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I. L’École des arts industriels de Genève, une solution pour le développement économique et culturel

2.1. Une solution genevoise aux inspirations parisiennes

Parisienne par son architecture, son personnel enseignant et en partie par l’inspiration stylistique qui ressort dans ses travaux3, l’EAIG possède de nombreuses références à la capitale française. En revanche, sa formule pédagogique est spécifique à Genève. C’est un choix résolument tourné vers le métier, en rupture avec les méthodes adoptées en France privilégiant le développement d’un savoir d’ordre intellectuel4. Pour les promoteurs parisiens d’une institution tournée vers la pratique, ce qu’il n’a pas été possible de mettre en place à Paris s’est réalisé à Genève.

À Paris, le futur de l’École de dessin et de mathématiques, aussi nommée «  petite école », dans la mesure où elle permettait d’accéder à l’École des beaux–arts de Paris « par la petite porte5 », se heurte à deux conceptions différentes de l’enseignement.

Faut-il former des élèves capables de conceptualiser des œuvres d’arts appliqués afin d’inspirer la création industrielle ? Ou, faut-il former des artistes capables d’exécuter

1 BALLON, Frédérique, WITTMAN, Richard, « Teaching decorative arts in the nineteenth century: the École gratuite de dessin, Paris », dans The University of Chicago Press on behalf of the Bard Graduate Center, Studies in the Decorative Arts, 3, no 2, 1996, pp. 77-106.

2 GRAND–CARTERET, 1879, p. 91.

3 Genève, AEG, 2008 va 57.2.37, procès-verbaux, février 1893, Rapport de l’expo de Bâle. Les rapports sur les écoles de modelages, céramique, fait par Mr Chiodesa architecte. Pour la ciselure, Bodeharit, orfèvre à luzerne. Rapports en général favorables, émettent cependant l’avis que les goûts français et italiens y dominent tandis que le genre allemand y fait presque totalement défaut.

4 FRAVALO, Fabienne. « Art décoratif ou art industriel ? Les hésitations de l’Art nouveau à travers la revue Art et Décoration (1897–1914) », dans Art & Industrie, 71-84, Picard, Paris, 2013, p. 74.

5 FROISSART, Rossella. « L’École à la recherche d’une identité entre art et industrie (1877–1914) », dans FROISSART, Rossella, D’ENFERT, Renaud, LOEBEN, Ulrich, MARTIN, Sylvie, Histoire de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, 1766–1941, Éditions de l’École nationale des arts décoratifs, Paris, 2005, pp. 108-147.

leurs réalisations ou de répondre à des commandes ? Malgré quelques tentatives d’introductions de pratiques en ateliers, les cours demeurent essentiellement théoriques, suivant la conception du fondateur de l’École, Jean–Jacques Bachelier (1724–1806)1. Gaston Louvrier de Lajolais (1829–1908), nommé à la tête de l’établissement en 1878, lui donne le nom d’École nationale des arts décoratifs. Cette dénomination vise essentiellement à démarquer son institution de l’École des Beaux–arts, dans la mesure où les enseignements qui s’y déroulent sont similaires : le dessin2. Face à la poursuite d’un modèle excluant la pratique, visant à élever l’éducation intellectuelle pour rapprocher l’artisanat de l’art, se confronte un modèle dont l’objectif est de former les élèves à la technique des métiers d’arts. Cette conception d’une formation pratique bénéficie d’un appui conséquent des entrepreneurs, les principaux concernés par le déficit de compétences manuelles et techniques chez les élèves fraîchement sortis du système éducatif.

L’industrie genevoise est en crise dans les années 1870. Le manque de compétitivité sur la scène internationale est notamment dû à une faiblesse dans la formation des artistes et des ouvriers. Afin d’y remédier, le grand conseil dote l’État d’une École professionnelle d’arts industriels. Cette nouvelle institution complète l’ensemble des établissements d’instruction publique, et se caractérise par un enseignement résolument tourné vers la pratique. La création d’un tel établissement est sans précédent en Suisse. Jusqu’ici, l’école de dessin enseigne « la grammaire et la syntaxe des arts industriels3 », apportant certainement de bonnes connaissances des styles, des vocabulaires ainsi que la maîtrise du dessin, mais la pratique d’un métier n’est alors pas abordée. Cette étape est abandonnée à l’élève ou à un éventuel employeur qui doit alors investir à nouveau dans un temps de formation contraignant.

C’est la transmission d’un métier, d’un tour de main expérimenté, qui semble être nécessaire. Il faut donc former l’élève au contact avec les matériaux, les méthodes et les outils qui s’y rapportent. C’est précisément ce but que se fixe la commission chargée de fonder l’EAIG. L’établissement s’adresse à la population étudiante déjà diplômée des écoles de dessin, ainsi qu’aux ouvrières et ouvriers désireux de perfectionner leurs savoir–faire. Dans cette nouvelle école publique et gratuite, l’État s’engage à

1 BALLON, WITTMAN, 1996, p. 88.

2 LAURENT, Stéphane, L’art utile les écoles d’arts appliqués sous le Second Empire et la Troisième République, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 126.

3 Expression de Jules Salmson pour décrire l’École municipale, citée dans Genève, MGC, 27 février 1877, p. 470.

promouvoir de jeunes entrepreneurs compétents en leur offrant un niveau de formation dans les arts manuels équivalent à celui que l’université offrait déjà aux personnes se destinant aux carrières intellectuelles1.

