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UNE TRANSMISSION DOULOUREUSE

2 LES GÉNÉRATIONS

4 UNE TRANSMISSION DOULOUREUSE

La famille P. comprend les deux parents et trois fils : Yann, Jérôme, Guillaume (âgés respectivement de 8 ans et demi, 7 ans et 5 ans). Yann est à la fois trisomique et autiste, Jérôme et Guillaume sont perturbés et présentent un comportement hypomane important.

Au bout de deux ans, la thérapie a continué sans Yann qui était placé.

Les entretiens préliminaires révèlent à la fois la souffrance de la famille et les défenses mises en place pour la contrôler.

La mère n’en peut plus et exprime le point le plus douloureux pour la famille : Yann, qui avait commencé à parler, s’est complètement arrêté dans son développement vers l’âge de 4 ans. Le père met en avant la nécessité d’être un battant. Il cherche à banaliser l’émotion tout en évoquant le « passé pénible » de sa femme.

La famille élargie est très vite critiquée : ils ne peuvent pas compter sur elle depuis longtemps. Pendant que les parents parlent, les enfants s’agitent.

Yann fait des moulinets désordonnés avec son marsupilami et pousse de temps en temps des cris stridents. Mais son regard entre en contact avec nous et par la suite, il n’y aura pas de séance où il ne vienne nous explorer.

Jérôme n’arrête pas de lui faire des câlins. Il pose aussi beaucoup de ques-tions et apparaît comme le porte-parole logorrhéique de la famille.

Guillaume parle peu, observe avec malice et se contente de faire la navette entre ses parents, ses frères, et les thérapeutes. Au milieu de cette anxiété dépressive diffuse, le transfert s’organise et ils décident d’engager la théra-pie.

L’histoire des parents se dessine peu à peu. Celle du père est souvent mise en avant par la mère, comme si elle souhaitait laisser la sienne dans l’ombre.

Monsieur P… annonce qu’il a un frère mais sa femme proteste et lui rappelle qu’il en a deux : un frère aîné, mort, et un autre marié avec deux enfants.

Monsieur P… assure que la mort de son frère, noyé dans une rivière à l’âge de 4-5 ans, ne l’a pas touché puisqu’il n’avait lui-même que quelques mois.

Il reconnaît que sa mère, profondément « marquée », redoute encore les bateaux et les voyages en mer. Madame P… se présente comme la fille unique de parents divorcés, remariés chacun de leur côté ; sa mère a une autre fille et son père quatre autres enfants.

Tous ces événements sont relatés sans beaucoup d’affects si ce n’est l’animation de Madame P… pour parler de sa belle-famille et de sa relation proche à sa belle-mère.

Les enfants se bagarrent, s’embrassent, s’agglutinent, se séparent et empê-chent ainsi les confidences douloureuses tout en créant un profond malaise : les gifles paternelles tombent et les larmes jaillissent.

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Au moment de la naissance de Yann, la mère ne se rend compte de rien.

En revanche, le père, qui assiste à l’accouchement, comprend qu’il se passe quelque chose de bizarre. Il entend une phrase : « Il est tout mou », et il repart très inquiet de l’hôpital. La mère rappelle avec précision la dégrada-tion des acquis de Yann. Il a commencé à marcher en même temps que Jérôme et c’est à ce moment-là qu’il se serait arrêté de parler.

En fait, il disait encore « papa » et « maman » et il est devenu autiste pendant la grossesse de Guillaume. Selon son expression, à ce moment-là,

« il perd la voix ».

À chaque fois que sa mère tombe enceinte, Yann sombre davantage dans une sorte de mort psychique. En y repensant, Madame P… parle de deux traumatismes passés sous silence : d’une part entre Yann et Jérôme elle a fait une fausse couche, ce qui a augmenté son angoisse pendant la grossesse de Jérôme ; angoisse concrétisée par un zona et une listériose à l’accouchement ; d’autre part elle a fait une IVG quand Jérôme avait deux ans et Guillaume quelques mois, ce qui l’a marquée pour toujours. Son mari, lui, s’en souvient à peine. Une fois de plus il semble ne pas avoir été touché. Par ailleurs les parents n’évoquent pratiquement jamais ni l’enfance de Jérôme ni celle de Guillaume.

Pourtant des représentations semblent se transmettre à l’aide d’images mythiques qui s’inscrivent dans des thèmes récurrents. Ce sont des idées fixes qui cherchent à retrouver la réalité, la reconstruire ou, à défaut, la cons-truire.

Les parents parlent de leur rencontre, et racontent leurs dix ans d’amitié avant le mariage. Selon Monsieur P… : « C’était une belle histoire… on faisait du bateau ensemble. »

De fil en aiguille, Madame P… parlera des conditions de sa naissance.

