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5 OPÉRATEURS PSYCHOPATHOLOGIQUES DES SITUATIONS EXTRÊMES

D’une manière générale, les états de détresse caractérisés par l’affrontement prédominant de la pulsion de vie et de la pulsion de mort mettent au travail deux opérateurs psychopathologiques principaux. Du côté de la pulsion, celui qui a trait à la valeur mutative de l’interprétation. Du côté du signifiant, celui qui a trait à la qualité de l’interprétation qui non seulement est véhicu-lée par la parole mais qui fait aussi ses preuves par la parole.

Sur le versant pulsionnel, les interventions du psychanalyste se trouvent guidées par ses propres réactions contre-transférentielles sans qu’il aille pour autant communiquer à ses patients les éléments de ce contre-transfert, contrairement à ce que Ferenczi préconisait dans le cadre de « l’analyse mutuelle. » Mais il est là néanmoins dans une communication « d’inconscient à inconscient » qui fait que ses propres représentations, subitement ou progressivement mises en lumière, le conduisent à lire ce que son patient tente d’exprimer.

Le moment au cours duquel l’idée de la mort est mise en mots s’organise par rapport un point de bascule que le psychanalyste trouve à son insu. S’il peut parfois en soupçonner l’effet, il lui est impossible la plupart du temps d’en mesurer l’amplitude. Ce point de bascule a la valeur d’un constat du côté de l’analyste qui engendre une décision en retour, celle au cours de

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laquelle le sujet est amené à s’extraire de l’impossible décompte des jours à venir. « C’est bien moi qui vais mourir, ce n’est pas vous ! » dit tout à coup Fabien avec la plus grande véhémence parce que son psychothérapeute refuse de prescrire à ce patient toxicomane et sidéen l’opiacé que lui prescrit habituellement son médecin traitant.

Et puis c’est aussi sur le modèle du passage à l’acte vers la mort dans ce qu’il renferme de pulsionnel, que se construit l’interprétation du psychana-lyste permettant à son patient de mobiliser des affects endormis, de surseoir à un funeste projet ou de sortir ne serait-ce que pour un moment d’une rela-tion passionnelle à l’objet, en quelque sorte de survivre. Il suffit de « presque rien » pour que telle cure se trouve tout à coup discréditée, pour que le patient claque la porte ou sombre dans la dépression. Un « je-ne-sais-quoi » le retient pourtant de céder au mouvement de rage, au désespoir, au passage à l’acte, et la présence signifiée de l’analyste joue un rôle fondamental.

Arthur est sur le point d’avaler des comprimés en quantité. Arnaud est tenté tout à coup de se jeter par la fenêtre. Ils n’en sont pas tout à fait là mais presque. Il suffirait aussi de « presque rien » pour que Mathieu cesse de prendre le traitement qui le maintient en vie (son insuline, ses antiviraux, sa chimiothérapie), pour qu’Éric prenne une dose un peu trop importante d’héroïne qui le ferait basculer dans l’overdose. Alors que Jean qui vivait depuis quinze ans dans la rue a eu l’opportunité de trouver une chambre d’hôtel par les services sociaux de l’hôpital où il a été conduit, il suffirait encore de presque rien pour qu’il reparte avec ses compagnons de boisson.

Et puis voilà qu’un « je-ne-sais-quoi » retient Arthur, Arnaud, Éric et Jean au bord du gouffre, ce « je-ne-sais-quoi » que Jankélévitch définit comme le fait-de-l’être (le fait en général que quelque chose existe), en un mot : le

« quod » (Jankélévitch, 1980, p. 26). Un « je-ne-sais-quoi » retient le sujet de céder au désespoir, au fatalisme ; le passage à l’acte auto-agressif, sexuel ou hétéro-agressif n’aura pas lieu.

Il suffit de presque rien, d’un geste, d’un mot, d’un silence entendu pour qu’il se passe « je-ne-sais-quoi » du côté du patient et que non seulement le calme revienne mais que surtout vienne à s’ouvrir une voie qui, même si en tout état de cause elle ne peut être qu’étroitement dépendante du chemin déjà parcouru, elle se présente néanmoins comme une nouvelle voie plus claire, moins ténébreuse, plus dégagée, plus directe. Ce point de bascule repéré par le psychanalyste constitue, pour ces situations extrêmes, un moment clé de la cure analytique parce que lié non seulement de façon directe à la notion d’interprétation mais aussi indirectement à la notion de construction en analyse. Il est en lien avec l’expression de la dissonance, c’est-à-dire des désaccords entre la pensée, l’affect et le comportement du patient et avec la surprise comme point virtuel de la rencontre entre l’analyste et son patient.

