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La maison et la cité, l'architecture et la philosophie.

CHAPITRE V : Economie et Politique urbaine

4. La maison et la cité, l'architecture et la philosophie.

Par un étrange paradoxe, nous sommes conviés par ces derniers mots a nous rapporter au texte platonicien qu'à l'évidence ils prolongent:

(92) " Un peintre, disons-nous, peindra une bride, un mors ? - oui - Mais ceux, en vérité, qui les fabriqueront, c'est le bourrelier et le forgeron ? - Parfaitement ! - Mais est-ce le peintre qui est compétent sur ce que doivent être les brides et le mors ? Ce n'est pas non plus, n'est-ce pas ? celui qui les a fabriqué: le forgeron, le cor- royeurt mais c'est b ien plutôt celui qui précisément connait l'emploi de ces choses, à savoir le seul cavalier. - Rien de plus vrai !

- Aussi ne dirons-nous pas que pour tout il en est comme cela ?

- Comment ? - Que pour chaque chose existent ces trois sortes d'art: l'art qui se servira de la chose, l'art qui la fabriquera, l'art qui l'imitera ? - Oui - Mais est-ce que mérite, beauté, rectitude, pour chaque objet fabriqué, pour chaque vivant, pour chaque action, n'existent pas par rapport à rien d'autre, sinon à la satisfaction d'un besoin, satisfaction par rapport à laquelle ce dont il s'agit a été fabriqué ou bien existe naturellement ?

- C'est exact ! - Ainsi donc, il est on ne peut plus nécessaire que

celui qui se sert de la chose, à la fois soit celui qui la connaît le mieux et celui qui se chargera de renseigner le fabricant sur le bon ou le mauvais de ce dont il se sert dans l'usage qu'il en fait.,, PLATON, REPUBLIQUE, X, 601 d-e.

Platon et Aristote sont d'accord sur l'usage comme norme de la produc tion des objets. Dès lors, la ville ne peut être assimilée à un objet à un produit d'une poiesis , puisque ce n'est pas l'usage qui en est le critère, chez Platon, mais bien plutôt la relation qu'elle entretient au cosmos.

De là, il apparaît bien encore que l'art urbain n'existe pas pour Platon, seul l'art politique est pertinent, dans toutes ses détermi­ nations cosmologiques. Si l'on peut penser, dans le prolongement de ce dernier texte, 1 'architecture comme étant commandée par des

" besoins ", ce ne semble être que relativement à l'ordre domestique; puisque ceux-ci ne sauraient être dans la sphère publique.

Et c'est ainsi, Diogène LAERCE le souligne, commentant Platon, qu'on peut distinguer trois différentes sortes de beauté:

(93) " Il y a trois sortes de beauté: celle qu'on loue ( exemple: la beauté du visage) ,* une autre est la beauté pratique ( exemple: celle

d'un instrument, d'une maison,etc., toutes choses belles en raison de l'usage)i enfin ce qui est conforme aux lois, aux moeurs, forme un genre de beauté utile. Ainsi donc il y a trois sortes de beauté: esthétique, pratique, utile.'' Diogène Laerce, vie, doctrines et

Et bien-sûr, trois sortes de savoir:

(94) " Il y a trois sortes de savoir : le savoir pratique, le savoir poétique, le savoir théorique: ainsi 1'architecture ou la construc­ tion de vaisseaux sont des sciences poétiques, parce qu'il résulte d'elles une oeuvre créée; la politique, l'art de la flûte ou de la cithare sont des sciences pratiques, car, si elles ne créent rien, elles sont action: jouer de la flûte, jouer de la cithare, faire de la politique; enfin la géométrie, la musique, l'astrologie sont des sciences théoriques. Elles ne créent rien, elles ne sont pas action, elles sont étude...1’ Diogène Laerce, IDEM.

Tandis qu'Aristote, nous l'avons vu, entreprend de tisser les liens homothétiques qui solidarisent la maison et la cité. C'est cette solidarité qui constitue la condition de"l'Economique" aristotéli­ cienne, à son ouverture même :

(95) " Il n'y a pas seulement entre 1'Economique et la Politique autant de différence qu'il ya entre la famille et l'Etat ( car tels sont bien les objets respectifs de ces deux disciplines), mais encore celle-ci: la Politique est l'affaire de beaucoup de chefs, et l'Eco­ nomique d'un seul.