En 1876, afin d’étudier l’organisation de la future institution, une commission est mise en place et des experts sont envoyés à Paris « avec mandat d’y étudier les deux industries du bronze et de l’orfèvrerie en même temps que de s’enquérir de personnes qualifiées pour rendre, le cas échéant, des services dans l’École projetée2 ». Ces délégués disposent également d’un « crédit pour faire des acquisitions d’œuvres d’arts destinés à fonder dans l’École un petit musée d’art industriel, où les élèves pourraient trouver des modèles et des inspirations3 ». À Paris, le futur directeur de l’École est également recruté en la personne de Jean-Jules Salmson (1823 – 1902), sculpteur ornemaniste (Fig. 3). Celui–ci est le candidat idéal, dans la mesure où il travaillait déjà sur le projet de fonder un type spécial d’École d’arts décoratifs, « où des ateliers d’applications pratiques seraient placés à côté de ceux des études théoriques4 ».

1 Genève, MGC, 27 février 1877, p. 471.

2 Genève, MGC, 27 février 1877, p. 476.

3 Genève, MGC, 27 février 1877, p. 476.

4 SALMSON, Jean–Jules, Entre deux coups de ciseau, souvenirs d’un sculpteur, C.–E. Alioth, Genève, 1892, p. 333.

Fig. 6: Gravure réalisée par Zbinden représentant Jean-Jules Salmson, vers 1892, Genève, Alioth éditeur.

En arrière plan figure la statue en hommage à De Saussure pour la ville de Chamonix.

Salmson fait partie d’un groupe (avec les architectes Horeau et Davioud, le peintre Cambon, les sculpteurs Klagmann et Carrier-Belleuse, les critiques Burty et Luchet), engagé dans la promotion d’un enseignement pratique dans les arts industriels.

Ils proposèrent à l’État français deux plans pour fonder une nouvelle école. Le premier souhaitait réunir « dans un même lieu l’enseignement des différentes industries d’art : ameublement, bronze et orfèvrerie, ciselure, décoration du bâtiment, céramique, etc. ».

Le second consistait à monter des écoles spécialisées dans chacune de ces industries1. À Paris, la renommée de l’École des Beaux–arts et son emprise sur l’École des arts décoratifs ont sans doute joué en faveur de la conservation d’un enseignement théorique. Genève affiche alors une tendance plus libérale, à l’écoute des industriels locaux plutôt que soumis à une tradition.

Ce tournant vers une pratique matérielle implique un certain coût. D’abord une infrastructure fonctionnelle, mais également par les matériaux mis en œuvre quotidiennement. Ceux-ci peuvent alors se traduire en valeur monétaire. Pour cette raison, un magasin, au profit des élèves comme de l’institution, est prévu au sein même de l’établissement dès son origine2. Pour une institution publique, cet aspect pratique, découlant sur un commerce, a pu donner lieu à des incompréhensions. Certains ont vu une concurrence déloyale de l’État envers les entrepreneurs3, d’autres ont pensé à l’opportunité d’y trouver une forme de travail salarié4. Mais en réalité, de ces produits de l’École, il est moins question de bénéfices que d’un équilibre entre dépenses et recettes, d’une motivation pour l’élève et, au final, de la matérialisation des résultats de sa formation :

C’est seulement en examinant les œuvres des élèves qu’on peut, pour ainsi dire, toucher au doigt les progrès qu’ils ont faits et le degré de perfection de leurs talents. Or ce sont là des résultats matériels, positifs,

1 SALMSON, 1892, pp. 333–334 ; De son côté, l’architecte Gabriel Davioud mentionne l’intérêt qu’aurait une École dans laquelle « Les élèves apprendraient à manipuler le fer, le bois, le cuivre… à les tailler, à les fondre », DAVIOUD, Gabriel, L’art et l’industrie, A. Morel, Paris 1874, p. 91, Cité dans : BALLON, Frédérique, et WITTMAN, Richard « Teaching decorative arts in the Nineteenth Century: The École Gratuite de Dessin, Paris », The University of Chicago Press on behalf of the Bard Graduate Center, Studies in the Decorative Arts, 3, no 2, 1996, pp. 77-106.

2 « Art.6, Il sera porté chaque année, b). Au budget des recettes le montant de la vente des produits de l’École, déduction faite de la part qui sera attribuée par le règlement aux élèves et aux ouvriers ».

Genève, MGC, 27 février 1877, p. 1582, voir ANNEXE 1.1, p. 139.

3 Genève, MGC, 27 février 1877, p. 469.

4 SALMSON, 1892, p. 335.

qui ont à la fois une valeur intrinsèque et artistique qu’il serait absurde de vouloir ignorer ou de laisser se perdre sans profit pour personne. C’est pour ce motif que la loi a prévu que ces produits pourraient être vendus1.

La formule pédagogique adoptée pour cette école est donc sans comparaison avec le modèle de l’École des arts décoratifs de Paris. Les artistes français accueillis à Genève pour la fondation de l’École ont pu ainsi échapper au carcan des institutions parisiennes, tout en conservant une proximité en termes de style et de culture. Avec une fonction économique et pédagogique est assumée, l’École a vocation à produire des œuvres et à les proposer à la vente. Dans le rôle d’un magasin, à l’entrée du bâtiment se situe un Musée des produits, pourvu d’une grande vitrine donnant sur le boulevard James Fazy(Fig. 7). Mais son rôle n’était évidemment pas celui d’une entreprise.

L’École doit relever l’industrie artistique d’une ville, et par là même ouvrir de nouvelles perspectives à la Suisse sur le marché international.

1 Genève, MGC, 27 février 1877, p. 472.

Fig. 7: Musée des produits de l’École cantonale des arts industriels de Genève, album de l’École des arts et métiers, Genève, AEG 2008 va. 57.2.4, p. 8.

2.2. Les professeurs, artistes et praticiens des métiers