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C-3 Le caractère illusoire du mythe américain

Lovecraft se veut critique des valeurs véhiculées par l’idéologie américaine. En effet, le mythe américain trouve ses racines dans la croyance que l’Amérique est le seul endroit au monde susceptible de fournir l’égalité des chances et la liberté. Le mythe de l’Ouest américain qui prône le pionner et la réussite collective dans l’agriculture, notamment grâce à l’abondance des terres, connaît un changement après la guerre civile américaine de 1860- 1865. En effet, la richesse de l’agriculture laisse place à un mythe de la ville où l’industrie, l’argent et le progrès prolifèrent. Le nouveau mythe américain se situe donc en ville et la littérature a parfois tendance à renverser ce mythe. Bien que les années vingt soient synonymes de croissance économique suite aux bénéfices réalisés par les Etats-Unis à la fin de la première guerre mondiale, l’élément perturbateur survient dans les années trente. Une crise économique émerge, surtout dans les villes ouvrières et des mesures politiques tel que le New Deal (1933-1938) tentent de venir à bout de cette Grande Dépression. Lovecraft illustre cette chute urbaine à travers sa description de la ville d’Innsmouth comme un lieu isolé, « badly cut off from the rest of the country by marshes and creeks » (SOI 307) et peuplé d’habitants déchus.

Pourtant, le mythe du rêve américain se caractérise par l’idée que n’importe qui peut prétendre atteindre la prospérité aux Etats-Unis, du moment qu’il demeure déterminé et entreprenant. Cette croyance est aussi âgée que la découverte du continent américain lui- même, synonyme d’un nouveau monde ouvert à des nouvelles perspectives. Bien que ce mythe ait connu d’autres appellations et diverses formes tels que la conquête de l’Ouest, « the frontier », « from rags to riches », le résultat est le même pour Lovecraft. Le désenchantement est au rendez-vous. C’est d’ailleurs ce qui lui arrive lorsqu’il quitte Providence pour New York pendant quelques temps avec son épouse.

Résolument en dehors de son époque, il se complut dans l’étude du XVIIIe siècle américain, l’époque où il aurait aimé vivre, il visita les vieilles villes des Etats-Unis, se consacra à l’étude du folklore mondial, des rêveries sur le passé de l’humanité et les civilisation préhumaines. Il donna ainsi corps à cette mythologie de Cthulhu qui lui appartient en propre, même s’il autorisa d’autres écrivains à l’utiliser (Van Herp, 147).

Son séjour à New York s’avère un véritable échec et son art ne lui permet pas de subvenir à ses besoins. Cet épisode de sa vie pourrait donc expliquer sa vision concernant

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la société de son pays et comment il en est arrivé à créer sa propre mythologie. Sa littérature tournée souvent vers le passé agit comme une avancée à reculons qui ne peut être que nostalgique.

Le choix de Lovecraft concernant la mise en place d’une mythologie personnelle avec des pratiques impies et des croyances païennes n’est pas sans intérêt. En effet, tout ce qui revêt un caractère positif et bienfaisant pour l’homme y est détourné comme si Lovecraft cherchait à faire comprendre que tout n’est qu’illusion.

Souvent considéré comme un auteur raciste, certains peuvent voir dans le retour de Lovecraft vers un mythe d’origine une illustration de sa volonté d’atteindre un passé où la race était encore pure et non envahie par des étrangers. Selon Houellebecq, Lovecraft ne semble pas appartenir à ceux qui croient au mythe de la réussite américaine.

Résolument anti-commercial, il méprise l’argent, considère la démocratie comme une sottise et le progrès comme une illusion. Le mot ‘liberté’, cher aux américains, ne lui arrache que des ricanements attristés. Il conservera toute sa vie une attitude typiquement aristocratique de mépris de l’humanité en général, joint à une extrême gentillesse pour les individus en particulier (Houellebecq, 15).

La vision de Lovecraft est bien pessimiste et il fuit cette réalité sociale en l’investissant dans une création littéraire qui lui est propre. Ses récits sont truffés de références bibliques, mythologiques et légendaires et le parcours herméneutique du lecteur l’amène à traverser l’histoire américaine et son passé colonial. Ses références sont pour la plupart liées à la culture américaine. Malgré l’aspect ésotérique qui s’en dégage, il s’agit au final d’un ensemble réunissant les nouveautés de son époque, les acquis de savoir tels que le progrès scientifique mais également les appréhensions à travers un questionnement sur le destin de l’humanité dans ce tourbillon d’avancées. De plus, une dimension propre à l’auteur vient compléter cet ensemble avec une vision ethnocentrique qui dénonce l’industrialisation. Le regroupement de tous ces éléments synthétise la vision subjective d’une époque. C’est pourquoi Menegaldo considère que « la thématique du Retour des Dieux Archaïques (typiques de l’époque) peut aussi se lire comme métaphore de la pulsion entropique propre à la civilisation américaine au temps de Lovecraft » (Menegaldo, 281). La vérité sociale du contexte américain a pu mener Lovecraft vers la création de sa propre cosmogonie et mythologie. D’ailleur un mythe n’est-il pas l’explication des vérités du monde ?

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Le narrateur dans « The Shadow Over Innsmouth » fournit une définition assez claire de ce qu’est un mythe lorsqu’il dit : « After all, the strangest and maddest of myths are often merely symbols or allegories based upon truth – and old Zadok must have seen everything which went on around Innsmouth for the last ninety years » (SOI, 327). Cette affirmation contribue à comprendre ce que Lovecraft cherche à faire. Sa mythologie n’est qu’une surface qui est censée révéler certaines vérités concernant l’homme en général, mais également concernant la situation américaine de son temps.

La mythologie employée par Lovecraft permet une prise de conscience que le narrateur dans « The Shadow Out of Time » semble décrire lorsqu’il dit : « For was not this whole experience – this shocking familiarity with a set of unknown ruins, and this monstrously exact identity of everything before me with what only dreams and scraps of myth could have suggested – a horror beyond all reason? » (SOT, 423) Il admet que les légendes peuvent renvoyer à des indices concernant une vérité à laquelle il est difficile de faire face.

Lovecraft se détourne ainsi de la société américaine et se détache de ce qui est perçu comme étant le rêve américain. Artiste reclus et méconnu de son époque, il travaille de nuit sur des textes qui seront à peine vendus de son vivant. Ses récits s’éloignent parfois de l’univers scientifique qu’il utilise comme environnement de base pour atteindre une dimension plus cosmique et irationnelle. L’imaginaire et la réalité entrent donc en conflit pour tirer l’homme vers l’abîme qu’est la folie.