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ET DE LA SUBVERSION LIBIDINALE DU CORPS

Le corps impose à la psyché une exigence de travail, une tension, une excita-tion et une moexcita-tion permanente, une poussée, un flux permanent ; ce qui signifie une obligation d’investissement et de représentation, de psychisa-tion/symbolisation, et d’appropriation subjective perpétuelle. C’est à cet endroit que Freud (1915) a tenté de théoriser la pulsion : le Trieb allemand bien différencié de l’instinct. Réalité économique définissant un mouvement : pulsare en latin c’est une poussée violente perpétuelle, répétée et rythmique à la fois tel le battement du cœur. Un processus dynamique consistant dans une sorte de poussée permanente et psychisante, charge éner-gétique et facteur de motricité qui fait tendre l’organisme vers un but. Selon Freud, une pulsion a sa source dans une excitation corporelle : un état de tension. Son but est de supprimer l’état de tension à la source pulsionnelle.

C’est dans l’objet ou grâce à lui que la pulsion peut atteindre son but. Freud (1915) a ainsi voulu désigner par le concept de pulsion, exigence de travail imposée à la psyché de par son lien au corporel : a) une réalité économique : pression et charge énergétique ; ainsi b) qu’une composante topique : limite entre corps et psyché ; et encore c) un processus dynamique visant à trouver une satisfaction : décharge ou équivalent, élaboration, sublimation. Au total, la notion même de pulsion est une tentative d’appréhension du lien corps/psyché, un concept charnière, une manière parmi d’autres de figurer l’intime

articula-tion du corps et de la psyché, de la nature psychique de l’habitaarticula-tion corpo-relle, de la nature corporelle de la vie psychique.

In fine, la pulsion nous apparaît comme une trajectoire, un circuit mythi-que d’un corps à l’autre et retour jusqu’à la psyché du sujet. Une trajectoire qui convoque toujours l’objet, c’est-à-dire l’autre psychique ; et qui sur son chemin appelle, exige, une gestion psychique, requiert des représentants psychiques d’elle-même. Il s’agit au fond derrière la pulsion d’une véritable respiration corporo-psychique et de la trace du double lien originaire entre corps et psyché et entre soi et l’autre.

Se faisant, redisons à cet endroit que le corps inévitablement – ou alors quoi d’autre ? – est bien la source originaire et pulsionnelle de la vie psychi-que. Didier Anzieu précisait quant à lui (Anzieu, 1985) :

« Je maintiens avec Freud que la pulsion a une source corporelle (et non pas qu’elle trouverait sa source dans l’objet). Mais, il ne s’agit pas ou pas seule-ment des besoins vitaux du corps, des instincts biologiques. Cette source cor-porelle est liée aux expériences sensorielles, puis sensori-motrices précoces, et elle devient ensuite une source corporelle imaginaire, localisée dans tel or-gane des sens, dans tel orifice de la surface du corps. Pas de pulsion sans constitution d’un moi-peau. L’appareil psychique se représente ses pulsions par des figurations corporelles qui traduisent l’expérience de l’excitation pulsionnelle. »

Mais l’honnêteté minimale nous pousse aussitôt à ajouter qu’en vérité le corps n’existe jamais seul et qu’il s’agit plutôt de l’exacte tension entre le corps et l’autre (autre primordial en son corps et en sa psyché), dans une dialectique dissymétrique perpétuelle qui est peut-être la juste mesure de la

« situation anthropologique fondamentale » chère à Jean Laplanche (2002).

Et disant cela nous ne faisons que décaler d’un cran, voire élargir encore, la problématique et l’épistémologie même de la question difficile des liens corps/psyché au-dedans en intra-subjectif, comme dans un renvoi fondamen-tal au dehors vers une problématique essentielle : corps-psyché du sujet/corps-psyché d’un autre sujet. Tension vitale dont les parts respectives du corps et de la psyché de chacun des termes de l’articulation ne sont jamais égales à aucun moment mais relèvent précisément d’un vecteur de travail exemplaire imposé à la psyché du sujet naissant. C’est ainsi une double contrainte qui définit plus justement, selon nous, le circuit pulsionnel ; qui ne peut être pensé du côté d’une seule source somatique, et qui ne peut, pas davantage, être théorisé du seul énigmatique de l’inconscient de l’autre implanté en soi (Laplanche, 2002), mais bien de la conjugaison délicate et continue de ces deux courants tout au long d’un circuit pulsionnel.

Les rapports entre corps et psyché s’inscrivent au fond dans un double rapport d’engendrement du corps vers la psyché et de la psyché vers le corps. Double rapport :

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

• qui voit au plan psychique (cf. Dejours, 2003) le corps érotique se décoller progressivement du corps biologique dans un processus que Dejours qualifie de subversion : la subversion libidinale arrache d’une certaine manière le corps à la pesanteur biologique et va de ce point de vue pulsionnaliser un corps psychique, érotique, sans lequel on ne compren-drait guère le choix d’organe dans les somatisations, comme nombre de troubles fonctionnels et instrumentaux, où la manière d’habiter son corps et de se le représenter ;

• pendant qu’on peut soutenir que dans le même temps, au plan corporel, l’investissement et le fonctionnement des différentes strates corporelles (soma, enveloppes corporelles, images du corps, et psychomotricité comme utilisation et instrumentation habitée de son corps) vont être le produit toujours en travail d’une boucle retour permanente entre les logi-ques psychilogi-ques inconscientes, pulsionnelles et historico-affectives et ce que nous avons appeler l’« habitation corporelle ».

