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LE JEU AUX ORIGINES DE LA SYMBOLISATION

5 FONCTION MÉTAPSYCHOLOGIQUE DU CONFLIT

2 LE JEU AUX ORIGINES DE LA SYMBOLISATION

2.1 L’enfant et les traces

Dès qu’il commence à être nourri à la cuillère, le bébé répand de la soupe et passe sa main dedans. Jusqu’au sixième mois, c’est sans y prêter attention.

Mais à partir de cet âge, il commence manifestement à prendre du plaisir à ces activités. Mieux, il en jubile ! C’est parce qu’il découvre que ce qu’il faisait jusque-là sans y prêter attention peut devenir le prétexte d’un jeu. Il ne répand plus sa soupe au hasard en y restant indifférent, mais intentionnelle-ment. Mieux (ou pire, c’est selon comme on voit les choses…), il bat des mains dedans, s’arrête, regarde les traces qu’il a faites et éclate de rire ! Ces traces qu’il laisse correspondent bien entendu aux possibilités motrices qui sont les siennes à cet âge, mais, aussitôt qu’il en fait le support d’un jeu, nous sommes fondés à en questionner la signification.

Le jeu avec l’inscription prolonge la logique de ces premières traces. Il a toujours trois moments successifs : d’abord la main du bébé tient quelque

chose ; puis elle le lâche et ce qu’elle tenait constitue une trace ; mais, aussi-tôt séparée – lâchée – par la main, la trace peut être rattrapée par le regard.

C’est cette situation qui fait jubiler le bébé : il tient, il lâche, puis il retrouve avec les yeux ! Tenir, lâcher, retrouver… le lecteur a sans doute compris que le bébé se familiarise à ce moment avec les enjeux de toute séparation, et cela lui apparaîtra encore mieux si nous précisons les deux types de gestes qu’il soumet alors à l’inscription.

2.2 Les tracés d’abduction

Le premier type de trace privilégié par l’enfant correspond aux mouvements par lesquels on éloigne la main et le bras de l’axe du corps, et qu’on appelle pour cela des mouvements « d’abduction ». Bien sûr, le bébé accomplissait déjà de tels mouvements auparavant, mais aussitôt qu’il les met à profit pour laisser une trace, les enjeux ne sont plus les mêmes. Un bébé qui jette son bras loin de lui se représente la séparation à travers un geste et les états du corps qui lui sont attachés. Il s’identifie tantôt à la « mère-bras » qui repousse au loin la « main-bébé », et tantôt à « l’enfant-bras » qui repousse loin de lui la « mère-main » (Tisseron, 1983). Mais un bébé qui laisse une trace visible de ce mouvement fait beaucoup plus. Il se donne de cette mise en scène une représentation imagée. Il change du même coup de registre de symbolisation. Il passe d’une symbolisation uniquement sensori-affectivo-motrice, organisée à partir de ses éprouvés corporels et de ses gestes, à une symbolisation imagée. Il est tantôt la « mère-main » qui lâche la « trace-bébé », et tantôt la « main-trace-bébé » qui lâche la « trace-mère » (Tisseron, 1983, 1987).

Mais il existe une différence essentielle avec la phase précédente, celle du jeu avec les parties du corps. Maintenant, l’enfant retrouve avec les yeux la trace que son geste a laissée, et cela le place dans une situation équivalente aux éloignements et aux rapprochements successifs que sa mère lui impose.

Même quand sa mère l’éloigne physiquement d’elle, l’enfant reste en effet relié à elle par le regard tant qu’il peut continuer à la voir. Le contact visuel prend en relais le contact physique. Le bébé ne peut pas être le maître des moments où ses parents l’écartent d’eux, et encore moins des absences qu’ils lui infligent, mais il peut être maître des traces qu’il laisse et jouer avec elles à tout instant1. Dans ce jeu, il reprend une position active.

1. Ces traces, bien que n’étant pas symboliques de figurations, correspondent donc à une première symbolisation sensori-affectivo-motrice par le geste. Elles réalisent le prolongement, dans l’inscription, d’impulsions motrices correspondant à la mise en forme corporelle de situations émotionnelles. Ce sont des évocations gestuelles déjà symboliques.

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

2.3 Les tracés par contact

Parallèlement à ces tracés dits « d’abduction », le bébé dépose des substan-ces – comme des matières alimentaires ou fécales – par simple contact de la main ou du doigt1. Leur fonction est différente de celle des traces inscrites par les mouvements d’abduction. Dans ceux-ci, le geste ne s’arrête pas à la limite du papier. Il est mené bien au-delà, aussi loin que sa main peut aller, et cela se comprend puisque l’enjeu de telles traces tourne autour de l’élabora-tion de la séparal’élabora-tion. Au contraire, dans les tracés de contact, il s’agit de se familiariser avec la représentation d’un espace susceptible d’accueillir des formes qui prouvent qu’un contact a bien eu lieu – en quelque sorte « peau à peau », entre la main du bébé et la « peau » du papier – et qu’une trace en résulte. Il ne s’agit plus de séparation, mais de rencontre.

