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Changement du registre et perte d’un trait d’humour

c. Le cas particulier du personnage de Bartoc

2. Changement du registre et perte d’un trait d’humour

Le second passage que nous avons sélectionné est situé à la page 114, dans l’avant-dernier chapitre du premier tome (The Unbelievable Gwenpool #3). Dans cet extrait, Batroc, qui a décidé de former Gwenpool au combat, s’apprête à lui donner sa première leçon. Nous allons nous intéresser à l’échange entre ces deux personnages qui se situe dans les dernières cases de la page, et qui cumule plusieurs difficultés de traduction. Tout d’abord, la succession des phylactères et l’espace restreint au sein de ceux-ci impose au traducteur des contraintes spatiales qui limitent sa liberté et sa créativité. D’autre part, l’humour de cet extrait repose en grande partie sur la caractérisation du personnage de Batroc, et plus particulièrement son appellation « the leaper », une épithète homérique qui est historiquement liée à son nom et découle directement de son origine « française » stéréotypée. En effet, comme l’explique Gwenpool dans un chapitre précédent, le personnage de Batroc a été construit autour de l’animal de la grenouille, qui est souvent associé à la culture française dans le monde anglophone. Ainsi, son nom « Batroc » évoque le terme « batracien », et son style de combat est marqué par une prédominance des coups de pied, ce qui lui a valu le surnom de « Batroc the leaper », c’est-à-dire « le sauteur » ou

« celui qui fait des bonds ». Dans ce passage, c’est à cette caractérisation du personnage de Batroc que les deux protagonistes font référence dans leurs traits d’humour avec

« Make a joke about feet, I dare you » et « leg sweeps » dans les quatrième et cinquième cases de la page 114 (dont une copie est jointe en annexe, voir Annexe 5 « The Unbelievable Gwenpool #3, page 114 »).

Cet échange entre les deux personnages part de la dernière réplique de Batroc dans la troisième case, qui annonce « Let’s work on some hand-to-hand work. ». C’est sur cette expression « hand-to-hand » que Gwenpool rebondit, avec l’intention manifeste de mentionner le fait que Batroc ne se bat d’ordinaire pas avec les mains mais avec les pieds (« Don’t you mean… » dans la quatrième case). Elle est cependant coupée par ce dernier, qui a deviné sa plaisanterie et la devance : « Make a joke about feet. / I dare you. »

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(toujours dans la quatrième case). Enfin, cet échange de piques se termine dans la cinquième case quand Batroc lui-même plaisante de manière implicite sur ses préférences de combat avec la phrase « We’re going to start off with some leg sweeps— ». Cette conversation, qui semble plutôt anecdotique au niveau de l’intrigue, permet en réalité de montrer le début de l’amitié entre Gwen et Batroc, deux personnages qui resteront en bons termes jusqu’à la fin de la série.

Comme on peut le voir, l’ensemble de cette conversation fait référence au surnom

« the leaper » et au fait que Batroc se bat en utilisant ses jambes (comme une grenouille), sans que ces deux caractéristiques ne soient jamais mentionnées directement. Les auteurs partent donc du principe que les lecteurs connaissent assez le personnage de Batroc pour comprendre l’humour du passage, qui passe par ces références implicites. Dans cet extrait il semble évident que ces traits d’humour seront compris par le lectorat anglophone : en effet, bien que le personnage de Batroc soit assez ancien et puisse donc être mal connu des lecteurs les plus jeunes, les auteurs ont pris soin dans le chapitre qui précède de rappeler ses caractéristiques principales. Ainsi, à la page 98, c’est Gwenpool elle-même qui explique à Batroc les mécanismes de son invention : « Also, you were kind of created to be a big goofy French stereotype. / Yeah, it’s in your wikipedia article. Batroc sounds like « batrachian », which means « froglike. » Your thing is jumping around. French. Frog.

Get it? » (deuxième case de la page 98, The Unbelievable Gwenpool #2). Ces informations, qui ont été conservées dans la traduction française de Benjamin Rivière, permettent à tout lecteur, même non-amateur de comics Marvel, d’identifier le personnage de Batroc et de pouvoir comprendre les traits d’humour qui figurent dans le passage auquel nous nous intéressons à présent.