Ses parents, encore lycéens, l’ont conçue très jeunes, sans être mariés. Le mariage et le divorce ont été organisés presque en même temps par les deux grands-mères, et son père a été puni « pour sa faute » et obligé de s’enrôler dans l’armée. Elle ne s’est jamais sentie abandonnée par son père qui lui écrivait des lettres et qui est revenu blessé avant la fin de la guerre d’Algérie.

Sa grand-mère maternelle, qui l’a gardée jusqu’à 5 ans, la confiait aux employées de maison au lieu de s’occuper d’elle. Ensuite elle a vécu chez sa mère. Ce qui est frappant, c’est qu’elle en est partie alors qu’elle faisait une formation pour s’occuper d’enfants handicapés.

Elle explique que les aînés ont toujours eu de l’importance et devaient avoir un prénom commençant par « A ». Monsieur P… suggère alors qu’on aurait pu appeler Yann « Attila ». Parallèlement à la saga maternelle, l’histoire paternelle révèle encore des répétitions traumatiques et spectacu-laires. La plus frappante est la mort du frère aîné du père de Monsieur P… à l’âge de 5 ans à la suite d’une maladie.

On assiste à un long cortège d’enfants morts, abandonnés, avortés ou malades, fantômes parfois jetés aux oubliettes dont les souffrances se soma-tisent, se projettent, et se répètent dans la famille. Parfois elles réapparaissent sous forme d’images mythiques.

Ces images mythiques sont données par les enfants qui font apparaître tour à tour fantômes et châteaux, bateaux et piscines.

Le thème du fantôme est abordé dès le début de la thérapie en présence de Yann. Dans une séance, Jérôme et Guillaume dessinent au tableau une maison hantée et miment les fantômes en poussant des cris lugubres. Peu de temps après le départ de Yann, Guillaume dessine un fantôme et donne la définition suivante : « Un fantôme c’est quelqu’un qui est mort, qui est vivant quelque part, et qui fait peur. » Dans cette même séance, Guillaume dit « ouste » à ses parents qui, comme nous le faisons remarquer, ont dit

« ouste » à Yann.

Madame P… affirme que Guillaume ne pense plus à Yann. Pourtant il réfléchit, au cours d’une autre séance, sur la chaise vide qui représente Yann et qui a un rôle vital pour Jérôme : « Si on enlevait la chaise, ce serait comme si Yann était mort. » Cette représentation permet à Guillaume de se rassurer : Yann n’est pas un fantôme, il pourrait venir ici par un passage secret ou pren-dre un produit pour devenir invisible. Il serait comme un magicien, ou comme un « fantôme », reprend l’un d’entre nous. Guillaume précise alors que « les fantômes nous emmènent dans le diable ou en enfer ». Cet enfer pourrait bien-être une répétition diabolique qui continue à frapper la famille, impuissante à élaborer des liens entre le passé et le présent.

Cette séance de la chaise vide renvoie à la série de châteaux dessinés au tableau par Jérôme et Guillaume, dans la première partie de la thérapie. C’est Jérôme qui conçoit le premier château surmonté de cinq nuages environnés d’éclairs. Il y a de l’orage dans l’air et le père associe aussitôt sur la nais-sance de Yann où il avait eu l’impression que le ciel lui tombait sur la tête et qu’il aurait pu se jeter dans une rivière.

Après le départ de Yann, Guillaume, en proie à une véritable hantise, dessine de plus en plus de châteaux. Parfois Jérôme collabore avec lui, mais le plus souvent il cherche rageusement à effacer l’œuvre de son frère. C’est à cette époque qu’une sorte de terreur d’être éliminé étreint les deux enfants qui restent ! Mais inlassablement, Guillaume s’acharne à édifier d’immenses créneaux et à imaginer des passages secrets. D’abord c’est le château d’un roi qui fait la guerre ou qui se défend contre des assaillants, puis c’est le château de Yann qui peut surgir dans le bureau grâce aux souterrains, enfin c’est le château du Père Noël avec des ateliers, des manèges, des jeux et des cadeaux.

Ce château qui, d’après le père, fait penser à l’établissement de Yann apparaît dans une séance difficile. La mère commence à parler des larmes de Guillaume la dernière fois qu’il est allé rendre visite à son frère : Yann ne l’a

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

pas vu et n’a embrassé que son père. Les parents perdent l’espoir de le faire revenir et parfois leur discours sonne comme un abandon. Pour clore son obsession, Guillaume nous apporte deux grandes feuilles collées ensemble où il a reproduit le château du père Noël. Guillaume ajoute qu’il habite la maison de la lune et projette Yann dans une étoile. À la fois, il le relègue très loin de la famille, mais en même temps il lui attribue une aura de vedette.

