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2 SYNTHÈSE MÉTAPSYCHOLOGIQUE ET CLINIQUE

Cliniquement la période de latence correspond ainsi à une mise en latence de la sexualité infantile dans l’attente de la sexualité pubertaire : elle résulte du

1. Nous recommandons vivement la mise au point essentielle effectuée par Brusset (1992) sur le point de vue développemental en psychanalyse, qui, s’il a le mérite de sortir la psychanalyse d’une certaine abstraction défensive, risque de dissoudre celle-ci dans une psychologie du déve-loppement pré-analytique. Le point de vue dévedéve-loppemental doit rester subordonné à la métap-sychologie et s’articuler dialectiquement avec le point de vue structural.

biphasisme de la sexualité humaine. Elle s’origine dans le déclin du complexe d’Œdipe, moins sous l’effet d’une prédétermination biologique ou d’une menace réellement proférée de castration (rare de nos jours), que sous la reconnaissance blessante de l’immaturité infantile (le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas : trop petit…) et sous l’intolérance grandissante vis-à-vis de la multiplicité des conflits impliqués dans l’œdipe (ambivalence amour/haine, œdipe dit positif à l’égard du parent hétérosexuel, œdipe dit négatif à l’égard du parent homosexuel, désir/identification) : pour le garçon, comment en désirant la mère ne pas prendre le risque de détruire le père, aimé également et objet d’identification sur lequel se construit l’iden-tité de genre ? Comment, pour la fillette, en désirant le père ne pas prendre le risque de perdre l’amour consolateur de la mère elle-même objet d’amour et d’identification primaire ? Face à ces différentes contradictions devenues plus douloureuses avec l’intégration progressive des réalités, l’enfant n’a pas le choix et il doit, plus que refouler, renoncer à ses ambitions œdipien-nes et intégrer l’interdit de l’inceste que les parents auront, dans les bons cas, véhiculé. Les effets en sont considérables et structurants, civilisateurs et humanisants.

Les instances, c’est-à-dire l’appareil psychique, se constituent selon une forme nouvelle, un premier palier d’équilibre selon la formule de P. Denis.

Le renoncement ou le déclin de l’œdipe s’accompagne d’un mouvement de deuil duquel naîtra un héritier, le surmoi, alors que le moi retrouve une nouvelle cohérence lui permettant de sauvegarder autrement le mouvement de désir qui fonde la continuité psychique : par définition le désir est inas-souvissable. L’abandon de l’œdipe comme projet donne lieu à l’organisation œdipienne du psychisme : le désir se lie indissolublement à l’interdit et promeut les identifications secondaires constitutives du moi et du surmoi-idéal du moi (« sois comme moi et ne sois pas comme moi, plus tard tu pourras »).

Les mécanismes de défense névrotiques s’organisent autour du refoule-ment, formations réactionnelles, isolation, déplacerefoule-ment, etc. La période de latence, surtout dans sa seconde partie, prend une coloration obsessionnelle (ordre, rigueur, méthode, etc.) visant le contrôle du noyau d’hystérie d’angoisse, soit les affects œdipiens orageux par contre-investissement d’une forme de régression anale accentuant la délimitation dedans/dehors. Les mécanismes dits primaires (déni-clivage) tendent à s’effacer encore que la projection (de la culpabilité liée aux pulsions et des pulsions elles-mêmes) et l’idéalisation parentale restent volontiers utilisées.

Mais les mécanismes de défense s’accompagnent de mécanismes élabora-tifs qui permettent à l’enfant latent de développer « sous le manteau » (Denis, 1985) des rêveries, des fantaisies, souvent de toute-puissance, qui lui permettent de surmonter et de compenser la blessure narcissique de l’échec œdipien, l’espace de fantasmatisation restant un des lieux possibles de la satisfaction hallucinatoire du désir, intriquant processus primaires et

proces-© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

sus secondaires. R. Diatkine (1995a) s’attachera durant toute son œuvre à décrire ce processus baptisé par lui de « plaisir de désirer » (Chagnon, 1999) : plaisir à jouer avec des représentations mentales équilibrant la non-satisfaction immédiate des pulsions et permettant l’attente en fantasmant-anticipant un désir érotique ou grandiose assouvi1. Cette fantasmatisation propre à l’enfant latent (roman familial, rêveries sado-masochistes) sous-tend ses jeux y compris de règles, apparemment les plus abstraits (échec au roi…), mais elle reste cependant relativement intime et opaque dans les cas où le refoulement a fait son œuvre, tout en s’accompagnant d’un développe-ment exponentiel des capacités de symbolisation, fondedéveloppe-ment de la créati-vité.

