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F Façons de faire avec : réappropriation et réinvention des dis- dis-positifs

Cette dernière section du cadre théorique décentre le regard des manières de gouverner et des dis-positifs déployés pour les mettre en oeuvre. Nous prenons en compte l'intelligence et la cohérence des façons de faire qui permettent au quotidien d'agir face aux dispositifs. Les pratiques, savoirs, discours, tactiques, ontologies déployés avec les gestes quotidiens sont au coeur de cette section. Cette section n'a pas pour objet de traiter les façons de faire pour elles-mêmes mais d'explorer les relations de pou-voir, l'enracinement du gouvernement et le contournement, détournement ou opposition aux dispositifs. Il s'agit de traiter comment ceux qui font l'eau, travaillent avec elle et la façonnent, composent avec les transformations des manières de gouverner. C'est ce faire avec qui est au centre des pratiques pour contester ou détourner les dispositifs gouvernementaux et qui renvoie à des savoirs, des savoir-faire, des discours, des stratégies mais surtout des tactiques, que nous allons explorer ici. Cette démarche est un point de décentrement de la thèse qui ne fait pas l'objet d'un chapitre dédié mais qui met en tension et à l'épreuve les dynamiques étudiées dans les diérents chapitres.

F.1 Faire avec les modernités

Cette section présente les outils théoriques pour rendre compte des pratiques quotidiennes des acteurs. Elle propose l'étude des façons de faire avec les modernités déployées dans les diérents dispositifs. Quatre auteurs seront mes alliés pour mettre en lumière ces façons de faire : Michel de Certeau avec L'invention du quotidien, I : Arts de faire (1990), Yvonne verdier avec Façons de dire, façons de faire : la laveuse, la couturière, la cuisinière (1979), Jeanne Favret-Saada avec Les mots, la mort, les sorts (1977) et James Scott avec Weapons of the weak (1985). Chacun de ces auteurs rendent aux acteurs et à leurs manières de faire quotidienne leur cohérence, leur intégrité et leur intelligence.

Les manières de faire avec sont souvent laissées de coté par les dispositifs mettant en oeuvre une manière dite nouvelle de gouverner. Les savoirs techno-scientiques ne cherchent pas à montrer la co-hérence des pratiques et des savoir-faire des habitants mais les mobilisent au service de leurs propres dispositifs. Par exemple, Mukerji (2009) montre comment la construction du canal du Midi a reposé sur une remobilisation des savoirs et savoir-faire locaux notamment des femmes ingénieurs autochtones ( indigenous women engineers ) qui ont solutionné de nombreux problèmes techniques. Si ces femmes ont eu un rôle déterminant, elles ne sont pas reconnues pour leur savoir-faire et leurs contributions dans l'historiographie classique du canal qui se conçoit généralement autour des gures de Colbert et de Riquet.

une certaine ignorance (Scott (1985)). Les dispositifs modernisateurs cherchent ainsi souvent à faire table rase des pratiques existantes pour les redénir. Ce travail de sélection de la part des autorités gouvernementales est visible dans les travaux de Scott. Il montre la domestication ( taming ) de la nature par les dispositifs gouvernementaux qui font disparaître formellement les usages et relations sociales complexes. La forêt devient ainsi un relevé comptable d'un nombre d'arbres, d'ages et d'états de santé qui rend invisible la cueillette, la chasse et les relations mystiques à la forêt. Cela génère une ignorance sur une partie des pratiques quotidiennes des acteurs.

Les dispositifs modernisateurs doivent mettre en oeuvre une certaine modernité et opèrent cette sélection tout en proposant de faire table rase des pratiques passées. Nous devons ainsi questionner ce passage d'une certaine modernité en prêtant attention à ceux qui la subissent et qui sont amenés à disparaître dans leurs pratiques, leurs rôles, leurs savoirs et leurs ontologies si la modernité triomphe.