Quant au château, on peut se demander ce qu’il protège réellement : un roi attaqué comme une image paternelle bafouée ? Un enfant meurtri, oublié, quasi mort comme Yann ? Ou bien un ancêtre fantôme, comme l’arrière-grand-mère de Madame P…, seule image maternelle rassurante pour elle ?

À chaque fois que Madame P… aborde un souvenir émouvant, Jérôme met des mots sur la souffrance qu’il croit percevoir chez elle, comme pour mieux pénétrer ses sentiments secrets.

Un autre thème, représenté à plusieurs reprises par les enfants est celui du bateau et de la mer. C’est Guillaume qui l’inaugure en dessinant un premier bateau avec une dame dans la cabine au cours d’une des premières séances.

Ses parents expliquent aussitôt qu’il a peur en bateau depuis les dernières vacances passées au bord de la mer. Le père accuse sa belle-mère de commu-niquer sa panique aux enfants mais sa femme lui rappelle que c’est sa mère à lui qui est traumatisée par l’eau et les bateaux, depuis la mort de son fils aîné.

Jérôme et Guillaume construiront surtout des bateaux au moment où les parents prennent la décision de placer Yann : personne ne peut plus le garder, ni eux, ni la nourrice qui s’occupe de lui.

Ainsi, dans une séance, Jérôme trace un énorme bateau avec beaucoup de hublots et Guillaume se contente d’un bateau à voile, avec un petit bonhomme, juché au-dessus du mât. Madame P… reparle de sa belle-mère, inconsolable de la mort de son fils aîné, pour signaler un événement très important. Sa belle-mère qui aimait chanter, a perdu la voix juste après son décès. Pendant ce récit, Jérôme et Guillaume se bagarrent : Jérôme efface le bonhomme de Guillaume qui se met à pleurer. Nous arrêtons le discours des parents et essayons de voir s’il y a un rapport entre les associations des adul-tes sur la dépression et l’agitation des enfants. Les enfants écoutent avec attention, le père se montre sceptique. La mère, qui intellectualise souvent, cite Dolto pour constater qu’il y a des pulsions de mort dans la famille et qu’un psychotique se fabrique à la troisième génération. Pendant ce temps, Guillaume refait son dessin. La grosse vague qui menaçait le bateau passe à côté, il ne sera donc pas englouti. Après leur départ, nous pensons que le bateau thérapie tient le coup.

Juste après le placement de Yann, au retour des vacances, Guillaume dessine un sous-marin pour aller sous la rivière – peut-être pour protéger Yann – et une maison pour un poisson. Le père, qui ne peut pas voir, s’entête à colmater son passé tragique : il est attiré depuis longtemps par la mer, il a même failli choisir un métier dans ce domaine. Il adore l’eau qui a présidé,

dans sa famille, à des « moments heureux ». Mais Madame P… le ramène sans cesse sur la mort des fils aînés dans sa famille.

Après de nouvelles vacances passées au bord de la mer, ils nous disent avoir acheté un bateau. La mère voulait l’appeler Yann et les enfants préfé-raient Mamie. Ils ont fini par choisir Mamiyann. Le bateau revient encore sous forme d’image dans la bouche du père pendant une séance houleuse qu’il compare à un bateau qui coule. Il ajoute qu’il faut savoir ramer et même nager.

Il oublie que Jérôme dessine d’énormes requins qui risquent de dévorer tout le monde de même que les enfants sont accusés de « bouffer leurs parents ».

Heureusement, Guillaume appelle, de temps en temps, à la rescousse une baleine pour abriter Pinocchio et son père.

Le dernier thème, celui de la piscine, est tout aussi envahissant. C’est un vieux rêve caressé par le père qu’il a de plus en plus envie de concrétiser au fur et à mesure que la date du placement de Yann approche. Ce projet de piscine provoque à chaque fois une violente excitation chez les enfants. À la veille du départ de Yann, ils se jettent devant la fenêtre et hurlent plusieurs fois : « Ça sent la piscine », comme si ça sentait la mort. Le père, une fois de plus, n’entend pas le danger. Il développe avec complaisance le projet qu’il voudrait réaliser avec son propre père : faire dans son jardin un bassin avec une petite rivière et un petit pont. On dirait qu’il ne se rend pas compte de la compulsion de répétition qui l’anime, comme si la mort de son frère était complètement enlisée au fond de lui.

À la rentrée, le père signale qu’il a abandonné son projet, puisque Yann n’est plus là pour en profiter. Jérôme enchaîne pour décrire la piscine de l’établissement de Yann, qui d’après lui est très content : « Il adore l’eau. »

Guillaume fait alors le clown et Jérôme conclut qu’il va tomber dans l’eau et mourir. Il associe sur Venise, les canaux, les rivières et les ponts. Le père peut alors suggérer le grand vide qu’il a ressenti dans la voiture en revenant du placement de Yann.