6 CORPS/PSYCHÉ : INCIDENCES CLINIQUES DES MÉDIATIONS CORPORELLES THÉRAPEUTIQUES

Si la clinique contemporaine – et singulièrement la clinique des états non névrotiques et des pathologies narcissiques/identitaires – a montré à l’envi combien l’analyste a souvent pour fonction essentielle de faire quelque chose des états non mentalisés du corps, de l’inemployé des enjeux et des souvenirs du corps, de l’imaginaire le plus archaïque, des éprouvés corporels et du potentiel d’affect et de percepts qui n’ont pas trouvé leur place et leur fonction dans la psyché subjective. Ils n’en reste pas moins que le dispositif symbolisant propre à l’analyse, et les constructions théoriques de la métap-sychologie support de l’élaboration et des liens de l’analyste, sont tout à fait marqués, voire éminemment contraints, par une réduction du corps, par une contention de l’enjeu corporel. Les deux modèles – le rêve et l’hystérie – alimentant, pour l’essentiel, la compréhension et l’élaboration, tant métapsy-chologique des processus génériques de la psyché que technique des enjeux pratiques de la cure ; le rêve et l’hystérie sont deux terrains qui suspendent ou laissent de côté, mésestiment ou réduisent le corps réel, l’éprouvé, le percept, la motricité, le corps à corps, le corps en relation, voire ignorent radicalement l’épaisseur de la chair, de la sensation et parfois même l’anatomie !

Le dispositif de la cure analytique type – dispositif divan/fauteuil – est d’évidence pour un analyste et son analysant le cadre du processus élaboratif

et de l’appréhension des mécanismes inconscients et transférentiels, mais il est aussi un modèle, parfois au négatif, de nombre d’autres dispositifs symbolisants et thérapeutiques très différents de la cure. Or il est particuliè-rement saisissant de penser que ce dispositif analysant a été pensé et cons-truit progressivement par Freud et ses successeurs autour de préconceptions mettant d’emblée hors-jeu le corps. Sigmund Freud, en effet, décide d’immobiliser le corps de son patient sur le divan indiquant que c’est une condition nécessaire pour que puisse se déployer une pensée élaborative et secondarisée sur le modèle du travail et du récit de rêve. René Roussillon a montré depuis (Roussillon, 1995) que ce cadre analytique avait ses logiques et ses archéologiques propres : « La suspension de la motricité contient une théorie de la symbolisation comme intériorisation de l’acte, comme acte de pensée. » La raréfaction perceptive visuelle exacerbe par ailleurs l’activation du champ des représentations ; la restriction de la communication au seul champ verbal exacerbe le travail de métaphorisation des images visuelles dans l’appareil de langage ; la position dérobée de l’analyste crée un espace creux qui symbolise la perte et l’absence et appelle à leurs élaborations.

Ont été alors progressivement pensés – venus d’autres champs du savoir et des savoir-faire ou dérivés et aménagés plus directement des pratiques psychothérapiques et psychanalytiques – des pratiques thérapeutiques, des dispositifs symbolisants, des rencontres soignantes faisant une autre place pratique et théorique au corps, à la médiation corporelle, aux éprouvés et aux sensations (cf. à ce sujet les travaux de Guimon, in Guimon, Fredenrich-Muhlebach et coll., 1997 ; Lefévère, in Dumet, Broyer et coll., 2002 ou Joly, 2007).

La longue histoire des techniques corporelles et des soins psychologiques par le bout ou par la voie du corps et d’une expérience ou d’une mobilisation corporelle est impressionnante. Dès l’Antiquité, des praticiens ont tâché de soigner la maladie mentale par des traitements appliqués sur le corps : prati-ques de bains ou d’applications diverses (notamment thermiprati-ques) sur le corps, traitements de choc parfois et expériences sensorielles et motrices diverses. On a alors pu décrire l’action stimulante ou apaisante de ces diver-ses expériences et de ces multiples médiations (cf. Lefévère, in Dumet, Broyer et coll., 2002).

L’utilisation du corps comme mode d’approche de l’esprit est de fait à la base de nombre de méthodes telle l’hypnose ainsi que de nombreuses autres méthodes qui ont visé tout au long des siècles à apporter soulagement et apaisement au sujet souffrant dans son corps comme dans son esprit.

Les techniques de relaxations, dans le même fil, vont s’appuyer, quant à elles, sur le développement d’une perception améliorée du corps propre pour amener dans le meilleur des cas une sédation de l’angoisse ou de la souffrance psychique, pour accompagner une meilleure assise identitaire-narcissique, et même pour étayer et relancer une réélaboration psychique subjective. Les