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Chapitre III. Le lieu propre

Digression 2 Les deux égalités

Platon fait ici des synthèses. Du régime démocratique, il reprend l ’é­ galité vis à vis du centre, mais dans le même temps bien sûr, la loi idéale se confond avec la justice divine. Sous le rapport de la proprié­ té et de l ’étendue de base, l'égalité est assurée. Il n'en reste pas moins que subsiste bien sûr les classes censitaires ainsi que femmes, esclaves et métèques qui occupent un statut à part dans la Cité.

Pour ce qui regarde le choix des Conseillers de l'Assemblée ( la Boulé )

(67) ” Le choix fait de cette manière tiendrait le milieu entre un régi­ me monarchique et un régime démocratique, régimes entre lesquels on doit

toujours chercher un juste milieu: entre des esclaves et des maîtres, jamais ne s'établirait en effet une amitié, et pas d'avantage il n'est permis que la voix publique honore également des hommes sans valeur et des gens de bien, car, à moins que l'on n'atteigne la juste mesure, l'égalité entre conditions inégales se changera en inégalité

... que l'amitié est en effet de 1'égalité...11 y a en effet deux espè-

Son h

ces d'égalité, portant toutes deux le même nom, mais qui en faitYà de nombreux égards presque opposées: l'une peut être employée par n'impor­ te quel Etat suffisamment organisé et par n'importe quel législateur pour la promotion aux dignités, à savoir en réglant la répartition de celles-ci par le tirage au sort au sein d'une égalité qui se fonde sur la mesure, ou le poids, ou le nombre. Quant à l'égalité la plus vraie, et la meilleure, celle-là, ce n'est plus à n'importe qui qu'il est aisé de l'apercevoir! Il y faut en effet, certes, le discernement de Zeus... : plus grande en sera la part attribuée à qui vaut d'avantage, plus faible à qui vaut moins, exactement proportionnée pour l'un ou pour l'autre à ce que vaut sa nature,* accordant toujours aussi de plus

grands honneurs à ceux dont en mérite la valeur est plus grande... bref attribuant aux uns comme aux autres proportionnellement la part qui convient.

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Voici donc aussi sans doute en quoi précisément consiste toujours à nos yeux la justice sociale; c'est d'elle aussi que nous avons le désir à présent et nos regards, Clinias, se tournent à présent vers cette deuxième égalité, alors que nous fondons la Cité qui vient actuellement au jour... Or celle-ci (la justice) est ce que nous avons dit tout à l'heure: l'égalité réelle conférée chaque fois à des situations inégales. C'est pourtant, il est vrai, une nécessité que l'Etat, dans son ensemble, ait parfois recours à ces deux espèces qui portent le même nom, s'il veut ne pas avoir un jour à être divisé contre lui-même dans une de ses parties: l'équité et 1'indulgence...sont une infraction à la rectitude de la justice en ce qu'elle a de parfait et de stricti et c'est la raison pour laquelle on est forcé d'avoir en plus recours à l'égalité du lot tiré au sort ( la lèr), pour prévenir le mécontentement dans la masse du peuple... Telle est donc la façon dont on doit forcément re­ courir à l'une et_ à l'autre de ces deux espèces d'égalité mais le plus rarement à l'une des deux, à celle qui a besoin de la Fortune !”

VI, 757 a - 758 a.

Cette deuxième égalité nous est décrite encore dans le Gorgias :

(68) " A ce qu'assurent les doctes, Calliclès, le ciel et la terre, les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d'a­ mitié et de bon arrangement, de sagesse et d'esprit de justice, et c'est la raison pour laquelle, à cet univers, ils donnent mon camarade, le nom de cosmos, d'arrangement et non celui de dérangement non plus que de dérèglement. Or, toi qui pourtant est un docte, tu me semblés ne pas être attentif à ces considérations: il t'a échappé au contraire que l'égalité géométrique possède un grand pouvoir, chez les Dieux aussi bien que chez les hommes. Mais toi, c'est à avoir davantage que l'on doit, penses-tu, travailler, et tu es indifférent à la géométrie ! " GORGIAS , 507 a.

