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Une multiplicité d'usages se construit progressivement sur les canaux et les eaux. Dans l'historiogra-phie de la souveraineté, ces usages sont gouvernés par les nobles et notables. Ces usages s'articulent et se modient avec les habitants des terroirs et leurs productions. Les sous-sections suivantes présentent 3 familles d'usages : les moulins, les arrosages et les usages d'utilité publique . L'ordre de ces usages reète les intérêts des nobles et notables qui possèdent les droits et les ouvrages.

B.1 Les moulins

Les moulins et autres engins sont au coeur du projet d'A. de Craponne. La force hydraulique est une promesse de richesse, d'indépendance et de puissance pour les terroirs qui en disposent. Des moulins fonctionnent le long de la Durance et de la Touloubre. Ils produisent principalement de la farine ou de l'huile. Ceux-ci sont bâtis à proximité des bourgs augmentant ainsi leur centralité. A. de Craponne va s'engager à fournir un moulin à chaque terroir. Ces moulins villageois5 sont en majorité construits par A. de Craponne puis revendus aux communautés. En échange de l'implantation de ces moulins, A.

3. Cette branche abandonnée est peu présente dans la littérature. ([16]C. Toni (Ingénieur) sous l'autorité de M. Jean (Ingénieur en Chef du Génie Rural et des Eaux et Forêts) (1975)) arme explicitement son existence. La seule source d'époque est un acte notarié entre A. de Craponne et les communautés de Saint-Chamas et de Miramas de 1567 reproduit dans [80]Rigaud(1934). Cet acte est une concession d'arrosage qui précise que l'eau pourra venir de Salon ou d'Eyguières. Le tracé du canal abandonné est compatible avec la topographie et rend compte du tracé du canal entre Eyguières et Istres.

4. [49]Imprimerie Robert Estienne(1549), page 499

Carte 3.1 Carte des des canaux et de leurs usages en Crau entre 1554 et 1780.

Sources : Cartes de Cassini (feuille 123 de 1778 et feuille 92 de 1770-1774), [84]Soma Bonllon(2007), [16] C. Toni (Ingénieur) sous l'autorité de M. Jean (Ingénieur en Chef du Génie Rural et des Eaux et Forêts)(1975), [25]Cornillon(1683), [15]Breysse (1994)

de Craponne reçoit des autorisations pour traverser les terroirs . C'est par ces moulins villageois que se justie l'utilité à la chose publique, ce qui assure à A. de Craponne une forme de paix sociale lors de la construction des ouvrages. Les moulins correspondent à des investissements conséquents qu'A. de Craponne n'arrive pas à assumer seul. Il se tourne vers les nobles/notables des diérentes communautés qui négocient avec A. de Craponne des droits d'eau et la vente des moulins. A. de Craponne assure une maîtrise des eaux lors des transactions en vendant un droit correspondant à un certain nombre de moulant6et en négociant une redevance annuelle. Cette redevance doit permettre l'entretien des ouvrages existant et aussi de fournir une rente à A. de Craponne et aux ayants droit qui ont investi dans cette entreprise infaisable et impossible 7. Ces moulins sont vus comme des utilités à la chose publique pour les communautés et ils sont aux mains des nobles et notables qui espèrent en tirer des revenus.

A. de Craponne construit aussi des moulins en son nom propre. Ces moulins ont une vocation com-merciale dans l'optique de rendre protable l'entreprise d'A. de Craponne. Les moulins représentent des coûts d'achat et de construction très importants qu'A. de Craponne doit nancer. Face à des dicultés nancières, il vend ou donne des parts de ses moulins dans son cercle familial et à la proche bourgeoisie salonaise. Ces moulins de grande taille sont partie intégrante de l'entreprise d'A. de Craponne au même titre que les canaux et autres ouvrages. Le moulin des quatre tournants est le plus important8. Il est construit à Salon en 1561 et est destiné à la mouture du blé. Sa construction et son fonctionnement dé-montrent les dicultés nancières d'A. de Craponne. Il doit donner des droits d'arrosages pour le terrain ou vendre à sa famille ou ses proches des parts du moulin. Le moulin est productif et son commerce est prospère. Il rend compte du prot que les nobles/notables peuvent tirer des canaux et des dicultés de fonctionnement des ouvrages.

