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CHAPITRE V : Economie et Politique urbaine

3. L'usage, référence majeure ♦

Autre différence d'avec " Les Lois " de Platon, la division de chaque propriétés en deux lots trouve ici une justification supplémentaire, qui n'est pas mineure puisqu'elle ressortit à l'usage et à la cohésion de la communauté ( laquelle ne trouvait ses conditions de possibilité chez Platon que dans la mesure où elle s'ordonnait à une figure , relevant du cosmos, faisant de la relation au centre l'argument fondamental de toute répartition territoriale):

la cohésion, ici, c'est l'égalité face à un évènement concret poten­ tiel, la guerre; c'est encore une solidarité immanente à la collecti­ vité et non plus assurée par une " loi externe

Le fait communautaire prend ici doublement le pas sur l'ordre cosmique: la religion ressortit à une " fonction " publique ; la répartition des terres ressortit à la défense commune du territoire.

Le " plan général de la cité " obéit à une logique analogue, définis­ sant une succession d'usages collectifs auquel l'organisation de l'es­ pace doit pouvoir répondre:

(86) " Quant à son emplacement ( de la cité ), on doit souhaiter la chance d'être établie dans un lieu escarpé, en ayant égard à quatre considérations. Tout d'abord, comme une chose indispensable, voyons ce qui à rapport à la santé...''

Définie comme l'idéal des " biens du corps", qui font partie chez Aristote, d'une typologie : biens de l'âme, biens du corps, biens ex­ térieurs. - Suit une description des orientations les plus favorables, eû égard aux vents et au froid.

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"... Et parmi les considérations restantes, un site escarpé est favo­

rable à la fois à l'activité politique et aux travaux de la guerre. En vue des opérations militaires, la cité, certes, doit offrir à ses citoyens une sortie aisée, et en même temps être pour les adversaires d'un accès et d'un investissement également difficiles s et elle doit disposer avant tout d'eaux et de sources naturelles en abondance... Mais puisque nous avons à nous préoccuper de la santé des habitants

... c'est que les choses dont nous faisons la plus grande et la

plus fréquente consommation sont aussi celles qui contribuent le plus à notre santé, et l'influence des eaux et de l'air a cette nature dont nous parlons. C'est pourquoi dans les Etats sagement conduits, si toutes les sources ne sont pas également pures et s'il y a pénu­ rie de sources de bonne qualité, on doit séparer les eaux servant à l'alimentation de celles qui sont destinées à d'autres usages." POLITIQUE, VII, 2. 1330 b.

On mesure ici la préoccupation hygiéniste qui apparaît tout à fait inédite par rapport au texte platonicien. Mais contrairement à toute attente, celle-ci ne génère pas l'ordre d'un tracé. Celui-ci dépend

cto

à la fois de la guerre etv " goût moderne

(87) " D'autre part, la façon de disposer les maisons des particuliers est, de l'avis général, plus agréable et répond davantage aux besoins généraux de la vie, quand les rues sont bien alignées et dans le

goût moderne qui est celui d'Hippodamos; mais pour assurer la sécurité en temps de guerre, on doit préférer la méthode contraire de bâtir, usitée dans l'ancien temps, car cet arrangement rend difficile la sortie de la ville aux troupes étrangères comme elle rend difficile aux assaillants d'y trouver leur chemin. C'est pourquoi il est bon de combiner ces deux façons de construire ( ce qui est possible si on dispose les maisons à la manière dont chez les vignerons on plante les vignes, suivant l'expression, eh quinconces), et d'éviter de

tracer au cordeau la cité toute entière, mais seulement certains secteurs et certains quartiers : ainsi sécurité et élégance seront harmonieusement mêlées." POLITIQUE, VII, 2. 1330 b.

A propos des remparts ( ce qui est, on le voit, une question domi­ nante ), Aristote critique fermement la thèse platonicienne selon laquelle la valeur des guerriers suffit à défendre la ville.( " va­ nité puérile " ). Les remparts sont donc nécessaires, pragmatiquement nécessaires: pourquoi risquer inutilement, au nom du courage, de se faire envahir par l'ennemi ?

(88) " Si ces conclusions sont fondées, il faudra non seulement élever des remparts autour des villes, mais encore prendre soin de s'assurer qu'ils sont en état à la fois d'embellir la cité et de faire face aux besoins de la guerre , notamment aux nouveaux procédés récemment découverts ." IDEM, 1331 a.

Et pour finir, l'occupation du centre :

(89) " Et il est convenable que les édifices affectés au culte divin soient placés dans un endroit approprié , endroit qui sera également celui où se tiendront les plus importantes syssities groupant les magistrats : on n'excluera de cet emplacement commun que les temples auxquels la loi, ou encore quelque oracle émanant de la Pythie, assigne un lieu à part. Répondra à ces conditions tout emplacement suffisamment en évidence, à la faveur de sa situation avantageuse, et dans une position plus forte que les parties avoisinantes de la cité. - D'autre part, il convient que, au-dessous de cet emplacement, soit établi un premier agora... je veux dire l'Agora appelé place de la liberté: c'est une place d'où sera exclu tout trafic , et à laquelle n'aura accès ni travailleur manuel, ni laboureur, ni aucun autre in­ dividu de ce genre, s'il n'y est appelé par les magistrats. On donnerait de l'agrément à la place, si par exemple les gymnases des citoyens adultes y avaient leur installation... la présence et la vue des magistrats sont le meilleur moyen d'inspirer la véritable modestie et la crainte convenant à des hommes libres, -

- L'agora aux marchandises, d'autre part, sera distinct et séparé du précédent, dans une situation permettant d'y rassembler aisément tous les produits en provenance de la mer ou en provenance du territoire... Et toutes les magistratures auxquelles est confiée la surveillance des contrats, des actions en justice, des citations et autres actes

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administratifs de ce genre, en y ajoutant les magistratures qui sont respectivement chargées de la police des marchés et de la poli­ ce de la cité ( appelée astynomie ), doivent avoir leur siège près d'un agora ou de quelque place publique où l'on&réunit : cet égard le voisinage de 1 'agora affectée aux besoins du commerce est

un emplacement tout désigné, car nous destinons l'agora du haut à la vie des loisirs, et l'autre aux nécessités pratiques."

