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A Démarche de recherche inductive : suivre les acteurs et dessi- dessi-ner les réseaux

A.1 Partir du terrain

L'eau en Crau a été le l directeur de la conduite de mon enquête. J'avais ainsi un objet d'étude, l'eau, associé à un espace géographique, la Crau. Pour explorer le terrain, j'ai adopté une démarche inductive. La démarche inductive consiste à donner une importance primordiale aux observations. Celles-ci doivent être explorées avec ouverture d'esprit, précaution et honnêteté. Il ne s'agit pas de faire parler le terrain par rapport à des points de vue préconçus mais d'en être à l'écoute et d'y être attentif.

Dans cette approche inductive, il faut prendre très aux sérieux les diérentes sources et ne pas les hiérarchiser a priori. J'ai ainsi été très ouvert à toutes les formes de discours, d'acteurs, de savoirs, de documents et de matérialités dans la pratique du terrain. J'ai fait particulièrement attention à la manière dont les acteurs agençaient ces éléments. Par exemple, lors d'une rencontre avec un eygadier (garde-canal) au bord d'un canal dont il a la charge, j'écoute sa parole et le récit qu'il me fait, je regarde

avec lui les documents réglementaires qu'il met en scène dans son récit. J'explore aussi la façon dont il manipule les martelières ou comment il mesure l'eau en fonction des remous et des repères dont il a connaissance. Il répond au téléphone. Je monte avec lui en voiture pour faire le tour du canal. Il ne met pas sa ceinture et a des cartouches de fusil dans le vide-poche. Nous faisons quelques mètres, nettoyons une martelières, réglons une vanne et avançons un peu plus loin. Je peux ainsi saisir la manière dont cet eygadier assemble de nombreux éléments dans sa pratique du canal mais également ce qu'il souhaite me montrer, sa représentation du monde et de lui-même. Ces agencements qui font et/ou gouvernent l'eau, en un moment et un lieu donné, déterminent l'action au sens de sociologie de la traduction. Ce réseau enchevêtré d'humains et de non-humains agit et fait agir (Latour (2006a)). Pour bien le saisir, il faut donc être attentif à une grande variété de sources et de matériaux et respecter la façon dont les acteurs les articulent mais aussi ne les articulent pas. Nous devons donc saisir les non-dits et les objets qui ne sont pas utilisés grâce au contraste apporté par les pratiques d'autres acteurs.

Pour bien comprendre ces acteurs, je dois être pris et croire (pour reprendreFavret-Saada(1977)) à ce qui m'est donné de voir et d'entendre. Je dois ainsi explorer avec l'acteur son vécu. Mon travail consiste à être en empathie avec lui. Lors des entretiens les acteurs peuvent ainsi se livrer. Dans les réunions, je peux saisir les diérences de points de vue, les non-dits, les discours stratégiques. Dans les documents, il s'agit de comprendre ce que veulent dire les auteurs et replacer ces documents dans leurs genèses et leurs usages postérieurs. Cependant, ce travail implique de ne pas rester engagé avec un acteur/auteur mais de pouvoir s'en désengager lors de la rencontre avec un autre acteur. Chaque acteur est ainsi l'occasion d'explorer diérents vécus et les rencontres entre ces acteurs permettent de voir comment ceux-ci s'agencent ou s'ignorent. La pratique du terrain est ainsi marquée par une série d'engagements/désengagements où il faut coller au plus près des acteurs mais aussi s'en défaire. Ceci conduit à explorer une grande diversité de sources.

L'importance de l'empathie compréhensive a été soulignée par Max Weber : très souvent, Nous ne sommes pas capables de comprendre avec une entière évidence maintes "ns" ultimes et "valeurs" d'après lesquelles l'activité d'un individu peut s'orienter empiriquement, mais le cas échéant nous pouvons les saisir intellectuellement [...] grâce à l'imagination empathique (Weber (2003), page 30). Cette notion d'empathie permet de suivre, au plus près du vécu des acteurs, les pratiques, les matérialités, les savoirs, et les savoir-faire qu'ils mobilisent au quotidien. En ce sens, cette approche inductive est une approche compréhensive qui se rapproche de l'exploration des espaces vécus (Frémont(1976)).