Cette égalité plus vraie et meilleure des lois semble bien être celle qui a nom d ’égalité géométrique. C'est celle qui veut q u ’on accorde une part plus grande à qui vaut davantage, plus faible à qui vaut moins, exacte-

ment proportionnée pour l'un et pour l'autre à ce que vaut sa nature; il en va de même de la convenance chez les " professionnels

(69) " C'est le cas par ailleurs, de tous les professionnels : chacun ayant les yeux fixés sur l'ouvrage qui est le sien, ce qu'en fait il y applique, mais il fait cela de façon que l'oeuvre qu'il réalise possè­ de une forme bien définie. Tu peux, à ton choix, envisager l'exemple des peintres, celui des architectes, des constructeurs de bateaux, de

tous les autres professionnels, celui d'entre eux que tu voudras: chacun d'eux se propose un certain ordre quand il met à sa place cha­ cune des choses qu'il a à placer, et il contraint l'une à être ce qui convient à l'autre, à s'ajuster à elle, jusqu'à ce que l'ensemble cons­ titue une oeuvre qui réalise un ordre et un arrangement. De même assuré­ ment le reste des professionnels: les praticiens qui s'occupent du corps...donnant en quelque sorte au corps un arrangement et un ordre de Composition...Dans ces conditions, une maison qui réalise ordre et ar­ rangement doit être une maison bonne à habiter, tandis qu'est mauvaise, celle qui manifeste une absence d'ordre ?..."

GORGIAS, 503 d - 504 b.

La Cité Idéale des " Lois " ressortit à ce mixte apparemment nécessai­ re ( pour prévenir le mécontentement dans la masse du peuple) entre égalité arithmétique et égalité géométrique.

Mais il est clair que la seconde, qui permet le lien d'amitié, l'ordre et l'arrangement dans la communauté du Ciel et de la Terre, des Dieux et des hommes, du cosmos, est la plus pertinente pour Platon. C'est aussi ce même ordre qui norme l'architecte, comme les autres profession­ nels, dans la bonne conduite de son travail.

Nous avions vu comment l'île d'Atlantide était l'expression de ce cosmos, La proportion déjà y était à l'oeuvre dans la progression géométrique vers le centre comme dans le rapport des hommes au territoire :

(70) "... Après avoir cinq fois donné naissance à des jumeaux mâles... il partagea en dix portions la totalité de l ’île Atlantide et attribua au premier né des plus âgés de ces jumeaux la résidence maternelle, avec le lot de terre qui entourait celle-ci et qui était le plus étendu et le meilleur, et

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il l'établit roi sur tous les autres; tandis que ces autres, il les instituait seulement gouverneurs, donnant à chacun le gouvernement d'un grand nombre d'hommes et du territoire d'un vaste pays...Ainsi, voilà comment naît d'Atlas une autre race nombreuse et honorée, dans laquelle d'autre part l'ainé, celui qui était roi, transmettait tou­ jours l'autorité à l'ainé de ses enfants, de sorte que chez eux la royauté continua d'être sauvegardée..."

CRITIAS 113e-114d.

Des réformes clisthéniennes, Henri Joly assure que plutôt que du passa­ ge d'une cité religieuse à une cité laique, il se serait agi d'une transformation de la religion, celle-ci de religion du génos devenant celle de la polis. Ajoutant à cela que si cette hypothèse s'avérait, alors Platon ne ferait sans doute pas autre chose que de " théoriser et de codifier plus rigoureusement une vérité de la cité réelle". (S)

Par ailleurs, il poursuit cette hypothèse en constatant qu'existe d'ores

et déjà, bien avant Clisthène, une représentation d'un espace circulai­ re et centré, dans l'Illiade d'Homère par exemple:

" Un centre existe qui est le lieu du combat singulier, où s'exerce é- galement un logos public - Mais en tout cas un espace qui garantit à tous " le vu et le su " ( du combat, du partage du butin, du jugement) dans une forme de démocratie militaire, non égalitaire car elle sup­ pose des différences de valeur et d'honneur, qui renvoient aux propor­ tions dont nous parlions.

