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Chapitre III. Le lieu propre

3. L'arithmétique des " Lois

Mais voyons comme le modèle est précédemment décrit :

(57) " Sur ce, la ville sera divisée en douze portions, dont la première, qui recevra le nom d'Acropole, sera affectée au temple de Hestia, ainsi que de Zeus et d'Athéna} une enceinte l'entourera et c'est à partir de ce cen­

tre que se fera, en douze portions, le sectionement, tant de la ville même que de tout le territoire, Les douze portions devront être égales sous le rapport du rendement de la terre : petites, celles dont la terre est bonne, grandes, celles dont la terre est moins bonne. Quant au nombre de lots à diviser, il est de 5040. A son tour, chacun de ces lots sera partagé en deux portions, loties ensemble, et qui, chacune, sont l'une à proximité, l'autre éloignée: un lot unique étant ainsi formé d'une portion touchant à la ville et d'une portion touchant aux extrémités, la seconde portion à partir de la ville étant jointe à celle qui vient en second à partir des extrémités, et ainsi de suite pour toutes les portions. D'autre part, même en ce qui concerne ces subdivisions du lot en deux parties, il faut s'arranger de manière à compenser par l'étendue plus grande ou plus petite du terrain réparti cette pauvreté ou cette richesse du sol dont il était parlé tout à l'heure. Mais c'est aussi la population qu'on divisera en douze portions, en ménageant par ailleurs entre ces douze portions l'égali­ té la plus grande possible dans la répartition du bien... Comme de jus­ te aussi aux douze Dieux seront après cela attribués ces douze groupes de lots de population et de terre, la portion échue à chaque Dieu portant le nom de ce Dieu et lui ayant été consacrée, c'est cela qui s'appelle une tribu . La ville de son côté comporte aussi douze sections, distribuées de la même manière exactement que celles du reste du territoire: ainsi chaque citoyens a deux résidences, celle qui est au voisinage du centre, et celle de la périphérie..."

V, 745 b-e.

qu'il correspondait à l'espace et au temps religieux.

(58) " D'autre part, le nombre total nous fournit la possibilité d'un par­ tage en douze, et, de son côté, en douze aussi, le nombre de la tribu: ces portions doivent donc être considérées comme étant chacune une portion sacrée, don de la Divinité, en correspondance avec les douzes mois et avec la révolution de l'univers."

Les Lois VI, 771b-c.

Et avec les douze Dieux :

(59) " Celui, bien entendu, qui dans le ciel s'avance le premier, poussant en avant son char ailé, c'est Zeus, le grand chef, qui administre toutes choses et qui veille à tout. A sa suite vient une armée de Dieux aussi bien que de Démons, ordonnée suivant onze sections."

PHEDRE 246 e.

Mais le centre fait-il ou non partie des douze sections ?

L'hésitation est de mise. En tant que foyer, que la déesse Hestia authenti­ fie, comme lieu commun de la ville entière, qui de plus est entouré d'une enceinte, on devrait penser que le centre est exclu. C'est un lieu spécifi­ que, non habité, dont les gardiens ont un statut à part. Il ne peut dès lors relever d'un découpage homogène de l'ensemble du territoire et de la population. En revanche, si on le rapporte à l'existence des douze Dieux, dont le premier, Zeus, se détache, alors il faudrait considérer le centre comme l'une des douze portions de territoire.( Nous verrons un peu plus loin comment interpréter cette ambiguité). Ambiguité qui se renforce un peu plus loin d'un nouveau développement:

(60) " D'autre part, il faut équiper le reste du pays tout entier en hommes de métier, que l'on divisera en treize sections: l'une d'elles sera dans la ville et divisée à son tour, elle aussi, entre les douze quartiers de celle-ci , en même temps que répartie dans les faubourgs qui l'entourent circulairement..." Lois VIII 848 e-849 a.

