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Les us ancestraux bousculés

1916 1917 1918 1919 1920 Contrôle des

5.3. Fonctionnement des institutions politiques

5.4.5 Les us ancestraux bousculés

Les différentes mesures de précaution prises par le Conseil d’Etat et les communes vont bouleverser les us ancestraux. Il en est ainsi pour les coutumes mortuaires longuement décrites dans plusieurs ouvrages sur les coutumes valaisannes, preuve de l’importance de la ritualisation du passage vers l’Au-delà. Les mesures politiques modifiant ce rituel sont vécues comme une intrusion dans l’accompagnement du défunt vers le divin.

Illustration 79 : Recueillement après un enterrement, Kippel, Lötschental, entre 1915 et 1940, (Albert Nyfeler, Médiathèque Valais – Martigny)

Au fur et à mesure que les grippés augmentent, la peur s’installe parmi la population et dans bien des localités, les autorités civiles et religieuses décident de ne plus faire sonner le glas lors des enterrements pour ne pas aggraver les appréhensions de la population349. Des traces figurent également dans la littérature, comme par exemple dans le récit Un curé de

Colombier, écrit à partir du journal intime du curé de Colombier, ayant assisté les soldats de

348 AEV, fonds privés : Jean-Emile Tamini, Bulletin paroissial de St-Maurice de Laques, Venthône et Miège (1917-1921), janvier 1919, pp. 8-9.

349

Salamin 1978, p. 249.

la caserne pendant la grippe. On peut y lire l’angoisse naissante de la population à la vue des décès qui augmentent.

« Le lendemain matin, la population dut voir, à travers les persiennes closes des maisons basses à la Grand-Rue, les sept cercueils défiler au son des marches funèbres militaires. Ce fut la panique, d’autant plus que la maladie commençait à se répandre dans la population civile aussi.»350 Ou encore cet autre extrait : « Les ravages de l’épidémie s’étendaient chaque 3e jour et le peuple parlait ouvertement de la peste. On rappelait les grandes hécatombes du Moyen- âge et les souvenirs terrifiants et légendaires qu’elles avaient laissés. On évoquait l’extension irrésistible du fléau, le caractère contagieux de la maladie, la mortalité foudroyante et certaines manifestations qui la firent ressembler à ce qu’on racontait des pestes d’autrefois.»351

Les autorités essaient d’éviter d’effrayer la population : cela passe par les messages rassurants dans les journaux, l’interdiction de sonner le glas ou encore : « Pour ne pas augmenter la panique et la démoralisation, le commandant d’école décida que, non seulement les enterrements militaires emprunteraient l’itinéraire détourné, mais se dérouleraient sans fanfare, malgré le règlement de service. Il fallait désormais mourir et disparaître sans bruit. »352

Un récit similaire est retrouvé dans la biographie de Marie Métrailler, personnage typique et attachant d’Evolène353 que le destin a choisi pour aider ses concitoyens lors de l’épidémie : «Quand on appelait le prêtre pour apporter les derniers sacrements à un moribond, il était d’usage d’annoncer « l’administration » par cinq coups de cloche. Le public s’empressait d’accompagner le St-Viatique jusqu’à la demeure du malade ; il récitait le chapelet devant la porte jusqu’à la sortie de l’officiant (…) De même, à l’agonie, on tintait trois fois trois coups de la petite cloche, et les gens allaient prier avec les parents. Ils se retiraient sur un signe du chef de famille pour permettre la toilette du défunt et la préparation de la chapelle ardente. La veillée, on revenait prier le rosaire pour le soulagement de l’âme qui a quitté ce monde. » 354 Ou encore : « Quand quelqu’un se mourait ou allait très mal, on appelait le curé qui le confessait et lui donnait la communion. L’extrême-onction ! Cela se faisait presque en public. 350

Barras 1973, p. 49. 351 Ibid., p. 69. 352 Ibid., p. 71.

353 Village du district d’Hérens 354

Maistre 1971, p. 72.

