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1 POSITION PSYCHOLOGIQUE ET PSYCHOPATHOLOGIQUE

DU PROBLÈME

Le corps est à la fois notre évidence charnelle sans quoi nous ne sommes rien : insistance du matériel et de l’évidence somatique visible (res extensa), ce lieu de moi le plus intime, autour de quoi la subjectivité psychique et l’identitaire-narcissique le plus personnel se constituent, s’éprouvent et s’imaginent. Notre corps c’est le lieu source, la partie et le tout de notre être, notre prise sur le réel, émetteur et récepteur de soi vers le monde et les autres et réciproquement. « À l’origine, toute chose était corps, un corps unique » disait Novalis ; formule complétée par Camus : « Nous habitons notre corps longtemps avant de pouvoir le penser. » Ce corps est par excellence un orga-nisme vivant, mouvant, d’une vie qui n’est pas seulement un état ou une image arrêtée mais bien une action. Le corps est actif au sens le plus fort du mot (mouvant, actant, expérimentant, éprouvant) et, à ce titre, il émet des messages et s’exprime. Il existe une gestuelle du corps qui adressée, à soi-même ou à l’autre, tend à la signifiance, et parfois peut soi-même entrer dans une sémiologie.

La psyché – le mental ou le psychique ou encore l’appareil de l’âme pour traduire au plus juste le Seelen-Apparat freudien – est l’espace interne spéci-fique à l’homme, le laboratoire subjectif d’éprouvés, de représentations et de liaisons qui chez l’humain se tisse et se vectorise d’histoires et de symbolisa-tions et dont s’origine un sujet s’éprouvant comme tel. Le lieu que ce terme de psyché désigne peut être appréhendé : a) génétiquement dans une pers-pective développementale ou disons plus justement de croissance psychique et de déploiement, b) topographiquement dans une théorie des lieux : géographie instancielle, espaces et dimensionnalités psychiques, c) dynami-quement dans une gestion et une organisation des conflits, défenses, tensions et liaisons diverses ; d) économiquement enfin au regard de jeux de forces et de quantités, de circulations et de répartitions d’énergies.

Il est toujours précieux de commencer par se rappeler dans toute tentative de théorisation sur le sujet du lien corps/psyché que c’est par le corps que nous pensons, que c’est par le corps que nous nous reconnaissons : différents par là de tous les autres hommes, de tous les animaux autant que des diffé-rentes formes d’intelligences artificielles ; qu’il s’agit là de notre carte d’identité la plus intime et la plus fondamentalement incarnée. Et pourtant, malgré cette évidence, il n’est pas de trop de se rappeler dans le même temps combien la philosophie, la religion, la psychanalyse même, et le discours savant en général, ont tenté désespérément de contraindre le corps, de le réduire, de l’oublier, de le renvoyer à l’anecdotique ou à l’évanescent à de

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

l’ineffable, du suspect et de l’inappréhendable. Préférant de loin une modéli-sation d’un être spirituel, neuronal ou informatique détaché de son ancrage corporel, de chair, d’éprouvé, de corps à corps. Ce délaissement du corps, réduit alors au somatique et à une délégation de prise en charge et de théori-sation aux seules sciences dures ou à la médecine, laisse selon nous le corps humain à l’état de cadavre ou de machinerie, mettant de côté l’épaisseur subjective du corps, ses éprouvés, sa vivance, ses actions sur le monde et ses représentations. Comme Michel Bernard le disait dès les années soixante-dix, notre corps est à la fois l’organe de tous les possibles mais simultané-ment l’empreinte de tous les inévitables (1976) ; et se faisant, « toute réflexion sur le corps est qu’elle le veuille ou non éthique et métaphysique : elle proclame une valeur, indique une conduite à suivre, et détermine la réalité de notre condition d’homme » (p. 8).

L’étymologie est aussi à cet égard très révélatrice ; le corps est un kaléi-doscope insaisissable et multi-dimensionnel : c’est à la fois et selon, un ensemble ou une partie fût-elle essentielle ; c’est l’organisme, la machinerie et la partie la plus matérielle, en même temps que cela renvoie à la substance spécifique de notre être ; c’est le dernier bastion de l’individuel le plus restreint, son fondement, et c’est encore et dans le même temps un groupe ensemble d’individus. Les dictionnaires et encyclopédies disent ainsi à tout endroit la difficulté inhérente à l’objet d’une quelconque appréhension univoque et consensuelle de ce véritable kaléidoscope identitaire de l’humain.

