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LE MODÈLE DE L’EFFRACTION CHEZ FREUD

DE L’EFFRACTION AU MODÈLE

1 LE MODÈLE DE L’EFFRACTION CHEZ FREUD

Le modèle de l’effraction est présent chez Freud tout au long de son œuvre, mais il est nécessaire de rappeler à grands traits la dimension complexe, évolutive et plurielle, de la question du trauma chez Freud. Le parcours tracé par sa pensée met en jeu, de façon différenciée suivant les périodes, toujours les trois mêmes variables : l’événement, l’effraction et les effets sur l’ensem-ble de l’organisation psychique – la première varial’ensem-ble occupant la place principale jusqu’en 1897 et la troisième voyant son importance croître progressivement, notamment sous l’influence de Ferenczi. Ce parcours s’orga-nise essentiellement autour d’une double articulation conflictuelle : d’une part, entre le modèle de l’effraction et une conception du trauma à deux temps, dont la version dominante sera l’après-coup, d’autre part, entre le type d’événement et la prédisposition de la psyché.

Jusqu’au tournant de 1897, l’approche du trauma s’opère sous l’angle de l’étiologie sexuelle des névroses : toute la scène est occupée par les traumas sexuels de l’enfance, liés à une séduction incestueuse. Domine alors l’idée du trauma comme expérience strictement liée à un événement datable et isolable dans l’histoire du sujet, qui prend une dimension traumatique dans la mesure où il déborde les possibilités d’abréaction du sujet, les possibilités de régulation du système pare-excitation. L’expérience n’est pas traitable psychiquement, restant encryptée dans la psyché, comme un « corps étranger ». Dans le cadre de sa collaboration avec Breuer – en 1893 : « Du mécanisme psychique des phénomènes hystériques » puis en 1895 : Études

1. Le présent travail vise avant tout à mettre en relief ce modèle de la négativité dans l’approche du trauma, tel qu’il est rendu nécessaire avec les pathologies des limites. L’accent sera ainsi mis sur la distinction d’un registre traumatique spécifique, laissant délibérément de côté, d’une part, toute distinction en termes nosographiques – pleinement nécessaire par ailleurs, concernant tant la psychose que les différents types de pathologies des limites – et d’autre part, l’approche trans-générationnelle – pleinement pertinente par ailleurs, au moins hors la névrose.

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

sur l’hystérie –, Freud nous explique que le trauma procède d’une impossibi-lité à réguler l’excitation selon le principe de constance. Il va même beau-coup plus loin, esquissant une approche qui trouvera une formulation théorique seulement plusieurs décennies après. Il avance l’idée selon laquelle c’est l’association du type d’événement avec un contexte (social, relationnel) et/ou un conflit intrapsychique, qui rend impossible le traitement psychique de l’événement et en fait un événement traumatique.

Dans cette première période – celle en fait de l’émergence de la psychana-lyse –, Freud, tout en pensant la source de l’hystérie en termes de conflit intrapsychique, commence à mettre en place la théorie de l’après-coup, soit une conception du trauma à deux temps, notamment dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique. Cette conception freudienne bien connue du trauma, qui va prendre progressivement une place déterminante, associe deux événe-ments ou plutôt, deux scènes à signification sexuelle : l’une, dans l’enfance, qui ne prendra sa valeur traumatique qu’au travers de sa réactivation après la puberté, dans une seconde scène. La seconde scène réveille une excitation comme gelée, stockée silencieusement, déclenchant alors un débordement traumatique des possibilités de traitement psychique. La première scène est bien la source du traumatisme, mais l’expérience de l’effraction, qui qualifie ledit traumatisme, reste comme gelée dans ce premier temps et n’intervient véritablement qu’avec la seconde scène.

L’abandon de l’idée d’une étiologie sexuelle des névroses, à partir de 1897, débouche rapidement sur l’élaboration de la théorie du fantasme et la mise au point métapsychologique définitive du dernier « pilier » de la psychanalyse, le refoulement. La séduction de l’enfant par l’adulte comme facteur traumati-que passe au second plan, l’accent étant mis sur les fantasmes infantiles et leurs destins. La question du trauma, devenue impossible à bien placer au plan métapsychologique, poursuit alors un cours souterrain, jusqu’à la consé-cration de son retour dans les Leçons d’introduction à la psychanalyse (1916-1917). L’approche traumatique des névroses, délaissée à partir de 1897, est ramenée par la confrontation aux névroses de guerre. Ainsi Freud, dans « La fixation au trauma, l’inconscient », propose-t-il une approche comparative des névroses traumatiques et des autres névroses, qui débouche sur l’affirma-tion d’une « concordance complète » dans la définil’affirma-tion générique de la névrose. Toute névrose serait à penser comme une « affection traumatique », renvoyant à une définition unique du trauma, en termes économiques :

« Une expérience vécue qui apporte à la vie d’âme, en un court laps de temps, un surcroît de stimulus tellement fort que la liquidation ou l’élaboration de ce-lui-ci selon une manière normale et habituelle échoue, d’où ne peuvent que ré-sulter des perturbations durables dans le fonctionnement énergétique » (Freud, 1916-1917, p. 284-285).