Les moulins correspondent à des industries utilisant la force motrice de l'eau. Ils ont diérentes fonc-tions. Les moulins à farine sont essentiels pour la production et l'approvisionnement local de pain. Les moulins communautaires sont souvent des moulins à farine. Les moulins à huile (olive) correspondent à une logique plus commerciale. Ils sont majoritairement construits par des nobles/notables des commu-nautés après une transaction avec A. de Craponne. D'autres usages industriels de la force hydraulique se développent au XV IIe et XV IIIe siècles tels que le tissage de la soie et la confection de draps, industries attestées à partir de 1625. La force hydraulique est aussi mobilisée pour le travail du fer et du bois. Ces diérents usages industriels sont de plus ou moins grande importance. Ils vont du moulin qui mobilise une grande force hydraulique (avec un droit bien établi) à de petites installations au l de l'eau (initialement sauvage). Ces usages industriels ne sont pas des activités ex-nihilo. Ils sont ancrés dans les

6. Unité qui fait le rapport entre l'eau et la capacité à faire tourner un moulin. Cette unité prendra la forme d'un débit auXIXesiècle.

7. [31]de Nostradamus(1614) page 776, souvent qualiée de périlleuse entreprise par les sources postérieures. 8. Une histoire focalisant sur l'achèvement technique du moulin des quatre tournants peut être trouvée dans [84]Soma Bonllon(2007) à la page 116.

activités des communautés, notamment les productions agricoles, et se développent progressivement.

B.2 Les arrosages

La dynamique de prot d'A. de Craponne et des nobles/notables des diérents terroirs repose se-condairement sur les arrosages. Les arrosages permettent d'augmenter la rente des terres agricoles au prix d'un investissement conséquent. Cette intensication des activités agricoles va de pair avec la mise en place des moulins. Elle renforce la centralité des villes et des bourgs car les arrosages se font à leur proximité au prot notamment de culture commerciale.

L'arrosage n'était pas l'objet central du projet de canal. Il se construit au fur et à mesure et les textes donnant des droits se feront de plus en plus précis sur la quantité d'eau, les surfaces, les localisations, les usages et le prix. Entre 1554 et 1571, une multitude de titres et de droits se superposent et s'expriment diéremment. Ces droits montrent la mise en place de normes disciplinaires de plus en plus précises (amalgamées à des ouvrages) qui s'accompagnent du renforcement d'un système répressif et de perception des paiements. L'Eygadier Eygatour (provençal : conduit les eaux) est le personnage qui va véhiculer ces normes disciplinaires. Le personnage de l'eygadier est présenté dans la sectionD.4à la page127.

Les arrosages ont principalement deux origines. Pour la construction du canal de Salon et de ses branches, A. de Craponne doit dédommager 9 les propriétaires dont les terres sont traversées par le canal. A. de Craponne manque de moyens nanciers et ne peut indemniser les propriétaires. Il passe des accords plus ou moins formalisés leur donnant des droits d'eau pour l'arrosage des terres bordant le Canal. A. de Craponne donne le plus souvent des droits à susance 10 qui ne spécient pas l'usage agricole ni les modalités d'accès. Ces droits sont donnés gratuitement et les redevances annuelles sont le plus souvent nulles ou à bas prix.

Des droits d'arrosages sont attribués aux terroirs des diérentes communautés. Ceux-ci seront nom-més arrosages de Salon, d'Arles, d'Istres, de Mallemort, de Pélissanne, d'Alleins, de Lançon, etc. Ils concernent les terroirs des communautés. Cependant leur caractère public ou privé n'est pas évident. Ces arrosages sont l'objet d'actes entre A. de Craponne et ces communautés par l'entremise de leurs aristocraties. Ce sont souvent dans ces mêmes actes antérieurs au canal qu'A. de Craponne prend l'enga-gement de la construction des moulins communautaires. Ces actes précisent la localisation (par lieux-dits à proximité des bourgs et sans métrologie) des arrosages et de la prise d'eau. Ces droits d'accès viennent en compensation du passage du canal. Ces droits ne sont que des promesses d'accès à l'eau du canal. Les modalités doivent venir dans un second temps. Ils constituent bien un droit car le défaut d'accès sera reconnu par la justice.