POLITIQUE, VII, 12. 1331 a- 1331 b.

Là encore, nous sommes bien obligés de constater un renversement radical de la perspective platonicienne, lequel asseoit davantage encore la séparation - précédemment constatée - de la vie collecti­ ve et de la visée cosmologique. L'espace décrit s'autorise toujours de considérations ayant trait à la vie collective. Certes, ces der­ nières peuvent avoir elles-mêmes leur fondement dans quelque expli­ cation qui ressortit à l'opinion, " les rues bien alignées"par exemple qui, " de l'avis général ", sont plus agréables, ou dans quelque argument conventionnel ( l'orientation, les vents ou l'hygiè ne ) . Mais l'ensemble des propositions réfèrent tantôt"aux néces­ sités pratiques " - les remparts, les tracés de rues -

tantôt aux nécessités symboliques - la place des édifices sacrés, accolés à l'agora dite " place de la liberté ", est toujours celle du centre; mais pour inspirer la crainte des anciens, Aristote y adjoint leurs édifices réservés. Par ailleurs, l'agora commerçante est séparée de l'agora politique, en y adjoignant cette fois les administrations de la cité: s'il était besoin de prouver la nécessai re intimité de ces dernières d'avec les relations entre les particu­ liers ( dans le même temps, la justice, fait important, n'est plus d'un ressort divin). Enfin l'argument du"beau" pointe,ici et là, concernant les tracés, la qualité des édifices ou des remparts. Jamais il n'est rapporté à un Bien supérieur, mais à l'opinion.

Quant aux édifices religieux et à leur emplacement, ils se voient assignés une place toute conventionnelle: la tradition permet d'en

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définir la place et la qualité. Mais en aucun cas, il ne saurait occuper une place explicative et fédératrice d'un schéma d'ensemble. C'est la ville des parties multiples, chacune bien-sûr dans son lieu propre, avec sa rationalité interne. Point de figure : la position centrale de la ville obéit à des considérations géographiques, stra­ tégiques et économiques réelles, mais non à une géométrie précise. Elle permet une certaine efficacité dans l'organisation des trans­ ports, chose que l'on pouvait noter dans le Critias de Platon, mais surdéterminée alors par l'impératif figurai. De même l'eau - dont la symbolique vitaliste permettait d'en dire la place et la mise en scène est ici rapportée aux seules dimensions de l'hygiène et de l'usage ; usage, maître-mot qui intègre alors les nécessités collec­ tives, l'opinion, le plaisir comme autant de déterminants sociaux d'une qualification de l'espace.

Quand Aristote critique explicitement " Les Lois " ( Pol., II, 6.), c'est encore au nom d ’un"réalisme" social et historique qu'il le fera. On ne peut contrôler la démographie comme le fait Platon; on ne peut limiter l'étendue des propriétés, on ne peut faire entrer la vie des familles dans les savantes et platoniciennes partitions de l'espace.

En tout état de cause, qu'il s'agisse de politique ou d'autres arts, on ne peut laisser la création dans les mains de son seul auteur - et explicitement, d'un démiurge - les instances de contrôles sont nécessaires, là encore, l'opinion et l'usage sont les déterminants, pour peu qu'il s'agisse d'instances collectives.

A propos de la démocratie :

(90) " La multitude, en effet, composée d'individus qui, pris sépa­ rément, sont des gens sans valeur, est néanmoins susceptible, prise en corps, de se montrer supérieure à l'élite de tout à l'heure, non pas à titre individuel, mais à titre collectif ..." POLITIQUE, III, 11. 1281 b.

Mais pour juger, il faut en avoir la qualité:

(91) "... Cette organisation politique ( la démocratie ) soulève des difficultés: la première, c'est qu'on peut estimer que l'homme quali­

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fié pour juger quel médecin a prescrit le traitement adéquat est précisément celui qui est lui-même capable de traiter et de guérir le patient présentement malade, en d'autres termes, c'est un médecin... En effet, le choix judicieux est aussi l'affaire des gens de savoir: par exemple le choix d'un géomètre appartient à ceux qui sont versés dans la géométrie, et le choix d'un pilote a ceux qui connaissent l'art de gouverner un navire... Par conséquent, en vertu de ce raison­ nement, on ne devrait pas abandonner à la masse des citoyens la

haute main sur les élections de magistrats, pas plus que sur les re­ dressements de compte de ceux-ci.

- Mais peut-être cette conclusion n'est-elle pas de tout point perti­ nente, d'abord pour la raison exposée au début, si la multitude à laquelle on à affaire n'est pas d'un niveau par trop bas,... et aussi parce qu'il y a certaines réalisations pour lesquelles leur auteur ne saurait être seul juge ni même le meilleur juge : nous voulons parler de ces arts dont les productions peuvent être appréciées

en connaissance de cause même par des personnes étrangères à l'art en question: ainsi, la connaissance d'une maison n'appatient pas seule­ ment à celui qui l'a construite} mais le meilleur juge encore sera celui qui 1 'utilise ( en d'autres termes, le maître de maison ), et un pilote portera sur un gouvernail une meilleure appréciation qu'un charpentier..." POLITIQUE, III, 11. 1282 a.