Le modèle freudien de l’effraction ainsi posé reste aujourd’hui encore le tronc commun de toute approche psychanalytique du trauma. Freud le

préci-sera encore dans « Au-delà du principe de plaisir », en pensant l’effraction sous l’angle d’un trop plein d’excitation mettant en cause le fonctionnement selon le principe de plaisir. Ce texte envisage un mode de liaison des excita-tions qui serait dominé par une exigence de décharge et non plus par une exigence de satisfaction libidinale, avec l’idée, en référence au rêve traumati-que, d’une visée de décharge dans la compulsion de répétition. Se met ainsi en place une approche du trauma supposant la prise en compte de l’ensemble du fonctionnement psychique, qui sera confirmée dans la vingt-troisième conférence des Leçons d’introduction à la psychanalyse, « Les voies de la formation du symptôme ». La névrose procéderait d’une double prédisposi-tion à « l’expérience de vie accidentelle » (traumatique) : par une « expérience de vie préhistorique1 », par une « expérience de vie infantile » (Freud, 1916-1917, p. 375).

En 1926, avec « Inhibition, symptôme et angoisse », Freud y ajoute le dépassement complet de la distinction entre névroses et névroses traumati-ques, entre menace traumatique d’un débordement du psychisme faisant effraction de l’intérieur et menace traumatique d’un débordement du psychisme faisant effraction de l’extérieur. Surtout, les nouveaux développe-ments de sa théorie de l’angoisse l’amènent à prolonger l’idée, déjà exposée dans « Au-delà du principe de plaisir », selon laquelle l’angoisse, comme anticipation de l’effraction traumatique, constituerait un « apprêtement » permettant d’en réguler au moins partiellement la charge. Dans cette pers-pective définissant l’angoisse comme « d’une part attente du trauma, d’autre part une répétition atténuée de celui-ci », il peut affirmer que « l’angoisse est la réaction originelle au désaide (Hilflösigkeit) dans le trauma, qui sera alors reproduite ultérieurement dans la situation de danger comme signal d’appel à l’aide » (Freud, 1926, p. 281).

Cette approche du trauma présuppose non seulement la prise en compte de l’ensemble du fonctionnement psychique, mais une complexification du modèle à deux temps de l’après-coup, faisant place au registre préœdipien de l’infans. Ledit modèle sera encore enrichi dans L’Homme Moïse, autour de l’idée de « latence » traumatique, mais Freud ne pourra véritablement aller plus loin. Fondamentalement, les limites de l’approche freudienne du trauma tiennent, on le sait, à ce qu’il crée la psychanalyse électivement dans le registre névrotique.

Freud reste dans une posture métapsychologique qui ne prend pas en compte la réalité du nourrisson et de son environnement dans la constitution, non seulement du pare-excitation, mais de la psyché elle-même comme contenant et appareil à penser – dans la perspective ouverte par Ferenczi et

1. Avec cette ambiguïté toujours à l’œuvre chez Freud lorsqu’il a recours au terme de préhistoire, qui tend à mêler à la fois la toute petite enfance, l’héritage générationnel et l’héritage phylogé-nétique.

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

théorisée par Winnicott et Bion. De ce fait, s’il peut mettre en relation

« l’effroi traumatique » avec l’état de désaide du nourrisson, il lui manquera de pouvoir penser tout à la fois les expériences traumatiques précoces dans leur liaison à une défaillance de la psyché maternelle – la « mère environnement » selon Winnicott, qui va bien au-delà de la mère comme personne – et la réactivation dans toute expérience d’effraction traumatique d’une telle défaillance précoce. Il reste que, dès la fameuse « Lettre 52 à Fliess », la perspective freudienne de l’après-coup, en cela à la source de l’approche ferenczienne, rend possible l’idée d’une réactivation dans l’expé-rience traumatique actuelle d’une expél’expé-rience traumatique ancienne restée enkystée – réactivation susceptible d’engager une intégration et/ou une méta-bolisation de celle-ci.

2 EFFRACTION ET NÉGATIVITÉ