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Comme nous l’avons déjà mentionné précédemment, il est très commun que plusieurs séries de super-héros différentes évoluent dans un même univers fictif appartenant à leur maison d’édition. Cette façon d’envisager les histoires de super-héros est très appréciée par le lectorat, car elle permet de mettre en place de fréquentes rencontres entre des personnages de différentes séries. C’est également un moyen pour les maisons d’éditions de faire la promotion d’autres séries ou d’autres personnages : ainsi, il n’est pas rare qu’un nouveau super-héros récemment créé apparaisse dans une série plus connue du lectorat et se mesure à un autre personnage plus ancien pour asseoir sa position au sein de l’univers éditorial. Cependant, avec le temps de plus en plus de nouveaux personnages ont été intégrés à ces univers fictifs, et ceux-ci sont devenus de plus en plus élaborés, et donc de plus en plus difficiles à gérer. Dans le paragraphe suivant,

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nous allons présenter les principales caractéristiques de ces univers fictifs et nous interroger sur les conséquences que peut avoir ce système d’histoires connectées sur le processus de traduction.

La notion d’univers commun apparaît dès l’âge d’or des super-héros, puisque les premiers protagonistes de cette époque font déjà équipe en diverses occasions (comme Superman et Batman par exemple). Mais c’est à partir de l’âge d’argent, avec la création de la « Justice League » chez DC comics, que cette idée devient de plus en plus exploitée. A cette époque nait l’idée de continuité, qui est à la base du fonctionnement des univers fictifs de chez Marvel et DC : il s’agit du principe narratif selon lequel les événements des aventures passées d’un personnage font tous partie d’une même continuité temporelle jusqu’aux séries actuelles. La continuité de ces lignes temporelles, associée à la succession de très nombreux auteurs travaillant sur le même personnage, a donné lieu à la création de véritables « chroniques d’histoires alternatives », selon l’expression de Grant Morrison1, dans lesquelles les histoires racontées n’ont jamais vraiment de début ni de fin. Cependant, avec l’accumulation des numéros successifs, il arrive que les histoires publiées par un éditeur deviennent de plus en plus confuses, ou que les personnages perdent en popularité parce qu’ils sont passés de mode. Ainsi les éditions Marvel et DC comics ont pris pour habitude de régulièrement remettre à zéro la continuité temporelle de leurs univers fictifs, en procédant à ce que l’on appelle des « reboots » qui peuvent s’effectuer à l’échelle d’une série ou bien de l’univers entier. Dans son article « A Brief Glossary of Comic Book Terminology », Jane K. Griffin définit ainsi le terme reboot :

« The direction of an ongoing series is radically revamped, often by rewriting the established history of the characters. A reboot typically occurs when a character’s history has become too complex and self-contradictory, or when a publisher strives to bolster a faltering line by starting from scratch. A reboot may result in completely new volume numbering for the series (e.g., the Avengers), or may involve continuous numbering (Legionnaires) » (Griffin 1998: 5).

La mise en place de ces renouveaux narratifs permet non seulement à l’éditeur de clarifier le déroulé d’une histoire en revenant sur les origines d’un personnage avec une nouvelle équipe d’auteurs, mais également d’innover en introduisant des éléments ou des

1 « Continuity is an emergent phenomenon, at first recognized by Gardner Fox, Julius Schwartz, and Stan Lee as a kinf of imaginative real estate that would turn mere comic books into chronicles of alternate histories. » (Morrison 2011: 114)

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personnages nouveaux, qui correspondent mieux aux demandes du lectorat actuel. Il faut garder en mémoire que l’objectif principal de ces reboot n’est pas de réécrire ou de modifier une histoire déjà connue des lecteurs, mais bien de clarifier ses fondements afin de pouvoir la prolonger. Il existe cependant d’autres pratiques narratives dont l’unique objectif est de raconter une version alternative des origines d’un personnage : ce type de récit, appelé « What if? stories », existe depuis la période de l’âge d’argent et est devenu très populaire dans le monde des super-héros, où les personnages sont souvent revisités par plusieurs équipes artistiques différentes qui en donnent chacune sa propre version.