Le livre d'YvonneVerdier(1979) prend naissance dans une enquête ethnographique d'un petit groupe de jeunes scientiques qui vont vivre au village de Minot durant plusieurs années. Ils retranscrivent les façons de vivre d'une campagne reculée qui est en train de subir la modernité de l'après-guerre et qui se vide de sa population et où les pratiques sont en pleines mutations. L'ethnographie a ainsi pour objet ces pratiques non-modernes qui disparaissent. Les grands ouvrages hydrauliques remplacent les anciennes pratiques de l'eau en Durance (Marié (1984)). Ces pratiques modernes disqualient les pratiques an-ciennes de l'eau et de l'agriculture comme du folklore : Phillipe Lamours43 en parle ainsi : Je ne me souciais de ce folklore que pour m'en amuser. Il me reposait de mes fatigues. (Cité parMarié(1984), page 23). Marié propose alors de faire une anthropologie de cette modernité hydraulique mais il laisse ainsi de coté les acteurs du quotidien qui doivent faire avec les canaux et ouvrages des ingénieurs. Dans cette thèse, nous interrogeons comment ces acteurs du quotidien composent avec cette modernité.

Ces façons de faire quotidiennes font l'objet de peu de documentations pour elle-même. Elles sont le plus souvent réduites à du folklore, de l'archaïsme, du bricolage par rapport à une modernité. Favret-Saada pointe ainsi comment la sorcellerie en Mayenne relève seulement des coupures de presse et des récits folkloriques (Favret-Saada (1977)). La sorcellerie n'est ainsi pas prise au sérieux comme une pratique sociale. Son travail renverse cette perspective et montre l'importance de la sorcellerie comme pratique permettant de créer de la distance dans les relations sociales du bocage mayennais où la famille et les voisins sont omniprésents. La sorcellerie est ainsi un espace de savoirs et de pratiques cohérents qui rend vivable des situations tendues et justient des mises à distance ou des rapprochements. La sorcellerie dénie ainsi un dedans pour ceux qui sont pris et y croit , ainsi qu'un dehors pour les autres ( Favret-Saada(1977)). Cette notion de prise permet de questionner la manière dont des acteurs sont pris dans un dispositif et croit dans les savoirs, les identités et les institutions qui le constituent.

Ces pratiques, savoirs et savoir-faire des habitants peuvent aussi être traduits et désincarnés par les dispositifs. La recherche de Wendy Espeland montre comment l'ancienne garde, composée d'hydrauliciens et de bâtisseurs de barrage, ne voit dans la rivière qu'un emplacement idéal pour la construction du barrage faisant des pratiques et du vécu de cette rivière par les habitants de la réserve indienne. Elle montre aussi comment cette ancienne garde est supplantée par une nouvelle garde qui doit prendre en compte les habitants pour décider de l'avenir du projet. Elle étudie ainsi le dispositif de commensuration mis en place par la nouvelle garde qui intègre les valeurs des habitants mais les dénature pour les faire rentrer dans un modèle. Finalement, les pratiques de la rivière ou l'histoire de la tribu indienne sont mises sur le même plan que l'agriculture irriguée et la production hydro-électrique que le barrage devrait fournir. Elles sont ainsi désincarnées.

Ces diérents auteurs apportent une approche critique des modernités en rendant une cohérence ontologique aux acteurs non-modernes. Il s'agit d'être pris et croire à leurs discours, pratiques, savoirs et ontologies. Cela implique de passer du temps avec eux dans une démarche ethnographique. Cependant, cette thèse ne propose pas une approche ethnographique des praticiens quotidiens de l'eau en Crau. Je pointe ici l'importance d'être vigilant aux savoirs, discours et pratiques qui permettent aux acteurs de composer avec les dispositifs. Mon but n'est pas ici de restituer l'ensemble des pratiques et des relations sociales pour faire l'eau en Crau mais d'en saisir certains éléments qui montrent les façons que les acteurs déploient pour faire avec les dispositifs gouvernementaux.

F.2 Tactique pour faire avec les stratégies gouvernementales

La notion de faire avec renvoie aux contournements, détournements et oppositions des acteurs face aux dynamiques gouvernementales. Le chapitre III de la première partie du livre de Michel de Certeau est intitulé Faire avec : usages et tactiques (Certeau(1990), page 50).

Bien qu'elles soient relatives aux possibilités oertes par les circonstances, ces tactiques traversières n'obéissent pas à la loi du lieu. Elles ne sont pas dénies par lui. A cet égard, elles ne sont pas plus localisables que les stratégies technocratiques (et scripturaires) visant à créer des lieux conformes à des modèles abstraits. Ce qui distingue les unes des autres, ce sont les types d'opérations en ces espaces que les stratégies sont capables de produire, quadriller et imposer, alors que les tactiques peuvent seulement les utiliser, manipuler et détourner (Certeau(1990), page 51).