A.2 Façon d'explorer et d'ouvrir le terrain

Mon contact avec le terrain a été initié par un acteur particulier de la Crau. Celui-ci travail sur le domaine du Merle appartenant à SupAgro. Ingénieur agronome de formation, il a été recruté au début

des années 2000 pour moderniser l'irrigation du domaine. Il doit le faire fonctionner et en même temps mener une activité scientique au sein de l'unité de recherche où je réalise ma thèse. Ce scientique-gérant du domaine souhaite attirer et sert d'ancrage local à diérents scientiques pour venir travailler en Crau. Dans le même temps, il est présent dans un grand nombre d'organismes de gestion de l'eau en Crau. Il est dans les boucles de mails et est invité aux réunions. Il fait ainsi le lien entre scientiques et gestionnaires pour le montage de projets scientiques pour l'aide à la gestion de l'eau. Ce personnage a été mon point d'accès au terrain. Il m'a donné des contacts pour prendre rendez-vous et m'a introduit lors des premières réunions. Je logeais ainsi sur le domaine du Merle lors de mes semaines de terrain. J'ai pu faire des entretiens fréquents avec lui qui m'ont permis de me tenir au courant de ce qui se passait en Crau, essentiellement au niveau des gestionnaires et des scientiques.

A partir de ce contact, j'ai suivi les réseaux d'acteurs et les matérialités de la gestion de l'eau . J'ai ainsi tiré les ls reliant les acteurs. Chacun des entretiens, des documents ou chacune des réunions fut l'occasion d'identier de nouveaux acteurs. Le principe de génération de l'exploration repose ainsi sur la boule de neige. La recharge de la nappe de Crau par l'irrigation gravitaire est, par exemple, apparue comme un fait central approché par les diérents acteurs de la gestion. Elle les liait entre eux à la fois dans les savoirs, les discours mais également dans une certaine matérialité.

Ma conduite du terrain repose sur une volonté de tirer les ls des réseaux d'acteurs et de me décentrer constamment pour explorer diérentes facettes de l'eau en Crau, notamment des facettes tacites ou rendues invisibles par certains réseaux. Il s'agit d'éviter les angles morts de la boule de neige. J'ai conduit une grande partie de mon terrain en m'immergeant en Crau durant des périodes continues de 5 jours où j'étais logé sur le domaine du Merle. Mais l'immersion a surtout eu lieu lors des entretiens et des réunions où j'ai essayé de rester le plus longtemps possible, orant souvent de l'aide pour servir ou débarrasser. J'ai également multiplié les rencontres avec les acteurs pour me familiariser avec le paysage de la gestion et ai réalisé plusieurs entretiens avec les acteurs centraux de la gestion. Les entretiens ont presque tous été réalisés soit au domicile des acteurs soit sur leur lieu de travail, lorsqu'ils ont un travail de bureau.

La convivialité et la facilité de discussion des acteurs au sein des dispositifs de gestion1 ont été essentielles pour mon accès au terrain. Les diérents acteurs, notamment les techniciens, ont ainsi eu une parole très ouverte. Ils ont accepté de m'inviter aux réunions, me positionnant comme un des partenaires. Au fur et à mesure de nos rencontres et de mon attention pour leur travail, j'ai ainsi bénécié de leurs explications bienveillantes et franches sur la gestion.

Il ne s'agit pas pour autant de se limiter à une trajectoire de l'eau en Crau façonnée par certains acteurs ou par une certaine matérialité mais il faut aussi faire des détours pour explorer par exemple la

construction d'un gazoduc, une décharge ou des liens familiaux qui constituent des facettes de l'eau en Crau. Il faut ainsi explorer les bordures des réseaux d'acteurs et les contestations mais plus encore il faut savoir s'en décentrer pour ne pas rester bloqué dans un réseau et une ontologie particulière. Il faut saisir au vol les voix discordantes et essayer de comprendre ce qu'elles veulent dire. J'ai ainsi essayé autant que possible de limiter les biais de cette approche qui pourrait conduire à ne rendre visible qu'une facette de l'histoire, de l'eau et de la Crau.

Je me suis ainsi détaché de certains acteurs (gestionnaires ou scientiques) dont j'étais proche dans l'exploration du terrain et qui ont témoigné d'un intérêt pour mon travail dans leurs pratiques. Ils souhaitaient parfois me mobiliser et d'une certaine façon m'encliquer2 (Olivier de Sardan (1995)). Ces tentatives n'étaient pas dites comme une volonté d'inféodation mais plus comme une coopération possible. Certains gestionnaires m'ont assez explicitement fait passer des éléments de langage pour que je m'en fasse le porte-parole en y apportant un poids scientique. De même des scientiques ayant des liens avec ces gestionnaires ont souhaité m'intégrer à leurs propres dispositifs. Mon travail consistait alors à analyser et replacer dans des réseaux les pratiques et les discours de ces acteurs, y compris scientiques, qui construisent une problématique pour m'intéresser et éventuellement m'aligner3dans leurs approches. A la toute n de mon travail de terrain, mon attitude à la fois proche et distante fut interrogée par un technicien-gestionnaire. Il souligna le fait que je ne parlais pas pendant les réunions, que j'étais devant mon ordinateur à prendre des notes en continu. D'une certaine façon, il s'étonna que je ne partage pas en retour. Je ne participais pas à la gestion selon les pratiques qui ont court habituellement avec les scientiques. Ce moment mit en lumière l'importance du régime de la coopération dans la gestion auquel d'une certaine façon j'ai dérogé par mon détachement. Ce détachement, dans sa facette académique, a été plus dicile du fait de mon statut de doctorant et donc membre du champ scientique. Cette diculté explique le peu d'étude en critical political ecology du premier monde4 auquel je contribue.

