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L'univers inconnu de l'irrationnel

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Lovecraft utilise à l’évidence une certaine base scientifique dans ses récits qui reflètent la position de la science à son époque. Mais la supersititon persiste à exister. C’est en se positionnant contre l’intellectualisme et le rationalisme de la société américaine qu’une sorte de mythe émerge chez Lovecraft, celui de la supposition d’existences intelligentes en dehors de l’homme sur la planète.

Cette partie de l’étude vise donc à analyser dans quelle mesure l’irrationnalité émerge dans les récits de Lovecraft. Cet aspect est fortement marqué par un discours ésotérique chez l’auteur de Providence.

Pour tenter de comprendre ce type de discours, il convient de définir les contours de l’ésotérisme. Ce dernier implique en effet une idée de secret, de savoir réservé qui n’est transmis que de maître à disciple. Il révèle d’autre part une connaissance qui se qualifie comme intuitive et transcendante. Pour Lovecraft, la connaissance revêt exactement ce type de qualité puisqu’elle ne doit pas être accessible. Il a d’ailleurs côtoyé le prestidigitateur Harry Houdini qui lui avait proposé en 1925 de rédiger un ouvrage sur la tendance des hommes à se tourner vers la superstition et à créer un univers à part entière sur un socle de mythes et légendes. Bien que Lovecraft n’ait pas eu le temps de réaliser ce projet, Levy nous signale qu’il en reste un plan minutieux indiquant comme titre Le

Cancer de la Superstition (Levy, 127). Le titre laisse présager le point de vue négatif de

l’auteur concernant le domaine.

C’est pourquoi un tel projet ne doit pas reléguer Lovecraft au statut de pur croyant irrationnel. Il n’est pas rare de croiser des pensées qui ont tendance à placer l’auteur d’épouvante comme un personnage ésotérique, membre d’une quelconque secte obscure à cause des éléments fictifs et fantastiques qu’il utilise. Mais si l’on se réfère à sa correspondance massive, il est possible d’en dégager une personnalité éloignée de toute superstition. Ceci devient important pour comprendre la signification que Lovecraft insère dans son œuvre.

En effet, au lieu de percevoir l’ésotérisme dans la littérature lovecraftienne comme un élément qui découle des propres croyances de l’auteur, il faut y déceler au contraire, une volonté d’inverser la tendance. Ce qui est justement purement lovecraftien dans les récits étudiés est l’idée de transgression, l’idée que plus rien n’obéit aux lois précédemment connues et que des entités étrangères instaurent une menace d’invasion.

Cette partie vise ainsi à analyser certains motifs propres à l’ésotérisme lovecraftien. C’est dans cette perspective que l’on verra l’aspect conventionnel que Lovecraft attribue à

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son ésotérisme à travers des motifs tels que l’idée d’un savoir interdit et secret ou encore les images et symboles renvoyés par les rites, l’occultisme…

A première vue, le discours ésotérique de Lovecraft se présente comme un amalgame de références qui visent à servir l’écriture fictionnelle de l’écrivain. Dès les premières pages du roman « At the Mountains of Madness », Lovecraft livre à son lecteur un aperçu du discours ésotérique de ses œuvres lorsqu’il décrit la réaction de la population face aux rapports envoyés par l’explorateur Lake. « Popular imagination, I judge, responded actively to our wireless bulletins of Lake’s start northwestward into regions never trodden by human foot or penetrated by human imagination » (MM, 12). On y décèle clairement un lieu qui se tient éloigné de toute connaissance ou même de toute imagination humaine. L’Antarctique est ainsi perçu comme un lieu où peut s’épandre la créativité de l’homme. D’ailleurs, le narrateur de ce récit poursuit en disant : « Imagination could conceive almost anything in connexion with this place » (MM, 55). Cette affirmation semble inciter le lecteur à développer toutes sortes de suppositions concernant les lieux explorés, qu’elles soient rationnelles ou complètement détachées de toute approche scientiste.

Lorsque le géologue découvre les morceaux de bas-reliefs illustrant l’histoire véritable du monde, celle qui précède l’homme et la trace d’une civilisation avancée de ceux qu’il nomme « the Old Ones », il décrit tout l’aspect hétérogène de leur culture :

Of course, the infinitely early parts of the patchwork tale – representing the pre-terrestrial life of the star-headed beings on other planets, in other galaxies, and in other universes – can readily be interpreted as the fantastic mythology of those beings themselves; yet such parts sometimes involved designs and diagrams so uncannily close to the latest findings of mathematics and astrophysics that I scarcely know what to think (MM, 60).

Dans ce passage, le narrateur, le Professeur William Dyer fait part du doute qui le saisit lorsqu’il se retrouve face à une culture si avancée. Cette civilisation a déjà vécu sur d’autres planètes avant de s’aventurer sur terre. Cet aspect de leur histoire, le narrateur le qualifie de « fantastic mythology »sans hésitation puisqu’il emploie le terme « readily ». Toutefois, il en vient à nuancer ses propos en reconnaissant l’avancée scientifique de ces êtres dont les découvertes entraînent le narrateur dans une sorte d’hésitation entre imagination cosmique mettant en scène des êtres voyageant à travers l’espace et l’explication rationnelle d’une civilisation très avancée.