Parmi les techniques d'action( technôn), assurément, quelques unes comportent des distinctions très nettes, et ce n'est pas à la même qu'il appartient de fabriquer et d'utiliser l'objet fabriqué, comme dans le cas d'une lyre et d'une flûte; la Politique, elle, a pour objet a la fois la constitution de l'Etat depuis l'origine et son bon fonctionnement une fois qu'il est établi: aussi est-il clair qu'on ne peut en dire autant de 1'Economique, qui a pour objet l'ac­ quisition et la mise en valeur de la maison.

Or, un Etat est un ensemble de maisons, de terres et de richesses, qui puisse se suffire à lui-même pour assurer la vie dans le bien- être . C'est bien évident: là où l'on ne peut atteindre ce but, sentences des philosophes illustres ; livre 3ème, Platon.

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la communauté même se trouve dissoute. C'est d'ailleurs pour cela que les hommes vivent en société. Ce pourquoi chaque chose existe et a pris naissance, c'est celà même qui constitue son essence; de là, il ressort clairement que dans son principe l'Economique est antérieure à la Politique. Et aussi bien son action; une famille est, en effet, une partie d'un Etat." ECONOMIQUE, I, 1.

Le texte ci-dessus semble bien contradictoire avec ce qui fut dit précéderaient

(dans notre texte) concernant la fin politique de toute chose, ainsi que des mobiles de la vie collective.

Mais que l'on ne s'y trompe pas; à supposer que ce dernier texte soit bien de la main d'Aristote (ce qui fut et est encore contesté), il convient de distinguer deux sortes d'antériorité, ainsi que l'expli­ que le commentateur de cet ouvrage (A.Wartelle). Si l'Economique ap­ paraît antérieurement à la Politique, c'est que la famille précède chronologiquement l'Etat. Il n'en reste pas moins que l'Etat est

logiquement premier par rapport à la famille dans le système aristotélicien.

Il n'est pas non plus évident de considérer la politique comme rele­ vant d'une techné. Mais si on laisse cette question en suspens, pour s'en tenir aux rapports ici décrits entre politique et économique, il faut bien constater que se réaffirme l'interdépendance , ou plu­ tôt la coextensivité des deux domaines. Leur objet est certes diffé­ rent (la maison, l'Etat), mais , dirait-on, dans la seule mesure d'une différence d'échelle.

Ainsi des parties multiples et des fonctions dans la Cité, les mai­ sons, lieu du bien-vivre ensemble se rassemblent dans ce qu'on pour­ rait nommer leur lieu commun: la Cité.

De Platon à Aristote, le chemin parcouru est important, notamment au regard de leurs conceptions respectives de l'usage ♦ En effet, il est bien entendu chez Platon que l'usage relève d'une convenance précise, laquelle s'ordonne au Bien supérieur. Lorsqu'il s'agit de l'usage d'un objet (les brides, le mors), on en appelle au spécialis­ te, celui qui "sait" se servir du dit objet. Savoir qui à son tour

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se plie à l'exigence du bien. Mais ceci est affaire exclusive d'indi vidu, de professionnels particuliers.

Dès lors en revanche qu'il s'agit de penser l'usage collectif d'une chose ou d'un lieu tel que la Cité, ou un bâtiment, alors on ne peut plus en référer ni aux particuliers , ni même simplement aux hommes. Il y a une figure, un schéma, une logique qui réfère au cosmos en se privant de la médiation des hommes, de leur opinion ou de leur savoir. Il y a de l'Un, car l'opinion ou le savoir collectif ne sont pas pensables: ce n'est que multiplicité désordonnée.

C'est pourquoi la ville est du ressort exclusif du cosmos et que la convenance s'y rapporte en supprimant la médiation des usages réels.

Du même coup, la ville ne peut pas se considérer comme un objet pro­ duit d'une pratique et d'une détermination politique, mais un objet donné, support de cette pratique et détermination.

C'est ainsi que s'établit une discontinuité indubitable entre la mai­ son, objet d'un savoir-faire professionnel (poiesis), celui qu'on dira "de l'architecte", et d'autre part la Cité qui n'est pas

"produite" au sens propre. Elle ne saurait se penser dans l'ordre de la techné; elle est objet de théorie et support de praxis.

Aristote introduit déjà un glissement conséquent par rapport à cette thèse. Car son pragmatisme le conduit à penser , sans détour, l'usage collectif ou communautaire. Ce sont certes de modestes débuts à cet égard, s'agissant de la défense de la ville ou de l'opinion du plus grand nombre sur la beauté des agencements urbains. Mais la ville qu'il pense s'ordonne à la pérennité réelle de la communauté, intro­ duisant le symbolique comme d'un usage et d'une nécessité très réels. Il n'y a pas de faire urbain autonome, l'urbanité se déduisant des exigences collectives et politiques dans le rapport des hommes entre eux ou à leur extériorité. Mais la ville est bien produite de ces déterminations immanentes à la collectivité.