9. Acte de concession de 1554. 10. Ibid.

Une fois le canal construit, A. de Craponne vend également des droits d'arrosages à proximité du canal aux diérents terroirs. Ces derniers actes précisent des droits d'eau pour une certaine supercie avec certaines cultures. A. de Craponne vendra aussi les bénéces des arrosages à des membres de son cercle familial et à ses proches (bénéciaires)11. Ces cessions se font sur de grandes supercies. Celui qui bénécie de ces arrosages peut ensuite en faire son prot mais apporter l'eau est à sa charge.

A. de Craponne ou le bénéciaire des arrosages négocient ensuite des contrats d'arrosages avec des ayants droit des diérents lieux dits. Ces contrats interviennent après la construction du canal. Les premiers déterminent le prix en reprenant la coutume du paiement à l'arrosage 12. Celle-ci consiste en un paiement dont l'arroseur doit s'acquitter à chaque arrosage. Les contrats suivants correspondront à un paiement annuel par unité de surface en échange d'un droit d'eau en moulant pour une certaine surface avec une éventuelle précision d'un tour d'eau.

A partir de 1562, le régime concessionnaire devient dominant. A. de Craponne ou les bénéciaires des arrosages vendent des concessions qui précisent une certaine quantité d'eau pour une certaine surface avec un éventuel tour d'eau. Ces concessions sont d'abord réalisées avec des grands propriétaires et notables des diérents terroirs. Les demandes de concessions augmentent considérablement. A partir de 1565, A. de Craponne donne procuration et pouvoir à son frère pour les facultés 13d'arrosages. Ce dernier vendra de nombreuses concessions (55 entre 1565 et 1568 selon [84] Soma Bonllon (2007)) à des propriétaires terriens. Ces concessions sont standardisées et donnent droits à une certaine quantité d'eau selon un certain tour d'eau pour une période donnée. Ces concessions sont vendues pour des sommes importantes (droits d'entrée) et assorties d'un paiement annuel. Elles s'adressent avant tout aux notables et aux bourgeois. Les villes, notamment Salon, peuvent se placer comme intermédiaire dans la mise en place d'une concession. Les concessions comportent un prix pour l'accès payable à établissement de la concession et une contribution annuelle. Les tarifs sont calculés par unité de surface. Dans le cadre des concessions communautaires, ces sommes d'argent sont acquittées par les nobles et notables qui répercutent les coûts sur les paysans au rapport de leur surface travaillée. La ville se charge du contrôle des arrosages. Les ouvrages pour l'arrosage sont en général à la charge des ayants droit ou des concessionnaires et non à celle du bénéciaire.

Les eaux d'arrosages ont servi à améliorer la production des cultures habituelles 14. Les oliviers sont au coeur de l'arrosage notamment à Salon pour la production d'huile. La vigne, les autres vergers

11. Par exemple à sa soeur en 1558 : l'eygade [l'eau] pour arrozer et eygar [mettre en eau, traduction personnelle] mille carteyrades [environ 237 ha] de vergers à l'eau qu'icelluy de Craponne a fait venir de Durance par les foussés à la dicte présente ville de Salon, c'est à savoir Grès, Lauze, larentier, Canourge et Tallagard. (Archives Municipales de salon, 123 WAT p. 86, cité par [84]Soma Bonllon(2007))

12. [84]Soma Bonllon(2007) page 151

13. Terme d'époque cité dans [84]Soma Bonllon(2007) pour la désignation d'une autorisation de prélever de l'eau pour arroser contre rétribution. Ces facultés se transformeront par le suite en droits d'eau.

