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II. La collection, sa formation et ses particularités

1. L’art du mouleur, une formation spécifique de l’EAIG

1.1. La professionnalisation d’une pratique artisanale

Si un grand nombre d’artistes pratiquent le moulage pour la réalisation de leurs œuvres, il est courant de confier ce travail à une personne spécialisée2. La procédure du moulage, intimement liée à la sculpture telle qu’elle se pratique au XIXe siècle, est souvent considérée comme simplement mécanique, située entre la phase de création et l’œuvre achevée. Cependant, c’est un travail qui exige du temps, de l’espace, un ensemble d’outils et de matériaux dédiés uniquement à cette activité, mais par-dessus tout, cette technique exige un savoir-faire éprouvé. En voici la description dans le principal manuel sur le moulage au XIXe siècle :

La plastique est l’art de prendre des empreintes, de faire des creux sur les reliefs, et de reproduire les originaux à l’aide de ces creux. Cet art est celui du mouleur. Il tient aux beaux-arts et aux arts mécaniques. Appelé à reproduire la sculpture, le mouleur doit en étudier les formes, en sentir les beautés, et se rapprocher ainsi de l’inspiration de l’artiste, tandis que dans la partie technique du moulage, son travail est simplement manuel. Il résulte de cette observation que le mouleur doit opérer avec goût, avec intelligence, en même temps qu’il doit s’efforcer d’acquérir beaucoup d’habitude, et se conformer à l’observation rigoureuse des moyens pratiques du métier3.

Dès sa fondation, l’importance que l’EAIG accorde au moulage apparaît dans la planification d’un atelier spacieux pour son nouveau bâtiment4 (Fig. 31). Cette orientation doit tenir au fait que trois de ses sept premiers professeurs, dont le directeur, sont des sculpteurs, alors à même de comprendre la nécessité d’intégrer un véritable

1 Arts à Carouge : céramistes et figuristes, Dictionnaire carougeois, ville de Carouge, 2006.

2 Parmi les artistes qui travaillaient eux-même le moulage, citons par exemple : Antonio Canova (1757–

1822) et Antoine Louie Barye (1795–1875). D’autres artistes avaient un ou plusieurs mouleurs attitrés, comme Micheli pour Jean-Antoine Houdon (1741–1828), ou encore, l’un des mouleurs connus d’Auguste Rodin (1840–1917), Paul Cruet (chef-mouleur d’une équipe). Dans tous les cas, il n’est pas toujours évident de savoir si l’artiste a réalisé lui-même le travail de moulage.

3 MAGNIER, M.-Désiré et LEBRUN, Nouveau manuel complet du mouleur par M. Lebrun. Nouvelle édition, revue par M.-D. Magnier, Roret, Paris, 1850, p. III.

4 Voir plan en ANNEXE 1.2, p. 142.

atelier de moulage. Jules Salmson participe à l’élaboration du bâtiment de l’école1 et ses conseils participent certainement a favoriser l’existence d’un atelier conséquent.

L’explication réside également dans l’orientation pratique que prône l’EAIG, avec l’objectif de former des ouvrières et des ouvriers des métiers d’arts. Le moulage est alors l’un de ces métiers, au croisement entre le monde des beaux-arts et celui de l’industrie. Il est une pratique courante dans les écoles d’art et d’arts industriels à la même époque, communément incluse dans un enseignement plus général en modelage ou en sculpture. À l’EAIG, cette spécialité est mise en valeur plus qu’ailleurs. Elle est la seule école en Suisse à proposer une formation diplômante dans ce domaine2. L’activité de l’atelier se développe alors entre la pédagogie et l’édition commerciale. Ainsi, en 1885, un maître-mouleur de métier est engagé, pour l’enseignement comme pour la production commerciale.

1 AEG, Mémorial du grand conseil, 22 février 1877, p 476.

2 D’après la description des écoles professionnelles en 1892 : Catalogue de la Première Exposition suisse des écoles d’arts industriels et des écoles techniques spéciales, 1892.

Fig. 31: Photographie de l’atelier de moulage de l’École en 1895. 20 X 30 cm, Collection particulière, numérisation de l’auteur.