On sonnait la cloche de l’église ; ceux du village qui l’entendaient se rendaient dans la maison où on allait administrer le moribond. Lorsqu’il était à toutes les extrémités, la cloche sonnait alors l’agonie : neuf coups pour un homme, six pour une femme… je tiens à faire remarquer la discrimination même dans la mort ! » 355

Venait ensuite la veillée et l’enterrement :

« Pendant l’agonie, les villageois entouraient le mourant en priant. On gardait le corps pendant deux jours, le troisième on l’enterrait. Ce matin-là, on recevait la famille, les proches venus pour la cérémonie. On leur offrait un repas composé de pain noir et blanc, de fromage et de vin. » 356 «Les gens des villages éloignés portaient leur mort jusqu’à l’entrée d’Evolène sur un brancard recouvert d’un linceul ; là, ils le plaçaient dans le cercueil ; les ministres : prêtres, chantres, acolytes et fidèles venaient en procession l’amener à l’église, tous les défunts, même les plus humbles citoyens ou citoyennes, ont les honneurs d’une messe chantée.» 357

Comme en témoignent ces extraits issus d’autobiographies, dans ses derniers instants, le défunt est entouré par les siens, par son village ; l’accompagnement est une étape essentielle du rituel entourant la mort, de même que de pouvoir garder le corps à la maison. Il est évident que par temps d’épidémie, toutes ces traditions sont proscrites car elles représentent un danger de contamination élevé.

Lorsque la grippe arrive au début de l’été 1918, le premier réflexe pour la plupart des Valaisans est de se tourner vers la prière. Même au niveau des instances communales, c’est le spirituel que l’on invoque pour arrêter les méfaits de la grippe. Ainsi en date du 24 août 1918, le Conseil communal de Nendaz décide de « fonder une messe afin d’enrayer l’épidémie de grippe qui sévit actuellement. Une collecte sera faite à cet effet dans tous les villages de la commune.» 358 Il est intéressant de remarquer qu’il s’agit-là de l’unique mesure de santé publique figurant dans les procès-verbaux de la commune de Nendaz du début à la fin de l’épidémie. Probablement d’autres mesures ont également été prises sans toutefois être mentionnées explicitement.

355

Métrailler & Brumagne 1991, p. 190. 356 Métrailler & Brumagne 1991, p. 190. 357 Ibid.

358 AEV, Fonds des communes : archives commune de Nendaz, R 9 : PV CC 1915-1919, séance du 24 août 1918, p. 114.

5.4.6 La solidarité

« Que de malades ! Quelle mortalité effrayante ! En haut lieu on s’était préparé pourtant ; mais on n’avait pas pensé à une épidémie sérieuse. La population civile, frappée elle aussi, se montra à la hauteur de la situation : les collèges furent érigés en lazarets et les meubles, le linge, les provisions, les douceurs, les réconforts affluèrent pour le bienêtre de nos militaires. Cet élan de générosité fut unanime dans toute la Suisse. Les médecins militaires et civils, les corps sanitaires, les gardes-malades de la Croix-Rouge et autres rivalisèrent de zèle, de dévouement, d’abnégation pour donner leurs soins à tous les malades, et combien payèrent de leur vie ce dévouement sublime ! »359 Les citoyens valaisans sont fortement responsabilisés durant l’épidémie de grippe, l’état sanitaire du canton dépendant du civisme de chacun. Se substituant parfois aux désinfecteurs ou aux médecins, missionnés pour déclarer les malades de leur logis, ils font preuve de solidarité, et nombre d’entre eux s’impliquent dans les soins prodigués aux malades et aux familles décimées par la maladie, comme un peu partout en Suisse.

Le personnel qualifié recruté pour assurer les soins se révèle vite débordé, en Valais comme en Suisse : « Les 24 détachements de vingt Sœurs chacun, prévus par le service de l’armée, ne suffirent pas non plus à la tâche et durent être secondés par du personnel non enrégimenté.»360

Ce sont les Samaritains, les membres de la Croix-Rouge ou de simples citoyens venant en aide à leurs voisins qui font office de soignants. « Le personnel hospitalier de profession n’était pas en nombre suffisant, lui non plus, pour satisfaire à l’énorme demande et il fallut donc recourir à des volontaires. » 361 Le rapport de la Croix-Rouge de 1918 indique :

« Mais à la fin juin, de sourdes rumeurs circulaient : une maladie mystérieuse, venue de l’Est, faisait des ravages énormes en Allemagne. Hélas ! La fameuse grippe se glisse aussi dans notre district et les premiers atteints ce furent nos soldats. Que de malades ! Quelle mortalité effrayante ! En haut lieu, on s’était préparé pourtant ; mais on n’avait pas pensé à une épidémie sérieuse. La population civile, frappée elle aussi, se montra à la hauteur de la situation : les collèges furent érigés en lazarets et les meubles, le linge, les provisions, les douceurs, les réconforts affluèrent pour le bien-être de nos militaires. Cet élan de générosité fut unanime dans toute la Suisse. Les médecins militaires et civils, les corps sanitaires, les gardes-malades de la Croix-Rouge et autres rivalisèrent de zèle, de dévouement, d’abnégation

359 Rapport annuel de la Croix-Rouge, XXIVe rapport, section de Coutelary, année 1918, p. 70-71. 360 Revue Internationale de la Croix-Rouge suisse, 1919, p. 255.

