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Comme nous l’avons vu dans la présentation du traducteur et de la traduction française de la série (voir partie II. B. b. « Une publication particulière »), le format de publication qui a été choisi ressemble beaucoup à celui du comic book américain, puisque la taille de l’œuvre a été conservée à l’identique et que la traduction française a été publiée avec une couverture souple, comme pour l’original. Nous avons cependant constaté deux différences de publication qu’il nous semble important de relever, puisqu’elles ont toutes deux des conséquences sur la perception de l’œuvre par le lecteur francophone. D’une part, le premier volume de la version française a été raccourci d’un chapitre, ce qui modifie considérablement l’équilibre narratif du volume, et d’autre part des pages de publicité ont été insérées entre certains chapitres, ce qui a des conséquences sur la cohésion graphique de l’œuvre, puisque l’ordre d’apparition des pages s’en trouve perturbé.

1. Raccourcissement du premier tome

Le premier tome de la série The Unbelievable Gwenpool contient, dans sa version originale, 152 pages en plus des deux pages de couvertures, et le récit en lui-même est constitué de 6 chapitres (The Unbelievable Gwenpool #0 à #4 et Gwenpool Special #1). En plus de ces six chapitres de l’histoire, qui totalisent 136 pages de cet ouvrage, le premier tome se clôt sur plusieurs pages dédiées aux couvertures alternatives qui ont été produites pour la série par des artistes divers (en tout 13 pages qui sont situées à la fin du volume et qui présentent 21 couvertures alternatives).

Cependant, la version française de ce premier tome est bien plus courte, puisqu’elle comporte 119 pages en plus des deux couvertures, c’est-à-dire 33 de moins que la version originale en anglais. Par conséquent, des suppressions ont été effectuées au niveau du

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contenu de ce volume : les 13 dernières pages présentant les couvertures alternatives ont été supprimées, ainsi que le dernier chapitre du premier tome (The Unbelievable Gwenpool #4). Bien que l’on n’ait aucune certitude quant aux raisons qui ont pu motiver un tel retrait, on peut supposer qu’il s’agit d’une conséquence du nombre de feuillets accordé pour ce format « magazine » (puisque les bandes dessinées sont sur le plan éditorial composées d’un certain nombre de feuillets de 8 pages), ou bien, pour le cas des couvertures alternatives, que celles-ci posaient peut-être des problèmes de droits d’auteur pour la reproduction.

Bien que cette suppression de la galerie de couvertures alternatives n’ait pas de conséquences graves sur la lecture du premier volume, il n’en va pas de même pour le troncage du dernier chapitre de l’histoire, qui modifie considérablement la lecture et la perception de ce premier tome dans son ensemble. Car si les deux premiers chapitres de ce volume font office de prologue, les quatre suivant (The Unbelievable Gwenpool #1 à #4) sont conçus comme un tout, et la séparation entre le premier et le deuxième tome intervient stratégiquement à un moment crucial de l’histoire. En effet, au cours de ces quatre chapitres la tension s’accumule avant de culminer au dernier chapitre avec la scène de combat entre la protagoniste et le personnage de M.O.D.O.K., qui fait office de climax. À la fin de ce dernier chapitre, et donc du premier tome, Gwenpool vainc M.O.D.O.K. et prend sa place à la tête de son organisation de mercenaires. Ainsi, bien que la tension soit retombée à la suite de cette victoire, l’ordre qui avait été instauré au cours du premier tome est bouleversé et ce renversement de situation ouvre des perspectives nouvelles pour le volume suivant. Il ne s’agit pas de la fin de l’histoire en soi mais, pourrait-on dire, de la fin d’une première partie, puisque le deuxième tome s’ouvre sur une nouvelle phase de l’histoire, radicalement différente de la première.

Dans la version publiée en français, ce dernier chapitre ayant été décalé au deuxième tome, l’équilibre de construction du premier volume est bouleversé. En effet, l’accumulation de la tension narrative n’est pas résolue par un combat final entre la protagoniste et le personnage de M.O.D.O.K., et le lecteur pourrait avoir l’impression de

« rester sur sa faim » puisque le dénouement est reporté au tome suivant. De même, le deuxième tome, dont la structure narrative était construite de la même manière (accumulation de tension qui est partiellement résolue dans le dernier chapitre), voit son

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équilibre modifié puisqu’il commence par une scène d’action très importante qui devait servir de climax au premier volume.

