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Le doute instauré dans les nouvelles permet ainsi de positionner la connaissance comme un but presque impossible à atteindre. Lovecraft pourrait donc bien envisager cette connaissance comme quelque chose qui doit demeurer secret et interdit afin de ne pas aboutir à des conséquences dramatiques. Dailleurs, ses avertissements sont bien présents au sein de ses récits.

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Tout comme le professeur William Dyer dans « At the Mountains of Madness », le narrateur dans « The Shadow Out of Time » cherche à mettre en garde ses collègues qui seraient tentés de réaliser l’expédition qu’il a entrepris pour l’Australie. Il le fait dès les premières lignes, ce qui est d’ailleurs un procédé assez récurrent chez Lovecraft : « After twenty-two years of nightmare and terror, saved only by a desperate conviction of the mythical source of certain impressions, I am unwilling to vouch for the truth of that which I think I found in Western Australia on the night of 17-18 July 1935 » (SOT, 368). C’est un tout autre aspect de l’irrationnel qui s’offre au lecteur ici. En effet, Lovecraft admet également les effets bénéfiques de l’irrationnel. Le narrateur explique que c’est en envisageant pendant des décennies l’aspect mythique de ses impressions et en y accordant ainsi moins de crédibilité qu’il est parvenu à ne pas sombrer complètement dans l’horreur. Toutefois, il s’agit encore là d’une faiblesse. L’homme en vient ici à faire de ses croyances une arme qui se révèle catastrophique une fois que la vérité lui apparaît.

L’homme selon Lovecraft, doit rester ignorant des sujets cosmiques qui dépassent son entendement. Il souligne cette pensée à travers le fameux premier paragraphe de la nouvelle « The Call of Cthulhu ».

The most merciful thing in the world, I think, is the inability of the human mind to correlate all its contents. We live on a placid island of ignorance in the midst of black seas of infinity, and it was not meant that we should voyage far. The sciences, each straining in its own direction, have hitherto harmed us little; but some day the piecing together of dissociated knowledge will open up such terrifying vistas of reality, and of our frightful position therein, that we shall either go mad from the revelation or flee from the deadly light into the peace and safety of a new dark age (CC 125)

Il est donc dans la nature de l’homme de n’être qu’une présence périphérique parmi tant d’autres. L’ignorance est perçue comme une chose bienfaisante et selon Lovecraft, l’homme n’a aucunement été créé dans l’intention de voyager à travers des découvertes vers l’infini du cosmos. Le narrateur du récit ne condamne pas de façon catégorique les sciences. Ce qu’il craint est la pluralité des sources de connaissance. La réalité qui en découlerait serait trop difficile à supporter et ce qu’il qualifie de « new dark age » semble faire référence à une époque lointaine où l’homme était encore ignorant, tel que le moyen- âge.

L’homme doit demeurer ignorant de certaines connaissances car dans le cas contraire il encourt des dangers innommables comme le suggère la fin de la nouvelle. « But I do not think my life will be long. As my uncle went, as poor Johansen went, so I shall go. I know

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too much, and the cult still lives » (CC 154). Tout comme l’annonce le narrateur, le sort de ceux qui en savent trop se traduit par la mort ou la démence. L’avertissement est omniprésent dans le récit, dès le début et jusqu’à la fin.

Les documents codés de Joseph Curwen dans le roman « The Case of Charles Dexter Ward » ajoutent une dimension cryptique qui se doit d’exister pour empêcher l’homme d’atteindre une connaissance qui lui est nuisible. D’ailleurs le narrateur dans « The Shadow Over Innsmouth » découvre qu’il est génétiquement lié à des créatures non humaines. Ce savoir ne peut être que nocif pour celui qui le découvre. La nouvelle « The Shadow Out of Time » inclut un dilemme similaire lorsque Nathaniel Wingate Peaslee réalise l’insignifiance de l’homme sur la planète lorsqu’il est comparé à la variété incalculable des formes de vie qui partagent avec lui la même planète.

Lorsque le Professeur William Dyer dans « At the Mountains of Madness » tente de décrire le mystère qui entoure les montagnes où se rend l’expédition, il affirme que les mots ne pourront pas lui venir en aide. Au contraire, une sorte de capacité intuitive semble être requise: « Rather was it an affair of vague psychological symbolism and aesthetic association – a thing mixed up with exotic poetry and paintings, and whith archaic myths lurking in shunned and forbidden volumes » (MM, 43). Dès lors, la description même des lieux évoque l’idée de l’interdit. Un interdit qui se manifeste à travers des mythes dissimulés dans des ouvrages peu recomandables. Lovecraft tente de développer ainsi le goût pour l’interdit de son lecteur en affichant un mystère de plus à élucider. Bien que cet élément vienne entrer en conflit avec l’idée d’une connaissance à bannir, c’est précisément cette contradiction qui pousse le lecteur à vouloir chercher plus loin ce que le récit a à révéler.

Dans « The Shadow Over Insmouth », lorsque le narrateur tente d’en savoir plus sur la ville d’Innsmouth, il fait d’abord appel à la seule personne qui lui semble être normale, un épicier qui ne possède pas l’apparence des autochtones. Ce dernier lui révèle l’existence de lieux qui ne doivent pas être franchis.

Certain spots were almost forbidden territory, as he had learned at considerable cost. One must not, for example, linger much around the Marsh refinery, or around any of the still used churches, or around the pillared Order of Dagon Hall at New Church Green. Those churches were very odd – all violently disavowed by their respective denominations elsewhere, and apparently using the queerest kind of ceremonials and clerical vestments. Their creeds were heterodox and mysterious, involving hints of certain marvelous transformations leading to bodily immorality – of a sort – on this earth. The youth's own pastor – Dr. Wallace of Asbury M. E. Church in Arkham – had gravely urged him not to join any church in Innsmouth (SOI, 320-321).

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Cette liste de lieux au sein d’Innsmouth correspond à une sorte de topographie des lieux à éviter. Ces endroits renferment des cultes, des pratiques et des croyances menant à des notions ésotériques tels que l’obtention de l’immortalité. Bien que les habitants adhèrent à de telles pratiques, l’épicier déconseille vivement au narrateur de s’y rendre. Lovecraft installe ici le mystère de la ville en créant toute une cartographie de lieux bannis. L’interdit fonctionne donc comme un élément essentiel dans la fiction de Lovecraft puisqu’il lui permet de faire en sorte que le lecteur adhère au récit en suscitant son intérêt.

Il existe un élément récurrent dans les récits de Lovecraft qui introduit également la notion de l’interdit et elle se trouve dans le livre fictif que l’auteur a intitulé le

Necronomicon. Cité dans la plupart de ses œuvres, ce livre renferme justement la

connaissance interdite à laquelle personne ne devrait avoir accès. Vion-Dury perçoit les personnages qui sont à la poursuite de cette connaissance et de ce livre comme les « nouveaux Faust du savoir et de l’éternelle jeunesse... » (Vion-Dury, 72). Le mythe de Faust n’est pas le seul à être utilisé par Lovecraft et ceci sera appronfondi plus tard dans cette étude. Cet aspect faustien des récits de Lovecraft se manifeste souvent suite à l’intérêt d’un personnage pour son passé ou sa généalogie.