En dehors des entretiens et des réunions, j'ai essayé de vivre en Crau. J'ai fait mes courses de fruits, légumes et fromages de chèvres chez des producteurs de Crau. J'ai acheté le pain chez le boulanger du village voisin et fait le marché quand c'était possible. Dès que j'ai pu, j'ai pris en stop des badauds pour pouvoir discuter avec des personnes auxquelles je n'aurais jamais eu accès sinon. Ce fut notamment le cas de 5 travailleurs agricoles dont 3 étrangers. Je me suis promené à pied ou en vélo dans les diérents lieux dont il était question dans mon travail d'enquête notamment ceux portant à controverses. J'ai essayé de discuter le plus possible avec les personnes que je rencontrais. Il ne s'agit donc pas à proprement

2. Cette notion sert à décrire l'insertion du chercheur dans un réseau particulier ce qui conduit d'une part à reprendre les points de vue d'une clique particulière mais également à se fermer les portes des autres cliques . Ce terme est utilisé essentiellement dans les études africaines mais est tout à fait opportun pour décrire ces situations d'alignement présentées dans les études des sociétés dites modernes.

3. La notion d'alignement est issue de la sociologie de l'acteur-réseau. Elle est détaillée dans le chapitre théorique à la sectionB.2page66.

parler d'une immersion ethnographique mais plutôt d'un eort pour sortir des réunions et des entretiens formatés pour avoir un aperçu en contraste des vécus de la Crau.

J'ai discuté ici la stratégie pour saisir et être saisi par le terrain. Ceci conduit à explorer un terrain débordant et tentaculaire. Pour éviter d'être submergé, j'ai ciblé et suivi des lieux et des moments particuliers. Je me suis ainsi particulièrement intéressé aux arènes de gouvernement de l'eau ainsi qu'aux controverses.

A.3 Suivre le gouvernement et les controverses

Mon travail a constitué à retracer les réseaux d'acteurs, les institutions, les dispositifs et les discours du gouvernement de l'eau. Ceux-ci prennent le nom de gestion dans la période contemporaine. De nombreux acteurs mettent en scène la trajectoire historique de ces éléments et de leurs propres rôles. J'ai donc retracé ces formes historiques an de comprendre la généalogie que ces acteurs mettaient en avant. Il fallait alors replacer les éléments historiques dans les façons de gouverner qui les ont vues naître et/ou les ré-agencent selon une certaine historiographie. Cette exploration met ainsi également en lumière les discontinuités et les ruptures dans les façons de gouverner l'eau. Ce ciblage des manières de gouverner, y compris dans leurs trajectoires historiques, correspond à une étude du terrain par les discours qui sont hégémoniques à diérentes époque.

Dans la période contemporaine, j'ai concentré mon attention sur les gestionnaires et les institutions des canaux et de la nappe de Crau. Pour les canaux, j'ai ciblé l'Oeuvre Générale de Craponne (OGC) et l'Oeuvre Générale des Alpines (OGA) qui sont les deux institutions historiques de prises d'eau en Durance. J'ai également suivi certaines des principales associations syndicales en charge de l'irrigation. J'ai exploré les lieux de rencontre de ces institutions au sein de la Commission Exécutive de la Durance (CED) et du contrat de canal Crau Sud-Alpilles. Pour la nappe, j'ai suivi les deux grandes institutions en charge de sa gestion : le SymCrau et l'Organismes Unique de Gestion Collective pour les prélèvements agricoles (OUGC). Le contrat de nappe fut un lieu particulièrement intéressant pour retracer les relations entre acteurs qui participent à faire et à gouverner l'eau. J'ai rencontré en entretien des élus, syndics, techniciens, personnels administratifs et eygadiers qui ont la charge de certaines eaux en Crau mais aussi les acteurs qui gravitent autour des canaux et de la nappe (associations, scientiques). J'ai exploré les documents qui étaient produits et utilisés par ces acteurs. Les entretiens furent la source des archives privées explorées dans cette thèse.