Il est difficile d’utiliser la typologie des procédés de traduction de Klaus Kaindl pour analyser ce premier exemple. Tout d’abord, il est probable que ce troncage du premier tome ne résulte pas d’un choix conscient du traducteur mais d’une restriction imposée par l’éditeur : il semble donc délicat de parler de « procédé » ou de « stratégie de traduction ». D’autre part, ce type de modification particulier est assimilable à deux procédés décrits par Kaindl (deleito et transmutatio), sans pour autant correspondre exactement à aucun d’entre eux. Ainsi, parler de deleito est incorrect car, si une partie du contenu est effectivement retirée du premier volume, elle n’est pas pour autant entièrement supprimée, puisqu’elle apparait dans le second tome : il faudrait donc plutôt parler de « déplacement » plutôt que de « suppression ». D’autre part, cette modification ne correspond pas non plus à un procédé de transmutatio, puisque si un élément a bien été déplacé, il n’y a pas eu de changement d’ordre dans la présentation du contenu linguistique ou pictural. De la même manière, les effets produits par cette modification de la répartition en tomes sont difficiles à catégoriser : il y a bien des conséquences sur la lecture du volume dans son ensemble, mais ces changements n’impliquent pas de conséquences sur la compréhension des voix ou des pistes interprétatives, qui sont les deux catégories relevées par Lance Hewson pour commenter une traduction au niveau méso- et macrostructurel.

Malgré tout, cette modification a des conséquences sur la manière dont le lecteur va percevoir le premier tome, mais aussi la série en entier, car il est possible que celui-ci, déçu par la fin du premier volume, n’ait pas envie d’acheter le deuxième tome pour lire la suite de la série. Il nous semble également important de faire remarquer que l’ouvrage que nous avons choisi d’analyser dans le cadre de ce mémoire est le premier tome d’une série nouvelle, consacrée à une héroïne récemment créée et qui était encore peu connue au moment de cette publication. La réception de ce premier volume auprès du lectorat est donc cruciale non seulement parce qu’elle conditionne le succès de la suite de la série, mais également parce qu’elle influe sur l’attachement du public à ce personnage nouvellement créé.

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2. Ordre des pages

Hormis cette modification de la longueur du premier tome, nous avons remarqué que le contenu du volume avait lui aussi été légèrement modifié. En effet, plusieurs pages de publicité ont été incluses dans la version française, ce qui accentue pour le lecteur-cible sa ressemblance avec un format de magazine traditionnel. Il y a en tout quatre pages de publicité dans la traduction française, chacune faisant la promotion d’autres comics ou films des industries Marvel : deux d’entre elles sont situées au dos des couvertures de début et de fin, comme c’était déjà le cas dans la version américaine où cet espace est souvent utilisé à des fins promotionnelles. Ce sont les deux autres pages de publicité qui nous intéressent dans le cadre de ce mémoire : situées au sein de l’œuvre, entre deux chapitres, celles-ci ont des conséquences modifiantes sur le contenu de la publication.

La première publicité est insérée entre les pages 31 et 32 de la version originale, à la fin de The Unbelievable Gwenpool #0 et avant Gwenpool Holiday Special #0. La deuxième, quant à elle, a été insérée à la fin de ce dernier épisode (Gwenpool Holiday Special #0) et avant le véritable début de l’histoire (The Unbelievable Gwenpool #1). Bien que la présence de ces pages de publicité provoque une rupture dans la lecture de l’œuvre, il faut néanmoins reconnaître que celles-ci ont été stratégiquement placées à chaque fois entre deux arcs narratifs, c’est-à-dire qu’elles ne « coupent » pas le récit en son milieu mais se placent à la fin d’une histoire et avant le début d’une autre.

L’insertion de ces deux pages de publicité a cependant des conséquences sur l’acte de lecture de l’œuvre, puisque, si elles ne provoquent pas de rupture au sein de l’histoire, celles-ci modifient à chaque fois la composition des doubles-pages. Ainsi, tout au long de l’épisode Gwenpool Holiday Special #0, les pages qui apparaissaient à gauche dans l’œuvre originale sont décalées à droite, et celles qui étaient situées à droites sont reportées à gauche, sur la page suivante. Suite à l’insertion de la deuxième publicité, la même modification se produit et l’ordre des pages de l’œuvre originale est rétabli pour le reste du tome 1.