Cependant, dans la version traduite en français de cet échange entre Gwen et Batroc, le traducteur a choisi de transformer les références présentes dans l’échange, de sorte que l’humour ne porte plus sur la caractérisation du personnage de Batroc. Comme on peut le voir sur l’image (voir Annexe 5 « The Unbelievable Gwenpool #3, page 114 »), l’expression de la troisième bulle « hand-to-hand » a été traduite par « corps-à-corps », une expression équivalente mais qui ne permet pas de rebondir sur la mention des mains, comme c’était le cas dans la version originale. Le traducteur a donc opté pour une autre plaisanterie qui puisse fonctionner avec l’expression « corps-à-corps » et que le lecteur puisse comprendre immédiatement sans qu’elle soit formulée clairement par le

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personnage de Gwen. La solution qui a été retenue dans la version française publiée est de développer à partir de l’expression « corps-à-corps » une plaisanterie sexuelle, comme le montre la traduction de la réplique suivante de Batroc (« Fais une blague salace. / Vas-y. » 2e et 3e bulles de la quatrième case). C’est cette même plaisanterie implicite qui est reprise dans la dernière case avec le phylactère de Batroc, qui peut se lire comme un conseil pour apprendre à se battre mais a aussi un double-sens évident (« Commence par écarter un peu les jambes… »).

Cette stratégie de traduction permet de conserver le dynamisme de l’échange original sans intervenir sur la taille ou l’enchaînement des phylactères. C’est donc une solution valable qui fonctionne bien dans le cadre restreint de l’agencement des bulles imposé sur le plan visuel. Le traducteur a su trouver une traduction dont le sous-texte peut se comprendre aisément, et qui permet de rebondir de manière naturelle sur l’expression « corps-à-corps » dans la première bulle de l’échange. Cependant, cette traduction est problématique à échelle de l’œuvre car elle modifie considérablement la voix de ces deux personnages et la nature de leur relation. En effet, dans l’œuvre originale Batroc et Gwenpool ont une relation élève-mentor qui semble naturelle au vu de l’ancienneté du premier personnage, qui contraste avec la nouveauté de l’autre. Dans cet échange, Gwenpool ne fait que prouver une fois de plus sa connaissance approfondie de l’univers fictif Marvel, en faisant référence à la caractérisation du personnage de Batroc

« the leaper ». Son ton léger contraste avec celui de Batroc, qui se veut sérieux et autoritaire, sans doute pour compenser la dimension grotesque de son personnage qui est ici évoquée de manière évidente. La dernière case du passage se conclut cependant sur un moment de complicité entre les deux personnages, puisque Batroc finit par plaisanter lui aussi sur ce sujet, montrant ainsi qu’il est capable d’humour et que, d’une certaine manière, il a conscience de son propre ridicule.

Cependant, dans la version française ce moment de complicité est considérablement transformé. En effet, l’insertion de cette « blague salace » sous-entendue pourrait être lue comme une tentative de séduction, et donc mettre le lecteur francophone sur la piste d’une romance qui n’existe pas dans la version originale. Un tel échange pourrait même être perçu comme problématique si l’on considère la différence d’âge entre les deux personnages, car bien que leurs âges respectifs ne soient pas indiqués de manière explicite dans l’œuvre, il ne fait pas de doute que Batroc est un adulte alors

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que Gwenpool est encore presque adolescente (il est sous-entendu dans les tomes suivants qu’elle est assez jeune et pourrait être encore étudiante, voire lycéenne). Enfin, le choix d’une telle traduction a pour effet global une modification de la voix des deux personnages, qui paraissent plus vulgaires que dans la version originale, surtout en ce qui concerne Gwenpool, qui perd ici la naïveté qui la caractérise habituellement.

En conclusion, cette traduction est une solution tout à fait valable à l’échelle micro-structurelle, puisqu’elle permet de conserver le rythme de va-et-vient des traits d’humour entre les deux personnages, tout en gardant inchangée la distribution des phylactères sur le plan graphique. Le traducteur a ici opté pour une solution créative qui dévie de l’original mais qui est compréhensible pour tout lecteur et fonctionne bien dans le cadre de ce passage. Cependant, à l’échelle méso- et macrostructurelle cette traduction pose des problèmes de lecture importants : il y a non seulement « déformation de la voix » de ces deux personnages, puisqu’ils paraissent plus vulgaires, mais aussi « transformation des pistes interprétatives », car cet échange pourrait être perçu comme l’indice d’une affinité romantique, une lecture qui n’est pas possible dans l’œuvre originale. Enfin, nous pensons à titre personnel qu’il est dommage de perdre dans cet extrait la référence aux caractéristiques traditionnellement associées au personnage de Batroc (combat avec les jambes et surnom « the leaper ») : leur mention dans ce passage n’est pas seulement un clin d’œil à l’historique de publication des éditions Marvel mais constitue également un exemple représentatif du ton légèrement autoparodique qui est propre à cette série et revient régulièrement dans les tomes suivants.