Le jeu avec les traces pose les bases de nos relations aux images qui seront plus tard un élément important de notre relation ludique au monde. Le bébé qui découvre la trace qu’il a laissée peut en effet, comme l’adulte face à toute image, s’imaginer dans deux postures psychiques opposées. Soit il la

« tient » sous son regard – et on peut dire tout autant que c’est elle qui le

« tient » par la fascination qu’elle produit sur lui – de telle façon que cette posture psychique correspond à une forme de « confusion ». Soit au contraire il met la trace à distance et s’en détache de telle façon que cette posture psychique corresponde plutôt à une sorte de « défusion ». Or c’est entre ces deux pôles que s’organisent nos jeux. Nous pouvons y croire comme à du

« vrai » et nous immerger dedans ou au contraire choisir de rompre leur illu-sion et nous placer devant. Et c’est aussi entre ces deux pôles que se construit l’ensemble de notre vie psychique : c’est parce que nous sommes capables de séparer une perception d’un objet premier, puis de le rattacher à un second, que nous sommes capables de penser le monde et de nous penser nous-mêmes. Ces deux mouvements complémentaires de fusion et de défusion correspondent à deux opérations psychiques de base que j’ai appelées

« schèmes d’enveloppe » et « schème de transformation » (Tisseron, 1995)2. Ils ne sont a priori ni « visuels », ni « sonores », puisque ce sont des opéra-tions psychiques de base. Ils sont frayés – c’est-à-dire progressivement installés dans le psychisme – au carrefour des expériences sensorielles multi-ples que le bébé fait advenir et dont il s’éprouve l’agent. Et ils ont probable-ment un précurseur somato-psychique, qui prépare la possibilité d’une construction de la vie psychique étayée sur les sens.

1. De telles empreintes se trouvent d’ailleurs dans les productions les plus anciennes de l’homme sous la forme de paumes ou de doigts trempés dans des pigments, puis appliquées sur les parois des cavernes.

2. Le choix de cette dénomination est inséparable de la critique que j’ai faite du mot de

« signifiants » pour désigner ces phénomènes (Tisseron, 1995).

2.4 Les précurseurs somato-psychiques

Le nourrisson perçoit d’abord sa bouche comme une cavité remplie par la langue. Il s’identifie alors tantôt à celle-ci et tantôt à la bouche qui la contient. Et, dans cette alternance, il s’éprouve alternativement comme une

« langue-bébé » contenue par une « bouche-mère »ou comme une « bouche-mère » qui contient une « langue-bébé1 ». C’est la même chose dans les jeux avec la salive : le bébé s’identifie tantôt à la sécrétion rejetée ou avalée, et tantôt à la bouche qui rejette celle-ci avant que la main, souvent, ne la récu-père et ne la remette à sa place dans le « berceau-bouche ». Les premiers sons obéissent encore à la même logique : les cris, les gazouillis et les sylla-bes sont émis par le bébé qui appelle la mère, mais, en s’entendant les émet-tre, il peut s’identifier aussi à la mère qui l’entend. Et, en identifiant alternativement la salive qu’il rejette ou le son qu’il émet à sa mère ou à lui-même, l’enfant affermit la distinction entre les autres et lui, tout en éprou-vant et en acceptant de mieux en mieux la séparation d’avec eux.

À travers l’ensemble de ces activités, le bébé éprouve aussi la possibilité de s’identifier alternativement à un objet contenu ou à un espace contenant, c’est-à-dire à quelqu’un susceptible de « contenir » des expériences, de les faire advenir et de les transformer, bref, non seulement à quelqu’un à qui il arrive des choses, mais à quelqu’un qui est capable de les faire arriver. Ce qui va changer avec les premières traces, c’est que leur visibilité va introduire le bébé à la dimension de la métaphore visuelle.

C’est pourquoi, par ses traces qui sont ses premiers jeux imagés, le bébé cherche à confirmer de manière visuelle des transformations qui se sont déjà opérées dans son psychisme de façon sensori-affectivo-motrice, notamment à travers les diverses formes de contact et de séparation avec sa mère. Autre-ment dit, dans ces diverses formes de tracés, l’enfant vérifie et confirme, par un mécanisme de « projection » à l’extérieur, ce qui s’est d’abord passé silencieusement dans son psychisme. Il en résulte que les activités solitaires avec le papier et les crayons ne remplacent jamais, chez l’enfant, ses premiè-res relations avec son environnement humain. Le détour par l’autre est essen-tiel à la mise en place des premières fonctions psychiques. Preuve en est que ces jeux sont d’abord plus volontiers pratiqués par le bébé en présence de la mère : ses premières traces et ses premiers jeux de bouche s’adressent à elle en sa présence et il attend en quelque sorte d’elle qu’elle les accompagne et les valide. Puis c’est seulement dans un second temps qu’il les joue en son absence, par exemple avec du papier et des crayons. Qu’il s’agisse de jeux avec

1. Ce va-et-vient entre une identification au « contenu » et une identification au « contenant » lui permet d’installer progressivement à l’intérieur de lui ce que les psychanalystes appellent « l’enveloppe maternelle », et qui n’est autre que la capacité de contenir ses propres pensées et émotions (Abraham, Torok, 1978).

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la bouche ou les traces, le bébé ne fait que consolider des investissements qui ont d’abord été mobilisés dans sa relation avec sa mère ou l’adulte en tenant lieu. L’appropriation de nos expériences du monde passe toujours par l’autre.

3 LE JEU COMME SUPPORT