A cet égard, même s'il ne semble guère possible de penser la Politique dans l'ordre d'une techné, de la cité à la maison, une continuité s'ébauche.

Dans la maison en effet, c'est le bon usage et les rapports statutai­ res entre les individus qui composent la famille -les us ,pourrait-on

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dire - qui viennent informer le savoir-faire de l'architecte.

Si la Politique reste trop noble pour s'ordonner à la techné, la distance est finalement bien faible entre architecture et philosophie politique chez Aristote, non du point de vue de l'objet mais de

1 'essence.

S'il est vrai que la maison est fondamentalement du ressort de l'amitié.

S'il est vrai que la Politique "intègre" les intérêts particuliers.

Hormis le Dieu lui-même -le demiurgos- la ville platonicienne peut fort bien se passer d'architectes. Le philosophe, Socrate racontant l'Atlantide, l'utopie des "Lois" ou de "La République", est en re­ vanche désigné, dans les faits, dans le texte platonicien, comme celui qui révèle et met en scène l'ordre cosmique.

Le philosophe est à sa manière le seul architecte véritable, en tant qu'il prescrit un ordre supérieur à la seule édification "commode" des bâtiments.

Chez Aristote, la collectivité a besoin de se réfléchir en son espace ici et là, par conséquent, le philosophe convoque l'architecte à son dessein.

Certes, architectures et architectes ne sauraient s'extraire du sys­ tème d'exigences communautaires, devant toujours conformer leurs logiques et la pratique aux fins politiques supérieures. C'est si vrai que jamais l'architecture n'occupe de place réellement circons­ crite (à la différence de la musique ou de la poésie, par exemple). Au coeur de la philosophie antique grecque, il n'y a pas de traité d'architecture. Toute entière du côté de la poiesis, c'est seulement lors de l'abord de la théorie politique ou de la théorie économique qu'il en est fait état, comme déduction. Tour à tour alors, le cosmos, l'usage individuel et l'usage collectif viennent la régler.

C'est ainsi que l'architecture ne peut se réclamer que de la justes­ se (l'élégance n'est jamais mentionnée qu'en passant) et on peut dire de l'esthétique architecturale qu'elle est confinée à n'être

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Et pourtant, à l'aube de notre ère, le premier à théoriser systémati­ quement l'architecture revendique pleinement l'héritage.

En effet, outre les emprunts multiples qu'il a pu faire à la pensée aristotélicienne, s'agissant de l'organisation du domaine public, de l'hygiène ou encore de la défense, VITRUVE n'a de cesse, dans les préfaces aux "dix lives"(13), d'invoquer les philosophes antiques -Platon et Aristote au premier rang- comme ceux dont s'autorise toute pensée de l'art et de la technique, comme ceux qui théorise toute politique de l'espace d'une part, toute légitimation de la pratique architecturale d'autre part.

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Lexique partiel et utile .

Les architectes:

oikodomikos: constructeur de maisons.

oikia: la maison

oikeion: le propre, le chez-soi. oikema: la maison.

oikeiô: vivre dans la maison. Résider, oikizô: établir une demeure; fonder, oikeiotès: la parenté, la familiarité.

Tektonikos: le charpentier, le menuisier, qui travaille le bois, tektonoké: l'art du charpentier, du constructeur,

tekton: ouvrier travaillant le bois.

tektonarché ou architektôn: chef( qui préside) des ouvriers travail­ lant le bois.

Tektainnomenos: le grand charpentier, le créateur. (Platon, le Timée)

Techné: art pratique, technités: artisan.

teuchô: faire, fabriquer ( s'emploie surtout pout les architectes)

Notes.

1. Référents et références. Cf article joint: " Villes référentes et ville référence ". Anne Cauquelin. Inédit.

2. Nombreux textes sur la peinture et parmi eux, les passages célèbres: République, livre X; le Sophiste, 235 b - 236 c ; le Cratyle 432 b-d. De plus e un ensemble impressionnant de textes grecs et latins sur la peinture ancienne a été réuni dans le " Recueil Millet " ( Collection Deucalion, Macula, première édition, 1921). Curieusement, le second

volume de documents qui devait faire suite aux textes sur la peinture con­ cernait l'architecture, mais n'a jamais vu le jour... Il serait en cours de réalisation.

3. Les fragments d'Héraclite sont cités dans la traduction de J. Bollack ( " Hèraclite ou la séparation ") Ed. de Minuit.

4. " Le poème " de Parmènide, ed. P.U.F., collection Epiméthée, Introduc­ tion de Jean Beauffret.