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A-2 L'horreur qui éveille les sens

L’horreur est souvent implicte chez Lovecraft, elle n’est pas montrée mais suggérée. D’ailleurs un des procédés qu’il utilise pour rendre compte de cette horreur est la perception sensorielle humaine. Les sens jouent un rôle crucial dans l’écriture de Lovecraft qui en fait un usage important. C’est d’ailleurs ce que confirme Juin lorsqu’il précise quels sont les sens les plus sollicités dans les œuvres de Lovecraft, à savoir « les trois sens principaux : la vue, l’ouïe, l’odorat » (Juin, 114). Les sens des personnages deviennent des intermédiaires entre le lecteur et l’horreur du récit.

D’ailleurs le point culminant de l’effet d’horreur est atteint lorsque la chose la plus crainte est perçue par l’œil humain. C’est ce que suggère du moins la description fournie par le narrateur dans « At the Mountains of Madness » lorsqu’il tente de faire part de sa découverte des shoggoths. « The words reaching the reader can never even suggest the awfulness of the sight itself » (MM, 100). Bien qu’il tente par la suite de décrire l’aspect de ces êtres, il ignore comment faire partager son sentiment d’horreur au lecteur. Il suggère l’idée que la vue d’une telle horreur est bien plus conséquente que le simple fait de la relater.

It is hard to explain just how a single sight of a tangible object with measureable dimensions could so shake and change a man; and we may only say that there is about certain outlines and entities a power of symbolism and suggestion which acts frightfully on a sensitive thinker’s perspective and whispers terrible hints of obscure cosmic relationships and unnamable realities behind the protective illusions of common vision (CCDW, 207-208).

La sublimation se trouve ici dans l’effet produit par la simple vue d’une chose concrète. Le narrateur décrit ici un processus de réflexion chez l’homme qui implique tout un système d’interprétation de symboles. C’est cette interprétation qui va à l’encontre de ce qu’il nomme « common vision ». Il existe pour Lovecraft des « terrible hints », indices qui peuvent mener à une réalité dissimulée par les illusions humaines. Mais ce secret est qualifié comme étant un élément « protective » d’après le narrateur, ce qui accentue le

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caractère négatif de l’horreur dissimulée. La vue fonctionne bel et bien comme un intermédiaire pour transmettre l’idée et la sensation de l’horreur.

Mais avant l’apothéose de l’horreur provoquée par la vue, l’ouïe des personnages intervient comme un avertissement de l’approche d’un danger. Cet élément est surtout présent lors des expériences mystérieuses réalisées par Ward dans « The Case of Charles Dexter Ward ».

Muffled musketry sounded again, followed by a deep scream less piercing but even more horrible than those which had preceded it; a kind of throaty, nastily plastic cough or gurgle whose quality as a scream must have come more from its continuity and psychological import than from its actual acoustic value. Then the flaming thing burst into sight at a point where the Curwen farm ought to lie, and the human cries of desperate and frightened men were heard. Muskets flashed and cracked, and the flaming thing fell to the ground. A second flaming thing appeared, and a shriek of human origin was plainly distinguished (CCDW, 144).

La qualité de la voix détermine l’appartenance de cette dernière. Il en est de même lors du culte impie et païen realisé par les créatures étranges dans « The Call of Cthulhu ». La voix intervient souvent comme un élement qui délimite ce qui est humain de ce qui ne l’est pas. « There were insane shouts and harrowing screams, soul-chilling chants and dancing devil-flames; and, the frightened messenger added, the people could stand it no more » (CC, 136).

Ces voix provoquent un rejet de la part de l’homme positionne l’extraterrestre comme un étranger à cause de la langue inconnue entendue. C’est d’ailleurs ce que fait le narrateur dans « The Case of Charles Dexter Ward » lorsqu’il évoque les voix entendues derrière la porte du laboratoire créé par Ward. « These voices, before 1766, were mere mumblings and negro whisperings and frenzied screams, coupled with curious chants or invocations » (CCDW, 131). Le terme « negro » tente de donner un nom à ce qui n’est pas connu du narrateur. Mais cette dénomination révèle chez Lovecraft un élément sociologique concernant l’immigration aux Etats-Unis et qui sera détaillé plus tard dans l’étude. D’autre part, le récit de l’inspecteur Legrasse dans « The Call of Cthulhu » va jusqu’à les catégoriser dans le rang des animaux. «There are vocal qualities peculiar to men, and vocal qualities peculiar to beasts » (CC, 137).