Il se retrouve donc dans une situation délicate où il ignore comment interpréter sa découverte. Malgré son statut de géologue, il est tiraillé entre une explication superstitieuse

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et une interprétation rationnelle, se retrouvant ainsi en suspens. Lovecraft dévoile ici une faiblesse de l’homme qui est déjà présente parmi les marins mentionnés dans la nouvelle « The Case of Charles Dexter Ward ». Comme l’indique le narrateur lorsqu’il mentionne les rumeurs concernant le personnage de Joseph Curwen, « Sailors are superstitious folk » (CCDW, 122). Cette affirmation positionne les marins comme des personnes ayant une vision plus ou moins ésotérique du monde. Or, le narrateur, le médecin du patient Ward, devient lui-même vers la fin du récit, l’auteur de rites. C’est en détournant ainsi les croyances des personnages les plus rationnels que Lovecraft parvient à dresser un portrait plus horrifiant d’une humanité en proie aux évènements qui le cernent.

C’est d’ailleurs dans cette lignée que s’inscrivent les impressions du jeune narrateur dans « The Shadow Over Innsmouth » qui ressent un mélange de dégoût et de fascination envers la ville d’Innsmouth. D’une part, il est dérouté par l’apparence des habitants, similaire à des poissons. D’autre part, il demeure admiratif face au passé et à l’architecture ancienne de la ville, épargnée par l’histoire. Afin de comprendre l’étrangeté qui semble se tramer autour de la ville d’Innsmouth, il décide de questionner un vieil autochtone, Zadok Allen. Ce dernier lui conte un récit dénué de rationnalité mais qui laisse cependant le jeune étudiant perplexe comme il l’exprime ici : « Puerile though the story was, old Zadok's insane earnestness and horror had communicated to me a mounting unrest which joined with my earlier sense of loathing for the town and its blight of intangible shadow » (SOI, 341). C’est donc avec le refus catégorique d’une quelconque véracité qu’il considère les faits rapportés par le vieil homme. Malgré cela, il est tenté d’en ressentir de l’horreur accompagnée d’un dégoût. Lovecraft dénote ici l’impact des superstitions sur l’homme, qu’il soit de nature rationnelle ou superstitieuse. Peu à peu, il en perd ses moyens, surtout après avoir découvert de ses propres yeux l’existence d’être mi-hommes, mi-poissons, en train de s’adonner à un culte lié à Dagon et à l’Ordre Esotérique de Dagon. Il illustre son doute avec les propos suivants : « Who can be sure of reality after hearing things like the tale of old Zadok Allen? » (SOI, 359) Le narrateur accorde dès lors du crédit à ce qu’il percevait auparavant comme quelque chose de puéril et impossible à valider. Par de tels détournements de conceptions, et sans pour autant entrer dans le détail de ces actes ésotériques, Lovecraft parvient à insérer un univers totalement irrationnel.

La nouvelle « The Shadow Out of Time » contient une description des entités qui menaçent « the Great Race ». Ces derniers sont en effet eux-mêmes victimes d’un danger représenté par des êtres dont le nom n’apparaît pas dans la nouvelle. Toutefois, Peaslee décrit leur invasion ainsi : «Then they had sealed the entrances and left them to their fate,

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afterward occupying most of their great cities and preserving certain important buildings for reasons connected more with superstition than with indifference, boldness, or scientific and historical zeal » (SOT, 401). Ces envahisseurs ne sont donc en rien comparables aux puissantes civilisations précédentes dont le pouvoir s’expliquait généralement par l’avancée scientifique. Dans ce cas, ces êtres non nommés possèdent non seulement des instruments de pointe mais également une capacité intuitive et physique supérieure.

En effet, ils ne sont pas pourvus du sens de la vue par exemple, mais d’un système non-visuel d’impressions. Le fonctionnement même de leur organisme suggère un caractère intuitif marqué par leur manière d’envahir le peuple de la « Great Race ». Ils semblent accorder une place importante à leurs superstitions, qui les poussent ainsi à préserver les constructions d’autres civilisations. Lovecraft semble ici dénoter le fait que l’irrationnel a peut-être une richesse à fournir que l’homme ignore. Ou bien cherche-t-il tout simplement à embrumer les réflexions du lecteur qui tente de démêler le nœud gordien de l’imaginaire lovecraftien.

Tout cela enclenche bien sûr un sentiment d’inquiétude, de peur et d’infériorité chez le narrateur. Son doute s’opère par fluctuations de pensées, vacillant entre explication rationnelle et impression superstitieuse. Après avoir rêvé d’une pierre sombre, qu’il associe aux légendes les plus horrifiantes, Peaslee panique. Mais peu de temps s’écoule avant qu’il songe à sa réaction et qu’il finisse par s’avouer ceci : « I remained awake all night, but by dawn realised how silly I had been to let the shadow of a myth upset me. Instead of being frightened, I should have had a discoverer's enthusiasm » (SOT, 409). Justement, Lovecraft fait de ses savants des personnages en proie à des doutes dans leurs quêtes de la connaissance pour démontrer que cette connaissance ne doit pas être destinée à être dévoilée.