361 Bulletin annuel de la Croix-Rouge, année 1918, XXIVe rapport, rapport du médecin chef de la Croix-Rouge, p. 24.

pour donner leurs soins à tous les malades, et combien payèrent de leur vie ce dévouement sublime ! » 362

Les bénévoles de la Croix-Rouge soutiennent les hôpitaux et les lazarets, débordés. Ils payent d’ailleurs un lourd tribut à l’épidémie : « Au moment où l’épidémie de grippe s’est abattue sur le pays et alors que la maladie faisait rage, c’est encore elle [la Croix-Rouge] qui a fourni du personnel infirmier soit à la troupe, qui en manquait, soit à certaines localités, où il faisait totalement défaut. En se dévouant ainsi, soixante-neuf de ses Sœurs ont succombé elles- mêmes, victimes de leur devoir. » 363 « Sur 500 infirmières environ mobilisées par la Croix- Rouge suisse lors de l’épidémie de grippe, 69 sont mortes à la tâche.» 364

De nombreuses vocations sont réveillées parmi la population, comme le remarque un membre de l’Alliance suisse des garde-malades : « L’épidémie de grippe a fait surgir des infirmières ainsi qu’une pluie douce du début d’avril fait pousser les morilles.» 365

A ce propos, un bel exemple est décrit une fois de plus par Marie Métrailler. Ce passage est intéressant à plusieurs points de vue. En effet, ces quelques lignes brossent le tableau de la pénurie de médecins, phénomène encore plus marqué dans les vallées et qui s’est avéré désastreux lors de l’épidémie, le manque de moyens, les pharmacies dévalisées, le recours à la médecine traditionnelle, utilisant les plantes et les ingrédients naturels ainsi que le cortège de malheurs accompagnant la grippe.

Même si étant assez long, il est ici reproduit dans son intégralité. Il s’agit de l’extrait le plus long relatant la grippe de 1918 ayant été retrouvé dans la littérature valaisanne.

«En 1914, j’avais treize ans. La guerre n’avait rien changé dans le pays me semble-t-il, jusqu’en 1918, au moment de la grippe espagnole qui est tombée comme la foudre ; un fléau collectif qui frappait toutes les familles. Partout des malades…Quelquefois il ne restait qu’une personne valide pour soigner les autres.

La grippe s’annonçait par une fièvre de cheval, ensuite la peau devenait noire. En l’espace de pas même un mois, on a eu cinquante morts dans le village. Par chance…et par hasard, il y avait un médecin, Carlos de Allende y Navarre, un nom à tiroirs. Il était Chilien. Un de ses ancêtres, de souche espagnole, avait pris part à la conquête du Nouveau-Monde ; il était resté 362

Bulletin annuel de la Croix-Rouge, année 1918, XXIVe rapport, autres sections, district de Courtelary, pp. 70-71.

363 Comité international de Genève et de la Croix-Rouge Suisse, Au peuple Suisse, Genève, 1920, p. 19. 364 Revue Internationale de la Croix-Rouge suisse, 1919, p. 1152.

365

Gazette d’hygiène, de médecine et de sciences sociales de la Suisse Romande, 25 juillet 1919.

au Chili où il avait eu de nombreux descendants, devenus propriétaires de grandes haciendas employant des quantités d’indigènes comme ouvriers. Dans ces familles, c’était une tradition d’avoir un fils médecin pour soigner la parenté, les employés.

Carlos de Allende était venu faire un stage en Europe. Il avait choisi Evolène, pour de brèves vacances, souhaitant rentrer rapidement chez lui. La mer était peu sûre ; on torpillait beaucoup de bateaux. Il a préféré rester, il a loué un chalet. Il s’est installé en plein mois d’août, au moment où la grippe était la plus mauvaise.

Un jour, je le vois arriver à la maison.

« Ecoutez, Mademoiselle, me dit-il, les gens sont trop malheureux, personne ne s’occupe d’eux. » Les médecins débordés ne pouvaient pas monter de Sion. Il n’y avait pas de médicaments, pas d’infirmières. On se soignait comme on pouvait avec des tisanes, du vin chaud.