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ritoriale autour de la ville, les choses sont claires. 12 étendues terri­ toriales réparties semble-t-il de façon radiale ( à partir du centre, dit Platon ) et non de façon concentrique puisque ces douze parties doivent avoir elles-mêmes un centre :

(61) " I l doit y avoir douze villages, chacun au centre de la douzième portion du territoire. D'autre part, dans chaque village on doit en premier lieu réserver un emplacement pour des temples et pour une place publique} temples des Dieux et des génies qui viennent à la suite des Dieux,... soit qu'il s'agisse des Divinités locales Magnâtes, ou bien de la demeure d'autres Divinités anciennes, dont la tradition a conservé le c u l t e . : Hestia, Zeus, Athéna, sans compter le culte de chaque Dieu qui est le pa­ tron de chaque douzième portion du pays...1' VIII, 848 c-e.

Ainsi dans chaque portion du territoire, on célèbre, comme au centre, Zeus, Hestia, Athéna, à quoi il faut ajouter la divinité propre au lieu. Les Dieux du centre sont représentés dans chaque partie. Pour la ville, Dieux du cen­ tre et Dieux propres sont une seule et même chose. D'une certaine façon aus­ si, chaque partie vaut pour le tout, et nous sommes ici renvoyés à la pro­ blématique de l'unité précédemment évoquée.

A la différence de la capitale de l'Atlantide, il n'y a pas là un schéma concentrique ordonné à partir de l'Acropole; le centre reste principal mais pour générer un schéma radial; pour la ville en définissant apparemment 11 portions triangulaires; pour le territoire en définissant 12 parties triangulaires obéissant également à un schéma radial.

Comme en Atlantide, le centre est de l'ordre du sacré; c'est le domaine des douze Dieux. La ville est sacrée. Le reste du territoire reste ordonné au sacré, mais il est divisé de façon à ce que chacune des portions soit sous la coupe d'un " patron " ( l'un des douze Dieux).

Ainsi, contrairement à l'Utopie du Critias, celle-ci prononce le partage du territoire dans une relation au centre qui assure à chacune des parties une équivalence vis à vis du centre.

Une équivalence qu'authentifie l'arithmétique - les étendues géographiques ne sont pas d'égale grandeur. C'est leur rendement qui doit être équivalent

C'est bien ainsi sur un principe économique que s énonce le partage, et non dans l'ordre de la figure parfaite. Par ailleurs, c'est au nom d'une justice économique qui vient assurer un dispositif politique particulier: l'égalité. ( Il faudrait par ailleurs rapporter cette proposition à ce que dit Aristote, Politique VI, 4 - sur l'inaliénabilité de la terre.) Chacune des douze parties du territoire doit être économiquement égale aux autres pour maintenir l'égalité politique et l'unité des ci^ toyens. Ce que redouble le principe d'attribution des terres aux particu­ liers, tel qu'il est rapporté au rendement des terres, et surtout com­ me principe de répartition " à la moyenne ", vis à vis du centre.

Ainsi, le lot de chaque citoyen se subdivisant en deux parties, plus l'une sera proche du centre, plus l'autre en sera éloignée, dans la pro­ portion inverse. L'arithmétique apporte ainsi l'étendue au nombre, la distance à une proportion.

Mais c'est une arithmétique qui reste duodécimale, d'origine théologique. Une arithmétique qui ne peut totalement éclipser la centralité, comme ce point qui échappe au nombre.

Le modèle démocratique clisthénien est comme recomposé en base 12, ce qui n'empêche pas de pratiquer une composition du corps social qui s'y gitffe: puisqu'il n'y a personne au départ, c'est bien toujours l'étendue territoriale ( le démos ), couplée sur sa Divinité propre, qui marque l'appartenance de chacun à sa tribu. C'est bien toujours la planifica­ tion de l'espace qui organise le corps social et non le génos, la filia­ tion , la parenté .

Une arithmétique qui permet de rendre congruents tous les niveaux de la Cité Idéale . la première légitimation du découpage parcellaire est la suivante :

(62) " En vue de fixer un nombre qui convienne, décidons que le nombre des chefs de famille sera de 5040$ qui$ cultivant le territoire, en sont aussi les défenseurs. Que la terre ainsi que les résidences soient pareil lement distribuées en un même nombre de sections $ chacune étant l'unité distributive que sont en commun 1 'homme et son lot ( un citoyen=un lot). Commençons donc par distribuer le nombre total en deux portions $ puis le

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même nombre en trois: en fait il est dans la nature du nombre en question de se laisser diviser en quatre, cinq, et, ainsi de suite, jusqu'à dix. Pourtant t quiconque institue des lois doit à propos des nombres avoirf pour autant,réfléchi à la question de savoir quel est le nombre, et comment constitué, qui sera le plus commodément utilisable pour toute organisation sociale: disons que c'est celui qui possède, intrinsèque­ ment le plus grand nombre de divisions et surtout de divisions qui se suivent..." Les Lois, V, 737e - 738 a.