Ce caractère bestial transmis par les bruits est également présent dans « The Shadow Over Innsmouth » lorsque le narrateur devine l’approche des créatures qui peuplent Innsmouth. « the noises swelled to a bestial babel of croaking, baying, and barking without the least suggestion of human speech » (SOI, 359) Ou encore lorsqu’il dit « There

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was a suggestion of sound, too, though the wind was blowing the other way—a suggestion of bestial scraping and bellowing » (SOI, 358). Ce qu’il nomme « suggestion of sound » semble être délibérément confus. Cette expression cherche peut-être à rendre l’étrangeté de ce qu’il entend et qu’aucun homme n’est censé avoir entendu ou connu. D’autre part, l’homme ne peut qu’émettre des hypothèses sur un son dont il ignorait l’existence auparavant. Puisque les suggestions de l’homme et son imagination sont suscitées, l’effet peut être facilement exagéré et prendre une forme de sublimation mentale. Le moindre bruit provoque une émotion et lorsqu’il grandit les pensées s’accumulent. « In the darkness every faint noise of the night seemed magnified, and a flood of doubly unpleasant thoughts swept over me » (SOI, 344). La réaction du narrateur dans « At the Mountains of Madness » face aux crix des shoggoths est représentative de ce processus d’images mentales qui apparaissent chez l’homme. Il le mène d’ailleurs à fuir et à tenter d’avertir tout explorateur qui se risquerait à se rendre en de tels lieux. « I think that both of us simultaneously cried out in mixed awe, wonder, terror, and disbelief in our own senses as we finally cleared the pass and saw what lay beyond. Of course we must have had some natural theory in the back of our heads to steady our faculties for the moment » (MM, 44). L’horreur est telle que le narrateur en vient à douter de ses sens. Chez Lovecraft, le moindre bruit, par sa qualité peut parvenir à détruire certaines conceptions.

De plus, il est un autre sens qui sert d’avertissement. Les odeurs présentes dans les récits de Lovecraft mettent en place un environnement spécifique, où l’odorat exprime le dégoût de l’homme face aux créatures lovecraftiennes. En effet, Fenner déclare dans son journal intime inclus dans « The Shadow Over Innsmouth » qu’une odeur, qualifiée de « intolerable stench » (CCDW, 144) provoque une frayeur chez sa famille. « This stench was nothing which any of the Fenners had ever encountered before, and produced a kind of clutching, amorphous fear » (CCDW, 144). Ces odeurs sont souvent assimilées à celles de la mort tout comme l’évoque la nouvelle « The Call of Cthulhu » lorsque le marin norvégien Johansen tente de braver ce qu’il nomme « the Thing » à bord de son bateau. « There was a bursting as of an exploding bladder, a slushy nastiness as of a cloven sunfish, a stench as of a thousand opened graves » (CC, 153). L’odeur même du danger chez Lovecraft revêt l’aspect et la suggestion de la mort. Ainsi, l’odorat permet à l’homme de connaître son sort en cas d’échec.

Toutefois ce sentiment de dégoût peut être nuancé par d’autres interventions qui limitent les dégâts provoqués par l’odeur infecte qui règne à Innsmouth dans la nouvelle « The Shadow Over Innsmouth ». En effet, le narrateur est tellement fasciné par

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l’architecture ancienne de la ville qu’il en parvient à atténuer son sentiment de rejet. « As an amateur antiquarian I almost lost my olfactory disgust and my feeling of menace and repulsion amidst this rich, unaltered survival from the past » (SOI, 317-318). Determiné à en découvrir davantage sur les lieux, il fait appel à Zadok. C’est pourquoi il ne souhaite rien laisser transparaître quant à son dégoût olfactif. « The air of death and desertion was ghoulish, and the smell of fish almost insufferable; but I was resolved to let nothing deter me. » (SOI, 328). L’environnement d’Innsmouth est déterminé par une odeur de mort. Cet élément peut fonctionner comme un présage concernant l’identité du narrateur qui se métamorphose peu à peu en créature sous-marine.

D’ailleurs, la présence de telles créatures est suggérée par le caractère marin de cette mauvaise odeur envrionnante. Cet aspect est récurrent dans la nouvelle à travers des expressions et termes tels que « the malodorous sea » (SOI, 340) ; « the town’s general fishy odour » (SOI, 343) ; « the nauseous fishy odour of my environment » (SOI, 347) ; « the omnipresent fishy odour » (SOI, 353) ; « The fishy odour » (SOI, 355-356) ; « Innsmouth’s abhorrent fishy odour » (SOI, 357) ; « that damnable fishy odour » (SOI, 358). Toute cette accumulation d’éveils sensoriels ne peut qu’ancrer la présence de l’horreur dans les récits. L’onirisation des récits s’effectue contradictoirement par le biais des sens humains, seuls repères fiables auxquels le lecteur s’attache.