Pour R. Martin (3), ce centre de la Grèce archaïque est aussi celui de la décision de justice et de la décision militaire.

Nous aurions ainsi affaire déjà à une centralité politique inscrite sous la forme de l'espace vacant, au centre, laquelle ne serait jamais réellement dissociée de la centralité religieuse.

Cette mixité pose pourtant plusieurs problèmes quant à la représenta­ tion de l'espace centré.

Commençons par noter qu'il y a une troisième centralité réelle, dont PLaton ne mentionne qu'à peine l'existence.

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ce et à l'échange des marchandises, - lequel, on l'a vu,principalement dans le Critias, est source de corruption.

R. Martin (9.), dans ses " Nouvelles recherches", note l'évolution des places respectives de l'acropole, de l'agora politique, de l'agora commerçante, en fonction des situations tant géographiques que politi­ ques des villes. Ce qui semble sûr, c'est que le lieu de culte occupe quasiment toujours une position centrale.

Quant aux deux agoras, se nouent entre elles une relation souvent

conflictuelle, que leuœ implantations soient adjacentes, juxtaposées ou encore totalement séparées ( Il arrive notamment que l'agora commer­ çante se trouve aux portes de la ville).

Ensuite, si l'occupation du centre est fluctuante, mais néanmoins tou­ jours sous le regard bienveillant des Diçux, toute la question reste de savoir si l'on a affaire à un centre vide ou à un centre plein. La plé nitude du sanctuaire de Poséidon en Atlantide se double en effet de la logique proportionnaliste des Roues de terre et de mer, mais sur­ tout du fait que la loi est une fois pour toutes inscrite sur une stè­ le au centre - et qu'ainsi l'occupation " pleine" souligne la permanence, pour ne pas dire plus : l'inscription de la sphère politique dans celle d'un cosmos théologique. Car au centre, le " Foyer ", qu'il soit

celui de la maison ou de la cité, est ce qui ancre dans la terre et per­ met la communication avecle ciel.

Ainsi le Foyer de la maison est-il marqué par une pierre au centre de la pièce ou un renflement du sol qu'on nomme Omphalos. Ce foyer est géné­ ralement rond et est considéré comme le siège d'Hestia dont l'intimité au centre s'avère d'une formule de Philolaos, Pythagoricien du Vème siècle : " l'Un qui demeure au milieu de la sphère est appelé Hestia" Mais aussi, nous dit JP. Vernant, c'est " au foyer que l'étranger doit être conduit, reçu, régalé, car il ne saurait y avoir contact ni commer­ ce avec qui ne serait pas d'abord intégré à l'espace domestique"(^o) Un renflement ,une stèle, et à tout le moins l'élément qui signe le propre du lieu, qui enracine la maison dans le sol comme une maison par­ ticulière.

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Quant à la centralité " vide " de l'agora politique des réformes clis- théniennes-comme de celles qui se donnent à lire contradictoirement dans ''les Lois elle est celle qui théoriquement permet l'alternance

d'un gouvernement non plus tributaire du génos mais du démos. C'est cel­ le qui théoriquement ne peut se réduire à une appropriation " privée "_ qu il s agisse d une fonction saccerdotale, d'une oligarchie régnante, d'un tyran... Pour autant, Platon le montre - mais également la cité archaique semble le confirmer - elle ne garantit pas nécessairement l'é­ galité des citoyens entre eux. A tout le moins le"vu et le su ", qui peut enterriner, consacrer la hiérarchie des valeurs ou des honneurs, la justice monarchique, l'égalité proportionnelle, à tout le moins donc la " publicité ", ( mais non l'égalité ), est garantit par l'existence d'une

vacuité au centre.

Vacuité ou pie nitude au centre, on a aussi deux formes d'approche du " lien " - l'une , la pl£ nitude intègre le politique au cosmos, et l'en déduit - l'autre définit le lieu du lien politique en s'attachant à re­ connaître les rapports contradictoires entre une politique réelle et une politique idéale, concédant ainsi à l'histoire en train de se faire face à une conception éternitaire de cette dernière.

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