Ce métier correspond aux domaines d’une école d’arts industriels, à l’image de l’EAIG, vouée à former non pas des artistes, mais des spécialistes des métiers d’arts1. À la lecture des rapports sur l’enseignement des arts industriels, qui paraissent à cette époque publiée en France, en Suisse ou aux États-Unis, rares sont les établissements qui mettent en valeur le moulage en plâtre en tant que formation spécifique2. Le travail du plâtre est courant et pratiqué comme élément des classes ayant recours au modelage, à la fonte ainsi qu’aux travaux de sculpture ou de céramique, mais à l’EAIG cette technique est envisagée comme une véritable possibilité de carrière. Le journaliste John Grand-Carteret (1850 - 1927) commente ainsi les débouchés des études dans cette école :

Ces études ont pour but d’acheminer aux industries suivantes : la sculpture décorative du bâtiment, le moulage et la retouche sur plâtre, la mise au point sur pierre, la sculpture sur bois, l’orfèvrerie d’art, le bronze d’art, le fer forgé, la peinture en émail, le décor sur porcelaine et faïence blanche, la peinture sur faïence crue, sur soie, etc3.

Dans un premier temps, le cours de « retouche du plâtre » se présente comme une subdivision commune aux classes de sculpture sur bois, sur pierre et de modelage.

C’est un enseignement rapidement valorisé, comme en atteste ce commentaire à la fin de l’année 1881, à propos de la classe de modelage, figure et ornement :

La subdivision de la retouche du plâtre a été de son côté suivie par 20 élèves. Le concours a été apprécié et l’on ne saurait que trop encourager cette étude si importante dans l’art du sculpteur4.

Malgré l’intérêt remarqué pour ce cours, il ne figure alors pas encore en tant que finalité, en vue d’obtenir un diplôme à ce titre, comme le sont les classes de sculptures, de serrurerie ou de peinture sur émail. C’est en 1904, et en tout cas encore en 19075, qu’une classe de moulage, aboutissant à un diplôme, est mise en place avec des élèves

1 Cette affirmation est répétée de nombreuses fois, voir par exemple UJFALVY, 1892, p. 22 ; GRAND -CARTERET, 1883, p. 420.

2 Société lorraine des amis des arts, Association des artistes lorrains (Nancy), Société des architectes de l’Est de la France, Association des anciens élèves de l’école des beaux-arts de Nancy. « Bulletin des sociétés artistiques de l’Est », janvier 1902, p. ; United States Bureau of Labor, Industrial Education:

Trade and Technical Education, U.S. Government Printing Office, 1902 ; United States Office of Education, Art and Industry: (1897) Industrial and Technical Training in Voluntary Associations and Endowed Institutions, U.S. Government Printing Office, 1898 ; VACHON, Marius, Les industries d’art, les écoles et les musées d’art industriel en France, 1897, p.

3 GRAND-CARTHERET, 1883, p. 420.

4 École des arts industriels, Cérémonie de distribution des prix, Genève, 1881, p. 5.

5 École des arts industriels, Cérémonie de distribution des prix, Genève, pour les années 1904, 1906 et 1907.

spécialisés, évoluant sur un programme de plusieurs années. Les recueils d’inscriptions aux cours nous permettent de constater que peu d’élèves sont inscrits officiellement en moulage. Entre les années 1887 et 1916, dix étudiants et une étudiante apparaissent1. Cependant, à ces élèves se mêlent ceux des autres sections, bien plus nombreux. Voici comment est commentée la classe de moulage en 1904, en 1906 et en 1907 :

La classe de moulage s’est maintenue à son niveau, qu’elle tend toujours à élever. Une vingtaine d’élèves des classes de modelage de figure, d’ornement et de ciselure ont fait une soixantaine de creux perdus et de moulages de leurs œuvres. Le résultat a été bon et ne fera que s’affirmer de plus en plus, grâce au concours des professeurs de ces différentes classes, qui sont convaincus de l’utilité de cet enseignement pour leurs élèves. Un élève de première année s’est signalé par ses progrès dans ce genre de travail2.

Celle classe ne compte qu’un seul élève régulier qui termine sa troisième année. Elle a été fréquentée par une vingtaine d’élèves des cours de ciselure et de sculpture. Désireuse de régulariser cet enseignement très nécessaire, la Commission a décidé d’exiger de ces élèves pour l’obtention du certificat de capacité la présentation d’un certain nombre de moulages3.

Si cette classe n’a compté qu’un seul élève régulier, elle a été suivie cette année, conformément à la décision de la Commission, par une trentaine des élèves de l’école qui y ont acquis les connaissances élémentaires du moulage nécessaires à leurs diverses professions4.