Au fil du temps, les univers fictifs se sont étoffés et sont devenus de plus en plus complexes mais aussi de plus en plus contraignants, au point d’être perçus comme une limitation affectant la créativité des auteurs. Pour remédier à cela, Marvel et DC ont modifié leur conception des univers fictifs pour les transformer en « multivers », notion qui implique la coexistence de plusieurs mondes ayant chacun leur propre continuité et leur propre version des personnages existants. Cette caractéristique supplémentaire donne une liberté quasi-totale aux auteurs de comics, qui peuvent dès lors proposer des versions alternatives de n’importe quel personnage, ou réinventer leurs aventures en créant une nouvelle continuité temporelle. Afin de ne pas se perdre dans la multitude des mondes ainsi créés, les éditeurs ont procédé à une classification et une numérotation des univers présents dans leurs séries, ce qui leur permet aussi de mieux contrôler leur développement. Pour donner quelques exemples, dans l’univers fictif des éditions Marvel, la continuité temporelle principale, à laquelle appartiennent la majorité des récits de super-héros publiés de façon sérielle, se nomme Terre-616. Dans la Terre-15, Peter Parker (Spider-Man dans la continuité principale) devient un meurtrier ; le monde de la Terre-2149, surnommé « Zombiverse », est envahi par un virus qui transforme tous les personnages en zombies, et il existe bien d’autres terres parallèles dans lesquelles des versions alternatives de certains super-héros sont décédés/revenus à la vie/transformés en vampires, etc2. Mais dans le cas des éditions Marvel, cette classification du multivers fictif ne se limite pas seulement aux récits publiés sous forme de bandes dessinées : ce système de numérotation, qui se veut global, est applicable aussi aux histoires de

super-2 C’est sur la Terre-65 que le personnage de Gwen Stacy a été mordu par une araignée radioactive à la place de Peter Parker (le Spider-Man de la continuité principale), et qu’elle est ensuite devenue Spider-Woman. Comme nous le verrons par la suite, ce personnage a joué un rôle important dans la création de Gwenpool, personnage principal de la série que nous allons analyser dans la troisième partie de ce mémoire (voir partie II. a. ii. « Création de la protagoniste »).

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héros racontées sous d’autres formats, comme les productions cinématographiques ou les séries télévisées. Ainsi, est appelée Terre-199999 l’univers fictif des films et séries Marvel produits depuis 2008 (surnommé « Marvel Cinematic Universe » ou MCU), et Terre-10005 le monde dans lequel se déroulent les films de la saga X-Men depuis 2000.

Cette idée de multivers, au-delà de la liberté de création quasi-totale qu’elle confère aux créateurs de bandes dessinées, a également des implications plus philosophiques car, s’il existe une multitude d’univers, pourquoi le nôtre n’existerait-il pas en parallèle de tous ces mondes que l’on considère comme fictifs ? Marvel et DC se sont emparés de cette idée et font tous deux figurer dans leur classification un univers dans lequel les super-héros n’existent que dans les bandes dessinées, c’est-à-dire notre monde à nous : celui-ci est appelé « Terre-1218 » chez Marvel et « Terre-Prime » ou

« Terre-33 » chez DC comics. Faire figurer le « monde réel » dans la cartographie des multivers fictifs permet à ces éditeurs de faire intervenir des personnages de fiction dans notre réalité, ou a contrario d’insérer des personnes qui existent réellement dans ces mondes de fiction, comme le scénariste Cary Bates et le dessinateur Elliot Maggin qui ont écrit une histoire dans laquelle ils figurent eux-mêmes en tant que personnages et rencontrent la Justice League of America (Bates et Maggin 1975). La Terre-1218 de chez Marvel comics a également un lien direct avec l’héroïne de The Unbelievable Gwenpool, la série que nous allons analyser dans la troisième partie.

Conclusion :

En raison de ces caractéristiques que nous venons de présenter, à savoir la continuité temporelle, la présence de multiples univers parfois perméables et l’utilisation presque systématique de crossovers ou de reboot pour promouvoir de nouvelles publications, ces multivers fictifs sont devenus de plus en plus complexes et peuvent être difficiles à appréhender pour un lecteur qui ne connait pas bien la maison d’édition et son historique de publication. Pour le traducteur, ces difficultés de compréhension peuvent se doubler de circonstances de publication particulières auxquelles il est important de prêter attention. En effet, il arrive que certaines séries ou certains numéros ne soient pas traduits dans une langue : il faudra alors que le traducteur trouve un moyen de compenser

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une méconnaissance éventuelle du lecteur-cible, qui n’a pas forcément accès à l’intégralité des productions de l’éditeur.

Enjeux traductologiques de la traduction