Le point de bascule apparaît dans l’analyse d’Aline quand elle dit à son analyste qu’elle se perçoit « comme du caoutchouc ou de la pâte à modeler à cause de leur aspect malléable » et que ce dernier différencie les deux matières

en se souvenant que quelques années plus tôt, Aline a remarqué dans le cabi-net de son psychanalyste – du temps où elle y inspectait tous les objets – un petit tas de pâte à modeler dans un coin de la pièce et qu’elle s’était demandé ce qu’il faisait là. Quand le psychanalyste différencie la consistance de la pâte à modeler du caoutchouc, il installe par cette simple remarque quelque chose de l’ordre du clivage entre le dedans et le dehors afin de favoriser chez sa patiente, l’ordonnancement des choses et faire advenir la distinction entre l’autre et soi-même. La référence à Michel de M’Uzan sur le clivage origi-naire et la création d’un « double » pour qu’advienne un sujet transitionnel, peut être ici rappelée, « marche obligatoire, dit-il à franchir pour que se dégage un jour, une suffisante distinction entre le soi et l’autre » (de M’Uzan et coll., 2008, p. 98). Il y a point de bascule aussi chez cette autre femme qui à la fin d’une cure qui a duré plus de dix ans se focalise sur l’événementiel et, entre son enfance et son adolescence, se met à chercher compulsivement un événement très précis pour expliquer ses principaux troubles. Elle piste les réactions de son analyste quand elle dit qu’il a dû se passer quelque chose pendant cette période de latence, évoque une altercation avec sa mère enceinte à l’époque et entre dans un mouvement de fureur vis-à-vis de son analyste, le sommant d’intervenir tout en critiquant vivement chacun de ses propos, révélant ainsi d’elle-même à travers le transfert, un noyau archaïque qui jusque-là ne s’était jamais manifesté.

Sur le versant qualitatif, la question de l’interprétation s’envisage du côté de la rencontre qui procède à travers le signifiant entre analyste et analysant.

C’est en particulier la question de savoir ce que le signifiant démasque chez l’analyste, d’associations qui le fait intervenir, fait en quelque sorte mouve-ment de levier ; et commouve-ment « par la complaisance de certains élémouve-ments de la situation analytique […] le transfert opère dans la rencontre de l’actuel et de la mémoire » (Gori, 1996, p. 184). Que l’interprétation soit explicite ou implicite, c’est-à-dire seulement à l’état d’intention – la rencontre entre l’analyste et son patient à travers le signifiant procède des retrouvailles avec un moi-idéal, c’est-à-dire non pas d’un idéal du moi, mais plutôt d’un moi expansé tout-puissant qui inclurait l’autre, ce qui aurait pour conséquence une sorte de ressourcement narcissique du côté de l’analyste lui permettant de penser autrement, l’idée étant au bout du compte de transmettre, c’est-à-dire de resituer de façon cohérente la signification globale de l’histoire d’un sujet dans le cadre non pas d’une reconstitution mais plutôt d’une recons-truction, c’est-à-dire d’une « interprétation qui s’ignorerait comme telle, mais moins une interprétation du discours de l’analysant que des effets de son désir sur l’écoute de l’analyste dont elle devient la métaphore » (Gori, 1996, p. 163).

Quand Martha qui partage avec sa mère une certaine appétence à l’alcool qu’elle peine à refréner et qu’elle oscille entre l’excitation d’une vie profes-sionnelle bien remplie et une certaine forme de vie tranquille à l’allure d’une image d’Épinal confinant manifestement à l’ennui mais qu’elle imagine en

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rêve, le psychothérapeute se surprend lui-même à lui parler du danger de trop y coller. Association signifiante, « trop picoler » que la patiente relève avant lui, à un moment où elle vient d’évoquer le fait qu’elle s’autorise, en tout bien tout honneur, à boire davantage pour faire avancer son analyse. Le lapsus du psychanalyste, chargé de son angoisse contre-transférentielle surgit à l’image du caractère explosif que peuvent prendre les moments d’ivresse de la patiente mais exprime, à l’inverse la tendance de Martha pour une certaine forme d’adhésivité à l’égard des stéréotypes. Ainsi, à travers la langue commune, le praticien adhère à un des traits de caractère manifestés par sa patiente tandis que la formulation de son propos adopte le caractère pulsionnel que Martha peut retrouver à l’intérieur d’elle-même.

EN CONCLUSION

Le lecteur retiendra que, dans une psychologie clinique référencée à la psychanalyse, on ne peut appréhender les situations extrêmes qu’en relation avec la singularité du sujet qui la traverse. C’est d’ailleurs le plus souvent dans l’après-coup qu’elles peuvent être qualifiées d’extrêmes, à partir des effets qu’elles ont pu produire sur l’organisation subjective de l’analysant et aussi de l’analyste. Lorsqu’il reçoit sur la scène analytique le discours de son patient, l’analyste touché par la tonalité dramatique de ce qu’il entend, est amené non seulement à reconnaître le caractère manifeste du discours tel qu’il est énoncé mais aussi, par le biais d’une construction imaginaire, à le porter loin en arrière pour retrouver la légende à partir de laquelle il s’est construit. L’analyste transforme en quelque sorte le discours de son patient pour qu’il devienne mythique et pour que son allure dramatique prenne le caractère tragique propre au développement du mouvement transférentiel.

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LE TRAUMATISME