L’atelier apparaît comme un espace constamment animé d’une foule d’élèves et de professeurs. L’élève régulier en question est vraisemblablement Émile Rupp. Il apparaît inscrit à l’école en 19035, et suit également les classes de modelage en ornement et de dessin d’architecture. À son avantage, il n’a pas de concurrent lors de la remise des prix chaque fin d’année, et sort diplômé en juin 1907. Plusieurs élèves sont mentionnées dans diverses sources en rapport avec l’atelier de l’École. Par la suite, certains noms sont encore associés avec une activité dans le moulage. C’est le cas d’Émile Rupp, dont le nom apparaît en 1910 dans une commande de plâtre et de

1 Genève, AEG, 2008 va.57.2.2, Registre N : 1 — N : 480, et Genève, AEG, 2008.va. 57.2.3, Registre 2 1887 – 1916.

2 École des arts industriels, Cérémonie de distribution des prix, Genève, 1904, p. 15.

3 École des arts industriels, Cérémonie de distribution des prix, Genève, 1906, p. 11.

4 École des arts industriels, Cérémonie de distribution des prix, Genève, 1907, p. 8.

5 Genève, AEG, 2008 va.57.2.2, Registre N : 1 — N : 480.

gélatine à l’École6. En revanche, les cas de Charles Kaspar, John Plojoux et de Louis Pettmann sont beaucoup plus explicites.

John Plojoux (1866 – 1938) est élève en 1886. Cette année, il est distingué en classe de céramique, au concours d’interprétation à l’aquarelle d’un vase en faïence, et par un premier prix, en classe de sculpture sur bois pour son travail sur toute l’année1. Il est nommé aide-mouleur en 1889, à l’âge de 23 ans2. Finalement, il obtient le poste de maître-mouleur en 19063, jusqu’à sa retraite en 19284. Responsable de l’atelier de l’École, il joue un rôle important dans la gestion de la collection pour lequel il est parfois mentionné sous le statut de directeur. Dans les années 1910, il réorganise le Musée des moulages et semble également impliqué dans un projet de publication pour un catalogue raisonné. Plojoux travaille aussi pour le Musée d’art et d’histoire de Genève, pour lequel il réalise des moulages d’œuvres médiévales du patrimoine local5. Son savoir-faire le conduit en Angleterre, où, sur invitation de professeurs du Yorkshire, il est appelé à donner des ateliers dans l’École d’art de Leeds en 1905 et 19076. Charles Kaspar (1874 – 1919), élève en 18897, est employé comme mouleur au Musée National suisse en 1909, et cela jusqu’en 19198. Cependant, dès 1891, il participe à l’activité de

6 « M Rupp, mouleur, 3 kg gélatine, 5 kg plâtre », Genève, AEG, 2008 va 57.2.7, Recueil de copies de lettres 1910 - 1922, 20 décembre 1910, p. 81.

1 École des arts industriels, Cérémonie de distribution des prix, Genève, 1886, pp. 22-23.

2 AEG, 2008 va 57.2.37, procès-verbaux de l’École des arts industriels, 17 décembre 1894, p. 355.

3 Contrat en ANNEXE, 4,4, p. 161, contrat de Plojoux en 1905.

4 Journal de Genève, 29 avril 1938.

5 ABALLÉA, 1997, p. 178.

6 En 1903, une délégation de professeurs anglais venue du Yorkshire organise une tournée de visite de différents établissements d’enseignement d’arts industriels en Europe. L’école de Genève leur fait le meilleur effet, le comité d’éducation du Yorkshire demande alors au département de l’instruction publique de Genève l’autorisation d’accueillir un certain nombre de professeurs anglais. Ces seize invités ont donc pris part aux travaux de différentes classes avec un statut d’élève externe durant six semaines au printemps 1904 (« l’année dernière, M. James Graham, inspecteur des écoles d’art industriel du Yorkshire, est venu à Genève pour étudier l’organisation de notre établissement, après avoir visité les institutions analogues de France et d’Allemagne. Le rapport rédigé par M. Graham, après son voyage, a été extrêmement favorable à notre école, qu’il considère comme le type à imiter […] seize professeurs sont envoyés et considérés comme élèves externes et répartis entre nos diverses classes ». École des Arts industriels, Cérémonie de distribution des prix, Genève, 1904, p. 6). Ceux-ci ont eu un intérêt particulier pour le moulage de plantes sur nature, au point d’organiser un atelier l’année suivante dans la ville de Leeds, sous la direction de John Plojoux. Cette expérience est renouvelée l’année suivante en 1907, autorise « m. Plojoux maître mouleur et professeur suppléant à se rendre à Leeds à la demande des autorités scolaires de cette ville, pour y donner un second cours de moulage sur nature », voir École des arts industriels, Cérémonie de distribution des prix, Genève, 1907, p.5.

