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Dans le cadre de ce mémoire, nous avons choisi de nous intéresser à la série The Unbelievable Gwenpool en raison de sa complexité et de sa singularité par rapport aux autres productions appartenant au genre de la bande dessinée de super-héros. En effet, cette œuvre particulière se place en héritière d’une certaine manière de produire et de lire les comics de super-héros, qui se perpétue depuis plusieurs décennies au sein de la maison d’édition Marvel, tout en dénonçant avec humour les codes même de ce genre qu’elle s’attache à respecter. Ce ton souvent autoparodique de la série, associé à la voix très forte de la protagoniste, qui occupe une position tout à fait particulière à la croisée

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entre le reste de la fiction, ses créateurs et les lecteurs, en font une bande dessinée inhabituelle et difficile à traduire.

Nous avons donc cherché à analyser dans ce travail de mémoire les difficultés particulières posées par cette œuvre sur plusieurs plans : d’une part, les difficultés de traduction qui découlent des caractéristiques spécifiques à la bande dessinée (par exemple la gestion des éléments visuels, ou les contraintes d’espace imposées par la présence de phylactères) ; d’autre part, les difficultés de traduction propres au genre des comics de super-héros et à ses codes (comme la gestion de l’univers fictif commun, qui engendre au sein des publications un réseau de références intertextuelles qu’il faut savoir identifier) ; et enfin les difficultés de traduction qui sont la conséquence directe du caractère « conscient » de la protagoniste, qui peut s’extraire de la fiction ou rompre l’illusion narrative (présence au sein de la diégèse d’un vocabulaire spécifique à la production des comics américains, ou encore mention directe des créateurs de la bande dessinée au sein de celle-ci).

Pour être en mesure d’appréhender la complexité de cette œuvre dans notre analyse, nous avons utilisé de manière complémentaire deux cadres théoriques établis par des traductologues de renom. Tout d’abord, la classification des procédés de traduction de Klaus Kaindl, exposée dans son article « Thump, Whizz, Poom : A Framework for the Study of Comics under Translation », nous a fourni un cadre essentiel pour identifier et nommer les modifications apportées à la bande dessinée, que celles-ci aient lieu sur le plan pictural ou sur le plan linguistique (Kaindl 1999). Après avoir identifié ces procédés de traduction, nous avons eu recours au cadre analytique établi par Lance Hewson dans son livre An Approach to Translation Criticism pour classifier les conséquences de celles-ci sur la voix des personnages et l’interprétation de l’œuvre à plus grande échelle (Hewson 2011).Ces deux cadres théoriques nous ont permis de procéder à une analyse précise d’un ensemble représentatif de passages, choisis pour illustrer la variété des difficultés de traduction présentes dans l’œuvre.

De cette analyse il ressort d’abord que certaines des modifications apportées à l’œuvre originale ne dépendent pas directement du travail du traducteur, mais sont la conséquence de décisions prises par d’autres acteurs de la publication de bande dessinée.

Ainsi, le choix du format de publication, de l’illustration de couverture et de l’insertion de publicités entre certains chapitres semble avoir été dicté par des raisons économiques et

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de marketing qui relèvent plutôt de la décision de l’éditeur. Benjamin Rivière nous a également précisé dans son interview (voir Annexe 1) qu’il est courant que l’éditeur demande au traducteur de ne pas toucher aux éléments linguistiques présents au sein des illustrations (onomatopées ou inscriptions), bien que cela ne semble pas avoir été le cas pour la traduction de cette série. Même s’il s’agit là de modifications qui ne dépendent pas du travail du traducteur, nous avons choisi de nous y intéresser dans le cadre de ce mémoire car celles-ci peuvent avoir des conséquences sur la perception de l’œuvre dans la langue-culture cible.

L’analyse comparative que vous avons menée montre également que dans le cas de la traduction d’une bande dessinée de super-héros, le travail de traduction doit s’accompagner d’un travail de recherche, afin que le traducteur soit en mesure de repérer et de comprendre les nombreuses références intertextuelles qui sont présentes au sein du texte. Qu’il s’agisse seulement de la mention d’autres personnages ou d’allusions plus obscures à certains événements ou particularités de ce monde fictif, le traducteur doit veiller à ce que ces informations ne soient pas effacées et à ce que le lectorat de l’œuvre traduite soit en mesure de les identifier. Pour ce faire, il est préférable que le traducteur soit lui-même connaisseur du genre ou ait accès aux traductions passées des publications Marvel, afin d’être au fait sur certains points importants comme la traduction « officielle » des noms de super-héros, ou l’actualité de publication des traductions françaises de certaines séries. C’est le cas du traducteur de The Unbelievable Gwenpool Benjamin Rivière, qui travaille au sein du Studio Makma spécialisé dans la traduction de comics de super-héros. Il n’est donc pas surprenant que dans le premier tome de cette série la majorité des références ait été conservée, à l’exception du caractère « français » stéréotypé du personnage de Batroc, qui est largement atténué.