Même si nous devons mesurer qu’un des traits les plus évidents (cf. l’analyse de Bernard, 1976) de la culture contemporaine de la seconde partie du XXe

siècle a été de redécouvrir la présence et la valeur essentielle du corps. Ce qui vient du corps chez les « psychistes » a plutôt toujours mauvaise presse : sujet à caution d’être ce par quoi le shuntage ou le refus de la pensée et du détour psychique serait favorisé, le corps de l’agir, voire de l’acting, du passage à l’acte, de l’excitation, de l’éprouvé, du sexuel et du pulsionnel sans doute derrière… Le corps témoin de l’équipement et du rappel de la réalité : un corps insupportable et si difficile à penser. Tellement ce corps est menaçant et inappréhendable que longtemps la psychanalyse, malgré quel-ques indications freudiennes princeps, l’a soigneusement évité. Et même chez ceux qui ont proposé des élaborations d’envergures, voire pionnières, la défiance reste toujours prégrante. Et c’est, par exemple chez Françoise Dolto (1984), la vision christique d’une incarnation obligée mais provisoire d’un sujet psychique éternel et qui vaudrait d’ailleurs, à seulement devoir se

« cogner » le temps de son incarnation à quelques débats avec le schéma corporel et les images inconscientes du corps. L’épaisseur de la chair, le poids du réel du corps, l’étendue du corps en relation, des expériences corpo-relles et psychomotrices, des éprouvés sensoriels et corporels profonds, est toujours négligé oublié ou renvoyé à de l’indicible, voire du superfétatoire !

Pourtant le corps insiste, il nous paraît même difficilement contournable.

Et ce corps n’est pas le soma ; il est lui même déjà double : objet matériel et sujet relationnel, une reprise infiltrée de psychique des enjeux et données d’équipement du soma, la somme des expériences relationnelles de la machinerie corporelle. In fine, la problématique du corps nous inté-resse en psychologie et en psychopathologie clinique par le bout de ce qu’on pourrait appeler la manière « d’habiter son corps » (Joly, 2003, 2007, 2008, à paraître ; Brun, 2006). Cette habitation corporelle serait (Brun, 2006, p. 7) « en dépit des modifications et des changements qu’il connaît tout au long de la vie – une manière de – parvenir à garder un espace où pouvoir dire moi-je. Habiter son corps est un acte psychique appuyé sur du sensoriel qui participe de la construction identitaire ». Plus loin (p. 8) : « Même s’il est abîmé, un corps peut s’habiter comme une maison et participer à un processus de construction identitaire ». Le contraire de cette bonne et harmonieuse habitation corporelle serait alors le divorce d’avec son corps, des parties clivées ou non reconnaissables de ses propres états corporels ou de son image corporelle ; ce serait peut-être au fond la source même du sentiment d’inquiétante étrangeté au sens freudien de l’Un-Heimlich. Là où l’habitable devient inhabitable, le familier étrange, le connu étrange.

On n’insistera peut-être jamais assez sur la fonction que tient le corps comme médiateur et enjeu relationnel princeps entre deux psychés d’une part, et entre la psyché du sujet et le monde d’autre part. De ce point de vue là, le corps est tout autant un corps sensoriel qu’un corps pulsionnel, et tout autant un corps agent psychomoteur, instrument d’action sur le monde et réceptacle permanent d’éprouvés et d’informations du monde, qu’un corps représenté dans la vie mentale (schéma corporel et images du corps), tout autant un corps d’épaisseur, de chair et de tonus, qu’un corps enveloppe et sphincter n’intéressant le psychiste que part ses trous ou ses surfaces !

Gardons enfin comme fil rouge de notre présentation résumée que l’union de l’âme et du corps est comme le souligne Comte-Sponville « évidemment inintelligible (c’est au moins ce sur quoi Pascal et Descartes s’accordaient) et ce mystère est l’homme même » (in Haroche (dir.), 1990). La vie du corps est essentielle à la vie psychique, la vie psychique est essentielle à la vie corporelle, ces deux secteurs ou registres de l’humain, bien différenciés, sont pourtant intriqués intimement, mieux consubstantiels, se nourrissant l’une l’autre en permanence.

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2 PSYCHOPATHOLOGIE DU CORPS ET LIEN