« Vous allez venir avec moi, a-t-il ajouté. Nous allons essayer de soigner les malades. Je vous donnerai quelques notions de médecine pratique et nous opérerons ensemble. » J’avais dix- sept ans. Ma mère, cette fois, m’a laissée sortir de la maison.

Entre-temps, Allende était descendu à Sion. Il avait apporté des médicaments, et de quoi faire des piqûres, de la farine de lin, du camphre pour soutenir le cœur, bref, ce qu’il avait pu trouver dans les pharmacies, vides, qui avaient été prises d’assaut.

Il m’a appris à faire des injections sous-cutanées. Nous puisions dans notre réserve de farine de lin pour faire des cataplasmes. Quand la farine a été épuisée, nous avons essayé la polenta ; cela marchait fort bien. On a aussi utilisé le vieux remède paysan qui consiste à faire des cataplasmes avec un écheveau de lin trempé dans l’eau chaude.

Ma foi, ces improvisations donnaient des résultats. Elles faisaient tomber la fièvre en douceur. On allait ramasser, entre deux soins, le thym dans les champs, la germandrée, toutes les herbes aromatiques en usage ici. Grâce à elles, on a tiré d’affaire je ne sais combien de malades pendant cette épidémie qui a duré un mois et demi. Mais il y a eu beaucoup de morts…de nombreuses personnes sont restées joliment touchées, les poumons malades, le cœur claqué. » 366

A Sion aussi les choses s’organisent et dans le rapport annuel 1918 de la Croix-Rouge section de Sion on peut lire : « En été, lors de l’épidémie de grippe, notre section a été chargée 366

Métrailler & Brumagne 1991, p. 71.

d’organiser un lazaret à Sion, c’est ce qu’elle a fait avec le concours des sœurs blanches. Plusieurs jeunes filles de la Croix-Rouge y ont travaillé comme infirmières. La Croix-Rouge a aussi plusieurs fois réussi à procurer les secours d’infirmières à des familles pendant l’épidémie. » 367

Illustration 80 : Bon pour des fournitures de literie pour l’Infirmerie provisoire de Sion, 31 juillet 1918, ACS, Hygiène publique, HP 3/9.

Une des jeunes filles de la Croix-Rouge qui se nomme Agnès Calpini va assister les malades durant toute la période de fonction du lazaret de Sion. Lors de son séjour, elle entretient une correspondance avec sa mère, en vacances aux Mayens de Sion. De cette relation épistolaire il ne reste plus qu’une seule lettre d’Agnès, mais six courriers de sa mère ont été conservés dans les archives de la famille368.

367 Bulletin annuel de la Croix-Rouge, année 1918, XXIVe rapport, p. 90.

368 AEV, Fonds privés, Hoirie Calpini, 478 : lettres de Marie Calpini adressées à sa fille Agnès (1901-1920) ; 633 : lettre d’Agnès Calpini pendant son séjour à l’Ecole Normale.

Illustration 81 : AEV, Fonds privés, Hoirie Calpini, 478 : lettres de Marie Calpini adressées à sa fille Agnès (1901-1920) ; et 633 : lettre d’Agnès Calpini pendant son séjour à l’Ecole Normale.

Correspondance que Marie Calpini envoie depuis les Mayens de Sion à sa fille Agnès, recrutée par la Croix-Rouge pour porter assistance aux malades du lazaret de Sion en août 1918

Lettre du 22.08.1918 relatant la mort du Dr Dénériaz et le départ de Judith, sa servante :

« …d’abord une très vive émotion, éprouvée à la fin de la messe lorsque l’on est venue en courant prier M. le Chanoine de Werra de venir porter les Saintes-Huiles au Dr Dénériaz que venait d’atteindre un coup d’apoplexie, lui laissant toute sa connaissance, heureusement ce qui avais déjà permis à l’abbé Jérôme, appelé en toute hâte, de le confesser et de lui donner la sainte communion.

Mais tu devines, ma chère Agnès, la désolation de sa femme et de toute sa famille devant la perspective du grand sacrifice qui se prépare peut-être…(…)

La deuxième pénible émotion que nous a apporté la journée d’hier, fut le départ, d’une heure à l’autre, de Judith, appelée en toute hâte à Savièse pour aller y soigner sa mère et sa sœur, atteintes toutes deux par la grippe. Impossible de l’empêcher de partir et nous serons donc seules pour faire notre ménage. Dieu sait jusqu’à quand, surtout si Judith devait prendre la grippe à son tour. »

Dans cet extrait, il y a tout d’abord une référence au spirituel avec l’importance que cela revêt pour les croyants de recevoir les derniers sacrements avant de mourir. D’autre part, on