Or, comme le précise Thierry Groensteen dans son livre Système de la bande dessinée, l’aspect graphique d’une page de bande dessinée est généralement conçu pour fonctionner de manière harmonieuse avec la page située à côté : « Les pages situées en vis-à-vis sont liées par une solidarité naturelle, et prédisposées à dialoguer » (Groensteen

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2011: 44). Ainsi, cette modification de l’ordre d’apparition des pages a des conséquences sur la lecture de l’œuvre, puisque le lecteur ne perçoit pas de la même manière l’enchaînement des pages et la dimension esthétique de l’œuvre.

L’extrait que nous allons maintenant analyser est situé aux pages 36 et 37 de la version originale, dont une copie est jointe en annexe (voir Annexe 2, « Gwenpool Holiday Special #1, pages 36, 37 et 38 »). La page 36 est située sur le côté droit de la double page, et la page 37 sur le côté gauche, dans la double-page suivante : ainsi, dans la version originale ces deux pages sont situées dos à dos et leur enchaînement correspond à une transition, puisqu’il faut tourner une page avant de découvrir la page 37.

Du point de vue de la narration, on peut constater que dans la version originale cet enchaînement des deux pages a été exploité pour favoriser un effet de surprise. Dans ce chapitre « spécial noël », Gwenpool a été engagée comme mercenaire pour neutraliser un personnage du nom d’Orto, dont elle ne connaît que le visage, et qui est surnommé « the blade that loosed a thousand souls ». Cependant, celle-ci ignore que ledit Orto est en réalité un monstre géant mi-homme mi-serpent, et ce n’est qu’en découvrant l’illustration de la page 37 qu’elle réalise qu’il est sans doute trop fort pour qu’elle le batte. Ainsi, pour le lecteur, la découverte de l’illustration correspond au moment de la découverte du personnage par Gwenpool, et l’acte de tourner la page agit comme une transition qui accentue cet effet de surprise. Sur la page précédente (la page 36), cet effet de surprise est préparé par la dernière vignette de la page, dans laquelle on voit Gwenpool enfoncer une porte et se précipiter dans une autre pièce en appelant Orto. L’illustration est orientée de manière à ce que la protagoniste se dirige vers le bas de la page de droite, comme pour indiquer la direction de la page suivante. Le lecteur est donc inconsciemment guidé par la direction que prend la protagoniste sur le dessin, et suit la direction de sa jambe pour tourner la page (voir document annexe 2).

Dans la version traduite en français, comme nous l’avons indiqué, les pages ont été décalées à cause de l’insertion d’une page de publicité. Cette modification correspond donc au procédé de transmutatio présenté par Klaus Kaindl dans sa typologie des procédés de traduction, car il y a bien un changement de place des éléments picturaux. En conséquence de ceci, l’effet de surprise est amplement réduit, puisque l’apparence du personnage d’Orto est révélée plus tôt au lecteur. En effet, avec ce changement dans l’ordre d’apparition des pages, l’acte de tourner la page a été décalé entre les pages 35 et

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36, et c’est donc après avoir lu la page 35 que le lecteur tombe sur la double-page qui contient l’illustration d’Orto. Bien que cette image soit placée sur la page de droite, c’est-à-dire sur la seconde page à être lue dans l’ordre de lecture de la double-page, la taille importante de cette illustration et son aspect surprenant ne peuvent qu’attirer le regard lorsque le lecteur découvre la double-page. En conséquence, en plus de réduire l’effet de surprise, cette modification entraîne un léger spoiler puisque le lecteur découvre un élément important de l’intrigue une page trop tôt (c’est-à-dire à la fin de la page 35 et non de la page 36 comme dans la version originale). Selon les termes et concepts exposés par Lance Hewson dans son ouvrage An Approach to Translation Criticism, on peut dire qu’une telle rupture du suspense équivaut à une contraction des pistes interprétatives, parce que le lecteur n’est pas en mesure de faire des suppositions sur la suite de l’histoire de la même manière dans les deux versions : dans la version française, l’illustration-clé de la page suivante étant visible, il ne subsiste aucun doute.

b. Gestion des éléments linguistiques présents au