Nous pensons cependant que cet effacement de l’accent du personnage n’est pas dû à une méconnaissance et mauvaise restitution de ses caractéristiques historiques, mais plutôt à un délai de traduction sans doute trop court, qui n’a pas permis au traducteur de chercher une solution plus créative pour évoquer sa nationalité. En effet, celui-ci a indiqué dans l’entretien joint en annexe de ce mémoire (voir Annexe 1) qu’il traduisait d’ordinaire une bande dessinée de ce type (environ 150 pages) en une semaine, suivie d’une relecture la semaine suivante. Il nous semble que certaines difficultés de ce premier tome auraient pu bénéficier d’un délai plus long, pour que le traducteur ait le temps de réfléchir à des

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solutions plus adéquates. Par exemple, l’échange de plaisanteries entre les personnages de Batroc et de Gwen, qui est aussi le dernier passage que nous avons analysé dans ce mémoire, cumulait des difficultés de traduction de plusieurs types (espace limité au sein des bulles, référence à la caractérisation de Batroc, nécessité d’opter pour des plaisanteries compréhensibles même lorsqu’elles ne sont qu’évoquées, etc.) : si la solution apportée par le traducteur a des défauts évidents que nous avons démontrés, elle a macrostructurel un phénomène de rétrécissement des pistes interprétatives, accompagné d’une transformation importante des voix (affadissement et anamorphose).

Il faut cependant garder en tête qu’il ne s’agit pas là d’une analyse complète de l’œuvre traduite, car nous ne nous sommes concentrés que sur des passages du premier tome dont la traduction présentait un intérêt dans le cadre de ce mémoire.

Pour conclure, nous pensons que cette traduction a été produite pour un public restreint de lecteurs amateurs du genre, ce qui justifie le choix de publier la version traduite non pas au format traditionnel de l’album, mais dans un magazine consacré au personnage de Deadpool. Il semble également que l’objectif, pour ce premier tome, ait été de rendre accessible une traduction en français dès que possible, pour satisfaire la demande du lectorat. Nous pensons cependant que ce premier volume n’a pas eu beaucoup de succès auprès des lecteurs francophones, puisque la traduction des tomes suivants semble avoir été publiée de manière très fragmentée dans des magazines divers.

Nous tenons malgré tout à préciser qu’à la fin de l’année 2019, cette même traduction de Benjamin Rivière a été republiée au format album cartonné sous le titre Gwenpool tome 1 : La guilde des bras cassés. Ce premier volume reprend la traduction de Benjamin Rivière mais contient un nombre de chapitres supérieur au tome que nous avons analysé dans ce mémoire, puisqu’il continue l’histoire jusqu’au chapitre 10 (alors que cette version publiée en magazine s’arrêtait avec The Unbelievable Gwenpool #4). Cette republication laisse à supposer que la suite de la série paraîtra elle aussi au format album dans les prochaines années. Nous pensons également que ce nouvel album a pour objectif de

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populariser le personnage auprès d’une lectorat plus large, car une autre série consacrée à Gwenpool va bientôt voir le jour aux Etats-Unis (Gwenpool Strikes Back, Leah Williams et David Baldeon, depuis août 2019), et il est probable que celle-ci soit traduite en français par la suite : il est possible que l’éditeur ait décidé de préparer sa venue en republiant les premières aventures de l’héroïne sous un format plus habituel.

La republication de cette traduction ouvre cependant la voie à d’autres questions sur le plan traductologique, car cette traduction de Benjamin Rivière a été produite pour être publiée dans un format magazine, qui est destiné à un lectorat plus restreint d’amateurs. Dans le cas d’une œuvre comme The Unbelievable Gwenpool, dans laquelle figurent de nombreuses références aux autres héros et publications de l’univers fictif Marvel, il n’est pas absurde de penser que le format de publication choisi a influé sur la stratégie de traduction de Benjamin Rivière, et qu’une publication sous un format différent aurait peut-être motivé une clarification de certaines de ces références, pour les rendre accessibles aux lecteurs non-connaisseurs du genre. Ainsi, on peut se demander : dans quelle mesure les circonstances de publication d’une traduction (format de publication, lectorat ciblé, etc.) influencent le travail du traducteur de bandes dessinées de super-héros ? Pour répondre à une telle question, le cadre du travail de mémoire ne suffit pas : il faudrait prendre en considération un éventail plus large de publications, et faire une étude comparative du traitement des références intertextuelles dans les traductions de comics de super-héros qui ont été publiées d’abord au format magazine et dans celles qui ont paru directement au format cartonné. Une telle étude permettrait de mettre en évidence, si elle existe, la différence de traitement des références en fonction du format de publication des traductions.

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