Les façons ou arts de faire renvoient ainsi aux pratiques quotidiennes des acteurs qui subissent les dispositifs mais plus encore qui arrivent à s'en accommoder ou à les détourner. Nous pouvons ainsi explorer ce que le gouvernement de l'eau en Crau fait vraiment à l'eau, aux acteurs du quotidien et aux pratiques mais plus encore ce qui est fait des dispositifs, savoirs, objets et discours de gouvernement.

fait du coup par coup. Elle prote des occasions et en dépend, sans base où stocker ses bénéces, augmenter un propre et prévoir des sorties. Ce qu'elle gagne ne se garde pas. (Certeau(1990), pages 60-61). La tactique est donc une action du moment qui permet de répondre aux dynamiques de gouvernement et particulièrement à l'exercice du pouvoir. Michel de Certeau propose ainsi une critique du pouvoir inspirée de Foucault et Bourdieu44 en mettant en avant l'importance des tactiques quotidiennes des faibles pour l'exercice du pouvoir.

F.3 Armes et ruses des faibles

La distinction entre faible et puissant résulte d'un discours qui catégorise et caractérise les acteurs. Les dispositifs de gouvernement contribuent à (re-)produire ces catégories/caractéristiques. Si nous avons dans cette thèse une conception relationnelle du pouvoir, dans les logiques de gouvernement le pouvoir est concentré, incarné et symbolisé par certains acteurs. Ils se posent comme puissants quand d'autres acteurs sont décrits comme faibles. Ces premiers possèdent de nombreux attributs de cette puissance, comme des titres, des biens, de l'argent qui permettent de montrer et de faire état du pouvoir. Ceux qui sont dénués de ces attributs, sont les faibles et les pauvres. Le pouvoir se montre alors comme un état. C'est bien l'objet des tactiques que de contourner, détourner ou saper cette puissance instituée.

Le travail de James Scott montre comment les faibles ne sont pas aussi faibles et les puissants pas aussi puissants que les discours de gouvernement ne le laissent entendre.

The rich have the social power generally to impose their vision of seemly behavior on the poor, while the poor are rarely in a position to impose their vision on the rich. A good name is something like a social insurance policy for the poor against the thousand contingencies of agrarian life. It is built by a record of deferential behavior, service at feasts and house movings, a willingness to work without quibbling too much about wages, and tacit support fur the village leadership. It brings tangible rewards in terms of employment, charity, help at times of death or illness, and access to whatever subsidies the ruling party in the village has to distribute. It brings intangible rewards in terms of inclusion both in the informal pleasantries and in the ritual of village life. (Scott(1985), page 24)

Those with power in the village are not, however, in total control of the stage. They may write the basic script for the play but, within its connes, truculent or disaected actors nd sucient room for maneuver to suggest subtly their disdain for the proceedings. The necessary lines may be spoken, the gesture made, but it is clear that many of the actors are just going through the motions and do not have their hearts in the performance. (Scott(1985), page 26)

Les faibles parviennent ainsi à échapper en partie au pouvoir des puissants y compris au pouvoir de l'argent. Ils déploient des tactiques pour ce faire et utilisent des armes pour résister que

Scott (1985) met en lumière. Cette thèse met en lumière ces manières de résister ou de contourner les dispositifs modernisateurs. Ces armes relèvent par bien des points à des ruses (Laurent (2004) ,Leblond(2017)).

Les pratiques rusées se rencontrent dans des situations d'asymétrie sociale, que celles-ci soient acceptables ou aliénantes. Autrement dit, la ruse se tisse dans l'ombre de la production de la hiérarchie ; elle appartient à la sphère du pouvoir et de l'autorité ((Laurent(2004), page 177)

Du point de vue du gouvernement, nous pouvons faire un trait d'union avec l'illégalisme décrit par Foucault pour analyser les moyens d'échapper à la discipline d'Ancien Régime (Foucault(1976)). L'illégalisme permet à Foucault d'aborder l'application diérentielle de la loi et des règles en fonction des circonstances. Certaines ruses et tactiques des habitants sont ainsi illégales mais plus ou moins acceptées et réprimées par les puissants. L'illégalisme est l'acceptation par le gouvernement d'être en partie contourné et opposé pour maintenir la paix sociale. Pierre-Joseph Laurent explique que les ruses ont été mises au ban et ignorées en Occident, où l'Etat est dit moderne :

[la ruse] Déclassée, bien souvent considérée comme une pratique suspecte, a priori bien éloignée de la démocratie, nous en avons perdu une certaine compréhension positive, à la suite notamment d'un rapprochement analogique entre la ruse et l'idée de mal (Laurent(2004), page 179)

Si ces ruses ou tactiques sont réduites à des pratiques anormales, déviantes, illégales, elles sont encore bien présentes en Occident. Ainsi, traiter des tactiques conduit par bien des points à traiter des pratiques dites déviantes, folkloriques, irrationnelles voir inacceptables par les savoirs techno-scientiques.