14. Alia Consueta Archives départementales des Bouches-du-Rhône, série G, fond de l'archevêché d'Arles, cité dans [84]Soma Bonllon(2007)

(notamment de mûriers pour les vers à soie) et les jardins (maraîchages et grains) sont aussi cités. L'ar-rosage porte donc sur des cultures connues. Il permet d'augmenter considérablement la production et de parer aux sécheresses (notamment celle de 1559 où étant resté sept mois sans pleuvoir [...] n'y eut de sauvé que les arbres et plantes qui furent arrosés de l'eau d'A. de Craponne ! ([31] de Nostrada-mus(1614) page 776)).

L'eau selon A. de Craponne est conçue comme pouvant être amenée à profusion. L'acte de 1554 lui donne licence de prendre l'eau de la Durance, de faire les ouvrages correspondant et de déterminer le tracé comme bon lui semblera. La quantité d'eau prise en Durance ne supporte pas de limitations dans l'acte. L'établissement des arrosages reprend cette vision de la profusion. Il n'est nulle part fait mention d'un partage de l'eau mais de l'ouverture de droits qui peuvent nécessiter l'amélioration des ouvrages. Dans les concessions ou vente des bénéces, il y a l'idée de pouvoir rendre de très vastes espaces (plusieurs dizaines à centaines d'hectares) plus protables. Les normes disciplinaires précisant les surfaces, les quantités et les usages de l'eau, encadrent surtout les paiements des arrosages et non le partage de l'eau. L'eau étant abondante, seuls les ouvrages sont limitants et doivent être retravaillés.

B.3 Les usages d'utilité publique

Les moulins et les arrosages sont les usages protables du canal et des eaux. Ils font l'objet de textes et de droits formalisés. En parallèle, d'autres usages se construisent et s'établissent :

les distributions d'eau (non potable, eau du canal) aux habitants ( manants ) des villes la mise en place de lavoirs dans les villes

l'allocation d'eau pour le lavage des laines l'allocation d'eau aux tanneries dans les villes la mise en place d'égouts pour les villes les abreuvages des troupeaux à la campagne

le ottage du bois pour la construction des ouvrages (ponts) sur les canaux15

Du point de vue des sources, ces usages sont présentés comme des commodités dans les archives de l'Oeuvre Générale de Craponne (OGC)16. Ils sont peu formalisés dans leurs instaurations en comparaison aux usages protables. Par conséquent, il est dicile de décrire nement la mise en place de ces usages et leurs inscriptions dans la coutume. Ils ont été retracés dans une multitude de sources diérentes très espacées temporellement entre les textes d'A. de Craponne ou de ses Oeuvres du XV Ie siècle et les archives juridiques duXIXesiècle. Ces usages sont marginaux dans l'historiographie des canaux et des eaux.

15. Cet usage comme la navigation avait été pensé comme potentiellement protable par A. de Craponne. Le ottage eut lieu seulement au début du fonctionnement du canal et la navigation ne fut jamais possible [84]Soma Bonllon(2007).

Les usages de commodités s'inscrivent progressivement dans les coutumes des communautés. Ils se formalisent en partie avec la mise en place d'ouvrages spéciques. Par exemple, l'abreuvage des troupeaux est une pratique sauvage. Les bergers dégradent les berges pour pouvoir faire boire le bétail. Cela pose des problèmes pour les usages protables. Des zones spéciques à l'abreuvage des troupeaux vont être mises en place. Les berges sont empierrées pour éviter leur dégradation. L'abreuvage est alors formalisé à la marge dans les textes. Il devient coutumier au niveau des ouvrages spéciques et interdit sur le reste du canal. Les usages de commodités sont ainsi bornés par des ouvrages, des objets, et des localisations régulant les pratiques. Ces pratiques coutumières, souvent conduites par les plus pauvres, s'inscrivent progressivement comme des droits.

Pour les propriétaires ou bénéciaires du canal, ces usages sont considérés comme secondaires. Ils sont en partie issus des négociations qu'A. de Craponne avait avec les nobles/notables des communautés pour le passage des canaux, pour la concession d'arrosages, ou pour les moulins. En ce sens, ils correspondent à un don (comme une aumône) des puissants, des riches nobles ou notables pour les habitants et contribuent à donner corps à l'utilité publique pour les manants.