C’est dire que la latence, moment où « le moi prend possession de son domaine » selon la formule de Winnicott (1958), s’accompagne d’une efflo-rescence des processus de pensée à commencer dans l’ordre des apprentis-sages scolaires et du développement des connaissances qui constituent, quand ils aboutissent à la réussite, un support narcissique considérable rééquilibrant la blessure œdipienne. Mais l’épistémophilie se nourrit de la curiosité sexuelle infantile et vise à saisir l’inconnu, le mystérieux, le caché au-delà du perceptible immédiat. C’est bien la scène primitive qui sous-tend la soif de connaître sans que l’enfant latent en ait conscience cette fois. Les rapports indissociables entre connaissance et affectivité ont été bien résu-més par R. Debray (2000) : l’appareil cognitif est inclus dans l’appareil psychique et la perméabilité relative des échanges entre conscient et incons-cient, idéal de fonctionnement, dessine les voies pathologiques. La rupture de contact entre les deux systèmes prend la forme de l’inhibition intellec-tuelle qui stérilise le désir de savoir2, alors que l’envahissement fantasmati-que issu de l’inconscient déborde les processus de pensée, cas des prépsychoses. Les conditions du pouvoir apprendre sont ainsi les conditions de l’entrée en latence : l’enfant doit pouvoir jouer avec des représentations suffisamment désexualisées et « tolérer une certaine quantité d’angoisse dépressive – angoisse liée à la reconnaissance du sentiment de vide créé par le fait de ne pas savoir – sans développer instantanément des mécanismes de fuite : déni mégalomaniaque et agitation motrice le plus souvent » (Debray, 1986, p. 3).

Sur ce plan, il faut avec C. Chiland (1971, 19783), R. Diatkine (1995b, 2004) ou encore B. Jumel (2005) insister sur le fait que l’apprentissage réussi de la lecture-écriture « constitue un “moment fécond” contraignant à

1. R. Diatkine s’appuyait dans sa théorisation sur « les deux principes du fonctionnement mental » (Freud, 1911) et un des plus beaux textes de Freud « Le créateur littéraire et la fantaisie éveillée » (Freud, 1908b).

2. À ce niveau, il importe de différencier l’inhibition à dire (de statut névrotique) de l’inhibition à penser (de statut limite ou psychotique).

3. À laquelle on doit la célèbre formule : « L’enfant à la période de latence c’est d’abord l’écolier. »

des remaniements dans tous les domaines, abstraction, symbolisation, organisation temporo-spatiale et langage » (Jumel, 2005, p. 7), modifiant tant les fonctions supérieures que le fonctionnement psychoaffectif de l’enfant de 6 ans. En effet la réussite de cet apprentissage qui suppose un certain degré de refoulement des motions œdipiennes aide en retour l’enfant à se distancier de l’œdipe, soit des modalités relationnelles infanti-les auprès des parents, à entrer en latence et donc à maîtriser ses pulsions et ses affects et à les réutiliser par la voie de la sublimation dans le dévelop-pement de la connaissance et de nouvelles relations sociales, y compris avec les parents.