Au cours d’une autre séance tumultueuse où la mère raconte les malheurs de Jérôme qui ne les accompagne pas pour aller voir Yann, Guillaume se met à courir en poussant des cris : « Je nage, je nage » puis : « Quand on n’est pas là, on n’existe pas. » Nous parlons de la peur d’être liquidé. Jérôme espère toujours entendre Yann parler. Mais les parents insistent sur leur désespoir. Ils considèrent Yann comme un enfant noyé et les thérapeutes se sentent impuissants à réanimer les sources vives de la famille de plus en plus déprimée.

Dans cette situation clinique, la dépression se fixe de façon très spectacu-laire sur les noyades dans la famille paternelle à travers les rivières, les pisci-nes, les bateaux etc. Mais cela ne veut pas dire que la dépression vienne de là. Dans la branche maternelle, il y a eu de nombreux abandons ; Madame P… elle-même, a été quasiment laissée pour compte par sa mère et sa

grand-© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

mère. Ce qui revient d’un côté comme de l’autre, c’est toujours le désespoir, que ce soit sous la forme de morts ou d’abandons.

Mais si la dépression se transmet ainsi de génération en génération, elle circule aussi entre les membres de la famille actuelle selon différents méca-nismes.

Un enfant ressent de la tristesse autour de lui, et pour la combattre, il fait le clown. Il pense avoir un minimum prise sur les choses, et espère pouvoir les modifier. Peu à peu il peut se décourager et, en quelque sorte, tourner à vide. Il sera alors absorbé par la tristesse environnante, même si cela ne se voit pas dans son comportement. Ce qui est important, c’est la distance qu’il peut conserver à l’égard de lui-même et de son rôle. Devant une mère incon-solable ou un père désespéré, l’enfant pourra perdre pied et être noyé avec eux.

À force de ne pas pouvoir mentaliser la vie psychique, de vouloir toujours

« balayer la tristesse », de ne pas pouvoir symboliser, les somatisations font rage dans la famille.

Elles existent déjà dans la famille maternelle : Madame P… a eu un oncle atteint de tuberculose osseuse à 7 ans, « choyé comme un petit roi » pendant 7 ans, et une tante un peu désaxée à la suite d’une méningite.

Dans la famille actuelle, presque personne n’échappe à ce langage du corps.

Dans la première partie de la thérapie, c’est Yann qui manifeste le plus de problèmes : il est insomniaque, toujours enrhumé, il a le nez qui coule et porte des couches pour prévenir des diarrhées intempestives. On dirait qu’il ne peut s’exprimer que par un écoulement incessant, qu’il n’arrête pas de se vider.

Quand il pleure, sa mère ne pense qu’à son corps. Pour elle, il ne peut qu’avoir mal au ventre, comme s’il ignorait la peine.

Lui parti, c’est Jérôme qui prend la relève. Peu à peu, il présente des insomnies, des diarrhées, ce dont il profite pour passer de longs moments aux toilettes soit juste avant, soit pendant la thérapie. Devant notre réticence à le laisser faire, les parents le soutiennent et si le père semble désireux de voir son fils se contrôler, sa femme l’attaque et lui envoie à la figure que lui aussi a du mal à se retenir !

Mais c’est surtout plus tard, et en dehors de la thérapie, que les accidents somatiques se multiplient, souvent lors des visites à Yann.

La première fois qu’ils y vont tous ensemble, à la Toussaint, Jérôme est pris d’une sorte de crise d’asthme, la nuit à l’hôtel, si bien que sa mère le prend dans son lit.

À partir de cet incident, Jérôme va passer par une période où il ne veut plus voir Yann, mais les troubles du comportement et de la santé s’accen-tuent. Un jour, il tombe chez son grand-père maternel et on est obligé de lui

faire cinq points de suture sur le front. Un autre jour, il s’évanouit, victime d’un spasme vagal… « spasme cardiaque » dira la mère.

La mère aussi somatise à « corps joie », outre tous ses symptômes pendant la grossesse et l’accouchement de Jérôme, elle est prise de vomissements dès qu’un événement l’attriste, en particulier, prendre le TGV pour voir Yann.

Seuls Monsieur P… qui se targue d’être « blindé » et Guillaume qui est

« équilibré » semblent épargnés.

Malgré tous les efforts de la famille pour nier les sentiments et masquer la dépression sous les symptômes, la souffrance fait surface et sort par tous les pores du corps familial.

Pendant la première partie de la thérapie, on pourrait dire que la

Pendant la première partie de la thérapie, on pourrait dire que la