(63) " Ce qu'en effet nous devons assurément envisager tout d'abord à nouveau, c'est, à l'égard de notre nombre de 5040 foyers, ... combien il comporte et a en fait de divisions appropriées, à la fois dans son tout et selon les foyers de cette tribu, de laquelle nous avons admis qu'elle est la douzième partie du nombre en question et le produit exact de

21 que multiplie 20." VI, 771 a-b.

Congruences des étendues et des citoyens avec l'ensemble du système de mesure, toujours dans une base duodécimale.

(64) "...ensuite tout ordre de bataille ou de marche; et encore les mon­ naies, les mesures de capacité, tant pour les solides que pour les

liquides, et de même les poids... quelle est, dis-je, la façon manifeste dont la loi doit rendre, elle, toutes ces choses commensurables et pro­ portionnées les unes par rapport aux autres...ne pas inspirer la crainte de ce qui pourrait passer pour de la minutie, lorsqu'une loi réglera la dimension de tout ce qu'il y a d'ustensiles en notre possession, ne permettra pas qu'il y en ait un seul qui n'ait pas sa mesure."

V, 746 e.

On le voit encore: nous avons bien affaire à un système lié: physique, cosmologie, politique, économie sont assignéerau même tout que le nom­ bre désigne. Et à ce compte, on ne voit guère comment l'architecture échapperait à la règle, et particulièrement celle de la divisibilité:

(65) " C'est, à la vérité, de tout, pour ainsi dire, ce qui concerne la construction des bâtiments qu'il semble bon de se préoccuper$ dès lors

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qu'il s'agit d'une cité nouvelle, antérieurement inhabitée} et particuli­ èrement de la façon dont on y édifiera les temples et les remparts. Ces questions, Clinias, auraient dû être traitées avant de parler des mariages Mais puisqu'à présent c'est, en théorie, la naissance de notre Cité, il est tout à fait légitime que ce soit maintenant au tour des bâtiments de venir à 1 'existence ! Quand toutefois on en sera venu à la pratique, alors, après avoir réalisé cela, s'il plaît à Dieu, avant de faire des mariages, notre oeuvre en ce genre de choses, nous la courronnerons par des unions ! Mais, pour le moment contentons-nous d'exposer brièvement une sorte de simple esquisse en la matière...Eh bien, il faudra donc aménager des temples tout alentour de la place publique, de même que la ville entière devra se bâtir en cercle contre les parties élevées de son territoire, en vues d'assurer à celles-ci sécurité et propreté. Contiguës à ces lieux ( où s'élèvent les temples sur l'acropole ), seront édifiées les résidences des magistrats, ainsi que des tribunaux dans lesquels, vu l'exceptionnelle sainteté de ces lieux, seront reçus et rendus les jugements parce que d'une part, la piété y est intéressée, et que d'autre part, là sont les demeures des Divinités qui sont l'objet d'une semblable piété.(...)

Si nous passons maintenant à la question des rempart}, là-dessus, quant à moi, je me rangerais, Mégille, à la conception Spartiate, de les laisser dormir en terre et de ne pas les en faire lever ! Voici pour quels mo­ tifs... c'est l'airain et le fer, aux mains des guerriers, qui sont les remparts d'une cité...

D'abord ce n'est nullement avantageux pour la santé des citadins ; en outre, cela amollit d'ordinaire l'âme de la population, et l'incite, plu­ tôt que de repousser l'ennemi, à venir se réfugier à l'abri de cette muraille...