7 École des arts industriels, Cérémonie de distribution des prix, Genève, 1889, p. 5.

8 FLUTSCH, Laurent, « Reliques et répliques, ou l’archéologie au Musée national suisse », p. 61, dans Archäologie der Schweiz, n° 21, Vol. 2, 1998, pp. 59-64.

l’atelier de l’École comme sous-traitant, en étant rémunéré pour des réalisations de moulages1. En effet, une mention d’un procès-verbal de 1891 nous indique « du retard dans les travaux de moulages, aussi bien en ce qui concerne les études faites par les élèves que les commandes faites à l’école par les institutions étrangères ». Il est alors décidé à « prendre à titre temporaire un ouvrier mouleur pour avancer la besogne »2. Kaspar est certainement cet ouvrier, alors encore étudiant ou récemment diplômé, rémunéré à la tâche par l’École. Pendant plusieurs années, jusqu’en 1899, des commandes lui sont faites régulièrement3. Au départ de John Plojoux en 1928, c’est Louis Pettmann (1879, date de décès inconnue) qui prend la relève à la direction de l’atelier jusqu’à sa retraite en 19444. Il entre à l’école en 1896 et en sort en 18995. Comme Plojoux et Pettmann, les maîtres-mouleurs se suivront selon ce même schéma de carrière dans l’École, jusqu’à la fin du XXe siècle.

Si de nombreux élèves ont sûrement fréquenté l’atelier de manière assidue, et développé les compétences leur permettant de faire du moulage leur profession, ils sont finalement peu à choisir cette voie. Le statut de maître-mouleur, en raison de son aspect technique, disqualifie d’emblée leurs auteurs de considérations artistiques. D’autant plus qu’avec l’apparition des écoles d’arts appliqués, la différenciation de ce monde face à celui des beaux-arts s’accentue6. De manière générale, le terme d’ouvrier est une étiquette faisant l’objet d’un jugement défavorable, c’est notamment le cas pour les professions artistiques7. Pourtant, ces praticiens des métiers d’arts se sont sans doute intéressés à développer des travaux plus personnels. Plojoux apparaît ainsi comme ayant remporté un premier prix lors d’un concours organisé par une association nommée The age of stone en 18848. De même, alors qu’il est secrétaire de la section genevoise de la Société des peintres et sculpteurs suisse9, il fait partie de la présélection pour le

1 Genève, AEG, 2008 va 57.2.30, inventaire des achats faits au moyen de la subvention fédérale de 1885 à 1900.

2 Genève, AEG, 2008 va 57.2.37, procès-verbaux de l’École des arts industriels, 13 avril 1891, p. 246.

3 Ces commandes apparaissent dans Genève, AEG, 2008 va 57.2.30, inventaire des achats faits au moyen de la subvention fédérale de 1885 à 1900.

4 Journal de Genève, n° 281, 13 octobre 1928, p. 4 ; Journal de Genève, n° 207, 31 août 1944, p. 6.

5 Genève, AEG, 2008.va. 57.2.3, registre 2, 1887 – 1916.

6 MEYLAN, Jean-Louis, La formation des artistes et ses enjeux : le cas de Genève, de l’école de dessin à l’école supérieure d’art visuel, 1704-1980, Connaissances et savoirs, La Plaine Saint Denis, 2016, p. 105.

7 SÉRIS, Jean-Pierre, La technique, Quadrige, Presses universitaires de France, 2013, p. 259.

8 Benezit Dictionary of Artists [en ligne], « Plojoux, John », Consulté le 5 avril 2021.

9 « Les trois Suisses au Palais fédéral », L’Art suisse, Revue mensuelle, organe officielle de la société de peintre et sculpteurs suisses, avril 1905, n° 53, p. 171.

concours du décor des façades du Musée d’Art et d’Histoire en 1906, pour lequel il présente un groupe modelé (Fig. 32). Le prix est finalement remporté par Paul Amlehn (1867-1931), ancien élève de l’École à ses côtés en classe de sculpture1.