F.4 Le temps tactique : l'invention de la tradition

Certains acteurs revendiquent une certaine histoire et une temporalité propre. Le temps long décrit par un enracinement séculaire se veut en décalage des mouvements momentanés des dispositifs et des modernités. Faire l'eau en Crau repose ainsi sur des pratiques, des savoirs-faire, des objets décrits par les acteurs comme un héritage du passé. Ces derniers proclament leur attachement à ce passé issu d'une transmission liale, par la terre, les ouvrages ou les rôles institutionnels. La tradition et le patrimoine sont deux registres pour parler de ce passé au présent.

Dans la période contemporaine, la tradition et le patrimoine sont particulièrement présents et per-mettent à certains acteurs de revendiquer une histoire locale, autochtone, des paysans fondée sur un braconnage abondant de l'histoire ocielle. Nous abordons ici la mobilisation contemporaine de l'histoire pour parler de l'eau en Crau et s'opposer ou contourner les dispositifs. Notre approche constructiviste historique permet de faire un examen de ces reconstructions historiques.

Nous abordons ici la tradition dans son usage pour contrebalancer les relations de pouvoir entre gouvernants et gouvernés et notamment les discours promouvant la modernité contre les pratiques dites

folkloriques . La tradition est inventée, choisie, reconstruite pour ce faire.Hobsbawn (1983) pointe la manière dont cette tradition est inventée.

Inventing traditions, it is assumed here, is essentially a process of formalization and ritualization, characterized by reference to the past, if only by imposing repetition. (Hobsbawn(1983), page 4)

More interesting, from our point of view, is the use of ancient materials to construct invented traditions of a novel type for quite novel purposes. A large store of such materials is accumulated in the past of any society, and an elaborate language of symbolic practice and communication is always available. Sometimes new traditions could hereadily grafted on old ones, sometimes they could hedevised by borrowing from the wellsupplied warehouses of ocial ritual, symbolism and moral exhortation -religion and princely pomp, folklore and freemasonry. (Hobsbawn(1983), page 6)

La tradition repose sur la formalisation et la ritualisation de pratiques en faisant références au passé. Pour ce faire, elle peut moissonner les traditions déjà établies mais plus encore les matériaux historiques qui circulent notamment dans les discours ociels de gouvernement.

La tradition produite et mobilisée par les acteurs locaux peut viser à déjouer et contourner le rapport de force suscité par l'enracinement des dispositifs modernisateurs. Les acteurs revendiquent des pratiques ayant un ancrage historique et spatial contre un gouvernement impersonnel, intemporel et hors-sol. Avec la tradition, il s'agit d'obtenir un droit à la parole au présent en parlant au nom d'un certain passé dont la justication est admissible45. La tradition s'apparente alors à un régime de justication acceptable pour la gestion de l'eau en Crau.

Le patrimoine est co-construit avec la tradition. Il est l'ancrage matériel des pratiques patrimonia-lisées. La production du patrimoine repose ainsi sur une caractérisation traditionnelle des ouvrages et des pratiques attenantes. Ceux-ci s'inscrivent dans des rituels et des façons de faire formalisés qui déter-minent la matérialité même du patrimoine. La pierre de taille avec la date de fabrication de l'ouvrage ou le repère de niveau servent à montrer l'ancienneté du patrimoine quand le parpaing en ciment qui bouche une ancienne prise d'eau est ignoré de cette présentation. Le patrimoine sert ainsi de preuve matérielle d'une tradition qui doit être sauvegardée. Il est composé d'élément tangibles qui fournissent un ancrage historique et spatial à la tradition. Dans une perspective tactique, montrer le patrimoine permet de légitimer une généalogie historique constituée d'institutions, d'ouvrages et de pratiques.

45. Sur la notion de justication, je me réfère àBoltanski et Thévenot(1991) sur la production de régime de justication étudié dans la sectionD.2page91.

G Conclusion du chapitre : contribuer à la critical political