...Si toutefois, pour une raison quelconque, il est vraiment besoin pour les hommes d'avoir des remparts, alors il. faut, quand on construira les maisons des particuliers, en jeter de telle sorte les fondements que

toute la ville forme un unique rempart grâce à l'uniformité, à la simili­ tude des habitations, qui auront toute une solide clôture face aux voies d'accès: outre qu'il n'y aurait rien de déplaisant pour l'oeil à ce que l'aspect extérieur d'une unique maison fut celui de la ville entière,

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celle-ci y trouverait un avantage de sécurité, supérieur, en tout et pour tout, à celui de tout autre disposition par rapport aux commodités de la surveillance... Ils veilleront ( les Astynomes ) en outre à la salubrité générale de la ville; à ce que personne ne contrevienne en

rien aux règlements de voierie urbaine, ni en construisant des bâtiments, ni en creusant des excavations..."

VI, 779b - 77ç d.

La dernière partie du texte renvoie immédiatement à l'homophonie qu'Aris- tote, auparavant cité dans notre texte, dénonçait.

Il y est en effet question d'une part de la similitude des habitations et de leur uniformité ( plaisante au regard ), mais surtout de cette simi­ litude qui produit une unité supérieure: celle de la ville toute entière. Ainsi penser chaque maison comme unité de base, identique à toute autre, permet dans le même temps de penser l'Unité idéale de la Cité. La me­ sure de la maison est ainsi rapportée au Tout de la Cité mais non en tant que les maisons se rassemblent: en tant qu'elles s'additionnent comme autant d'unités arithmétiques, comme le nombre, pour faire l'Un de la Cité.

C'est ainsi que l'architecture ici trouve sa place à sa mesure, qui est celle de la communauté à l'unisson; ainsi que le lot, la maison est uni­ té de base de la ville, unité indifférente de sa forme, mais qui doit s'intégrer dans un dispositif public de tracés régulateurs: celui de l'ad­ duction d'eau et celui de la voierie.

Concernant les autres édifices publics, le texte des "Lois" mentionne l'existence des écoles ( au nombre de trois dans la ville même ), des manèges d'équitation ( hors la ville ), des gymnases, des fontaines - dont il est précisé qu'il faudra " en orner le surgissement par des plan­

tations et des bâtiments propre à l'embellir" ; en bref, une programma­

tion de tous " équipements", y compris les défenses militaires, dont l'emplacement cependant n'est désigné que très vaguement.

L'Agora commerçante n'est pas non plus " placée " dans l'espace de la Cité. Tout au plus connait-on des échanges le volume adéquat, et sait- on ( VI, 764 b) qu'y sont disposés temples et fontaines.

Il reste cette centralité qui nous est donnée à lire dans la première partie de notre avant-dernière citation, et qui semble un peu obscure—

(66) " aménager des temples tout alentour de la place publique, de même que la ville entière devrait se bâtir en cercle contre les parties élevées de son territoire"

et puis " contiguës à ces lieux ( où s'élèvent les temples sur l'acropo­

le ), seront édifiées les résidences des magistrats, ainsi que des tribunaux..."

Mention de la centralité qui s'énonce, encore, plus loin:

" on doit en premier lieu réserver un emplacement pour des temples et pour une place publique ..." 848 c-e.

Il est bien certain qu'ici centralité religieuse et politique se con­ fondent, sans que nous puissions établir s'il y a prééminence ou non, dans l'espace, de l'une sur l'autre.

Car tantôt l'Acropole, sur la partie élevée du territoire, avec ses temples, est le centre de la ville qui se développe sur les flancs de son promontoir; tantôt la place est entourée de temples et sert cette fois de lieu générateur.

Il est sûr également que la place publique est le lieu de la délibéra­ tion et du vote concernant le gouvernement de la Cité, ainsi qu'il est dit à plusieurs reprises pour toutes les affaires de l'Etat. Ceci explique notamment la présence des tribunaux à proximité du centre - lesquels pourtant sont en sympathie étroite avec la " sainteté de ces lieux ".

Indissociables, ces centralités le sont dans la logique qui conjugue le schéma cosmologique et l'arithmétique duodécimale.

Deux éléments qui marquent, en ce texte comme dans le"Critias", l'écart d'avec les antécédents politiques que sont les réformes clisthéniennes et soloniennes - lesquelles, avons-nous vu, établissaient la stricte distinction du domaine laique et du domaine religieux- notamment en changeant le nombre: dix plutôt que douze.

Digression 2 :