Cependant, certains discours, pratiques et objets sont invisibles avec cette lecture par le haut. Ils restent dans l'ombre de ces acteurs et institutions dominants. Ils sont cachés par les évidences modernes des discours techno-scientiques pour gouverner l'eau. Dans le cours normal des choses, il est donc relativement dicile de les saisir. Mais, il existe un moment où ce qui est évident doit être dit et défendu,

où les facettes s'éclaircissent et où les invisibles rentrent en jeu : la controverse. La controverse réalise un véritable inventaire de la situation, qui vise moins à établir la vérité des faits qu'à la rendre intelligible. Cet inventaire porte d'abord sur les groupes concernés, sur leurs intérêts et sur leurs identités. Il ne résulte pas d'une froide analyse, distante et abstraite. Il s'opère en même temps que les acteurs entrent en scène : la distribution n'est pas connue à l'avance ; elle se révèle en même temps que la controverse progresse, et c'est précisément pour cette raison que celle-ci constitue un dispositif d'exploration qui permet de découvrir de quoi et de qui est composé la société (Callon et al.(2001), pages 50-51). Ces auteurs de la théorie de l'acteur-réseau (ANT) explorent la société et ses clivages au regard de questions socio-techniques.

Dans notre approche de l'eau en Crau, la controverse correspond à des contacts entre des acteurs hétérogènes. Les objets discutés ont une facette technique mais qui ne saurait englober tous les discours émis lors des controverses. Ce contact est plus ou moins conictuel, formalisé et préparé (de l'atelier participatif pour la gestion de la nappe à l'opposition à une canalisation de gaz). Ce contact est source de tension à mesure que certains acteurs cherchent à redénir et réaligner d'autres acteurs. Dans le jeu de la controverse, ce qui était évident est contesté et ce qui était invisible apparaît. En ce sens, la controverse permet de révéler des acteurs, des discours, des rôles et des savoirs décrits comme hégémo-niques ou minoritaires dans les discours de gouvernement. Elle permet de comprendre les relations qu'ils entretiennent et de les nuancer dans la confrontation (n'est pas fort qui croit !).

Dans les controverses, les acteurs se mobilisent et façonnent des objets notamment pour dénir et faire valoir des eaux. Les controverses se croisent avec des processus de structuration (dont la mise en place d'institutions). Le cadre de la controverse peut être bien délimité ou en cours de construction. Ces controverses montrent des dynamiques d'intéressement5 contradictoires et hétérogènes à certaines eaux en Crau. Elles apportent du contraste aux dynamiques gouvernementales et plus particulièrement dans leur mise en oeuvre et leur enracinement.

J'ai suivi un grand nombre de petites controverses qui donnent du contraste à l'exercice des manières de gouverner l'eau. J'ai isolé six controverses plus importantes qui montrent la rencontre de diérentes manières de concevoir de l'eau en Crau. Je présente ci-dessous ces controverses et comment elles façonnent l'eau :

1. Contrat de nappe. J'ai suivi le processus de concertation pour la mise en place du contrat de nappe jusqu'à sa signature. Ce processus devait accorder des acteurs hétérogènes pour proposer une gestion intégrée de la nappe . Certaines des pratiques et des représentations l'eau s'opposent mais ne font pas pour autant l'objet d'une lutte déclarée (Entre par exemple l'urbanisation, la protection de la nature et la sauvegarde de l'agriculture de foin de Crau). La controverse est

extrêmement cadrée. Dans la pratique, il s'agit d'une dynamique du compromis qui aligne les acteurs du territoire dans la gestion de la nappe. La controverse est défaite par le dispositif de participation pour la construction d'un consensus.

2. Crise CED. La CED est une institution créée en 1907 pour répartir [les] eaux de la Durance lors de l'étiage. Cette institution a longtemps été en sommeil. Elle joue un rôle important depuis 2007, année de crise , où la réserve EDF a été épuisée et où il a fallu payer de l'eau supplémentaire à EDF. Ceci a conduit à la mise en place d'un protocole de gestion de crise dont j'ai suivi la phase terminale de construction. Ce protocole a été activé en été 2015. J'ai pu observer la controverse au sein de la CED générée dans la construction du protocole6mais surtout lors de sa première mise en ÷uvre. Dans le cas de l'été 2015, j'ai pu observer comment la crise a fait l'objet d'une controverse. Ceci permet de nuancer le poids des structures et de la domination : établir une controverse devient un enjeu de contre-pouvoir.

3. Compagnie Agricole de la Crau (CAC). La compagnie est issue d'un projet capitaliste bourgeois de mise en valeur de la Crau et des marais de Fos (deuxième moitié du XIXe siècle). Cette mise en valeur reposait sur un projet monumental de mise en culture des Coussouls et des marais grâce à la construction d'un nouveau réseau hydraulique. L'eau est au coeur de la mise en valeur et de la controverse avec les autres acteurs de la Crau. Si cette mise en valeur échoue en grande partie, la CAC devient propriétaire foncier de plus de 10 000 hectares. J'ai ainsi suivi le devenir de la CAC depuis sa création jusqu'à son démantèlement récent dans la réserve naturelle des Coussouls et un