La sublimation peut être définie comme une dérivation, vers un but non sexuel visant des objets socialement valorisés, des énergies d’investissement pulsionnelles barrées dans leurs voies de satisfaction directes, c’est-à-dire auprès du corps des parents. Comme l’exprime S. de Mijolla-Mellor (2005) la sublimation permet de penser l’articulation entre la vie pulsionnelle et le domaine de la culture et de la civilisation. Avec elle le flux pulsionnel sexuel et agressif devient travail, lien social, tendresse ou encore œuvre d’art ou plaisir de pensée. Pour ce qui est de la lecture, l’enfant latent qui va bien investit (aime) particulièrement le plaisir gratuit pris dans ce commerce avec les représentations d’un autre (l’auteur) et il l’intègre dans son propre fonc-tionnement tant pour s’identifier à autrui, se sortir de l’alternance idéalisa-tion-persécution, que pour soutenir le plaisir de fonctionnement mental ou de pensée, ce qui le dégage des conflits primitifs et renforce son narcissisme secondaire.

Ainsi l’entrée en latence se solde par un remaniement des relations aux parents partiellement désexualisées : les vœux de réalisation sexuelle se changent en investissements tendres et les parents deviennent des objets de gratification narcissique valorisant la réussite et l’estime de soi. Le courant sensuel se déplace en partie sur les camarades de jeu ou les aînés (grands frères ou grandes sœurs) qui deviennent des objets privilégiés d’investisse-ment de même que les autres adultes dans un mutuel enrichissed’investisse-ment rela-tionnel et identificatoire, support des processus de socialisation. Le corps de l’enfant latent perd alors son investissement érogène relationnel au profit d’un investissement narcissique et auto-érotique visant la maîtrise muscu-laire et la dextérité motrice : d’organe érotique le pénis est devenu un instru-ment phallique déplacé au corps entier. L’enfant a abandonné la partie pour sauver le tout (Cournut, 1997) et si des activités sexuelles masturbatoires subsistent elles ne s’adressent plus aux parents mais visent les camarades et s’exercent dans la solitude. Faut-il que les parents acceptent ces modifica-tions d’investissement les confrontant à un certain éloignement corporel.

Dans les bons cas, comme en petite enfance puis en adolescence, c’est le maintien des liens amoureux des parents qui équilibre la protection tendre à l’égard des enfants et protège ceux-ci du retour des illusions.

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L’image du corps suit cette trajectoire avec des différences selon le sexe : le narcissisme phallique chez le garçon consacre l’héritage paternel et promeut des idéaux moteurs, actifs, compétitifs, la bisexualité identificatoire – quand elle est tolérée par l’idéal du moi phallique – apaisant théoriquement la fréné-sie d’activité. Chez la fillette, le narcissisme phallique règne aussi, imposant une féminité d’enveloppe, de parure, et il occupe une fonction protectrice vis-à-vis d’une révélation trop précoce d’une féminité orificielle angoissante car véhiculant la crainte d’effraction passive et le retour de la rivalité à la mère (Cournut-Janin, 1998). Les identifications maternelles (jouer à la maman, la marchande, la maîtresse) priment sur les identifications féminines avant leur ré-interrogation inéluctable à l’adolescence. Le corps de la fillette investi narcissiquement séduit donc par son agilité, sa grâce, sa coquette-rie, vagin exclu, ou il est mis au service de la maîtrise active du réel. Les jeux et les activités sportives se distribuent selon ces caractéristiques diffé-rentielles engageant aussi des liens groupaux différents : les garçons ont des copains-rivaux auprès desquels il faut être populaire par les prouesses physiques, les filles ont une ou deux amies privilégiées et la valorisation s’effectue chez elles davantage par l’intelligence. Mais le corps peut vite être ré-envahi par l’excitation pulsionnelle, dans la cour de récréation ou pendant les vacances…

L’objectif final par ce creusement de l’espace psychique interne et le déve-loppement des échanges sociaux et culturels vise bien, dans le respect de l’interdit de l’inceste, au dégagement de la dépendance infantile et à l’auto-nomisation progressive vis-à-vis des parents, tremplin pour la subjectivation adolescente. Mais ce fonctionnement idéal, que Freud lui-même estimait rarement atteint ou du moins asymptotique, existe-t-il toujours de nos jours ? Dans une recherche récente (Chagnon, 2002), les cas d’enfants de 10 ans non consultants examinés s’écartaient notablement de ce schéma normatif, une seule fillette sur douze enfants y correspondant.

3 LA PÉRIODE DE LATENCE AUJOURD’HUI :

UN NOUVEAU MALAISE