridique du

territoire du Sud-Est du Groënland, la CPJI avait envisagé qu’il lui était peut-être loisible d’adopter

proprio motu des mesures « dans le seul dessein de prévenir des occurrences regrettables et des incidents fâcheux »241. Dans l’affaire Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, la CPJI la Cour, tout en rappelant que l’article 61, § 4, du Règlement de l’époque lui permettait d’indiquer des mesures autres que celles demandées par les parties, a affirmé que ces parties étaient tenues, selon un principe universellement admis, de « s’abstenir de toute mesure susceptible d’avoir une répercussion préjudiciable à l’exécution de la décision à intervenir et, en général, ne laisser procéder à aucun acte, de quelque nature que ce soit, susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend »242.

Au vu de l’ampleur et de la portée considérables de telles mesures, la CIJ s’est longtemps abstenue de se lancer dans l’exercice de ce pouvoir. Il est impossible d’analyser ici en termes généraux tout ce que pourrait comprendre la « non-aggravation » du différend dans un cas concret. Il faut à cet égard renvoyer par analogie aux devoirs de préservation d’un objet conventionnel ou de l’utilité d’une négociation selon le droit international général243. La Cour peut-elle même concrétiser les besoins de non-aggravation en présentant aux parties des injonctions spécifiques, soit contraignantes soit recommandatoires. Ces besoins peuvent aller du respect de normes du droit international général nommées jusqu’à la constitution d’une commission de surveillance.

238 Règlement, article 75, §1. 239 Règlement, article 75, §2. 240

PALCHETTI P., « The Power of the International Court of Justice to Indicate Provisional Measures to Prevent the Aggravation of a Dispute », Leiden Journal of International Law, vol. 21, 2008, p. 623 ss.

241 CPJI, Statut juridique du territoire du Sud-Est du Groënland (1932), sér.A/B,n°48, p.284. 242

CPJI, Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie (1939), CPJI, sér.A/B, no79, p.199. 243

KOLB R., La bonne foi en droit international public, Paris, 2000, p. 182 ss, 278 ss, 586 ss, avec des renvois à la littérature et à la pratique.

2. L’utilisation stratégique des mesures conservatoires dans le contentieux international

Dans le document L'ouvrage public et le droit international (Page 112-116)

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