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II. La collection, sa formation et ses particularités

1. L’art du mouleur, une formation spécifique de l’EAIG

1.2. Un métier, entre l’artiste et l’ouvrier

Dans un premier temps, l’atelier devait être sous la responsabilité de l’un des professeurs, Jules Salmson, Almire Huguet ou Émile Leysalle, tous trois sculpteurs. Ils sont expérimentés capables d’enseigner le moulage et de réaliser les reproductions pour répondre aux commandes. La collection s’étoffant, les besoins de l’atelier ont rapidement dû augmenter, au point de devoir engager un maître-mouleur pour le diriger.

Le métier de mouleur est courant à cette époque et Genève ne manque pas de spécialistes exerçant dans des ateliers indépendants. Depuis la fin du XVIIIe siècle, cette ville, et particulièrement Carouge, est une étape importante dans le parcours des figuristes toscans à travers l’Europe. Certains de ces colporteurs saisonniers se sont même établis durablement à Carouge, formant ainsi une communauté à la fois culturelle et professionnelle2.

1 RIPOLL, David, « Le décor du Musée d’art et d’histoire : la cerise sur le gâteau », Genava, 2011, n°59, Musée d’art et d’histoire de Genève, pp. 105-112.

2 Arts à Carouge : céramistes et figuristes, Dictionnaire carougeois. Ville de Carouge, Carouge, 2006.

Fig. 32: Modèles proposés par John Plojoux au premier tour de la sélection du concours pour la décoration du Musée d’art et d’Histoire en 1906. Photographie BGE-CIG.

C’est également un toscan d’origine qui occupe le premier poste de maître-mouleur de l’école en 1885. Félix Nicolas Biagi (1837 – 1894), né à Paris et installé à Genève depuis les années 18701, perpétue le métier de figuriste que son père exerçait déjà à Paris, dans le quartier du faubourg Saint-Antoine et dans la ville d’Autun dans la première moitié du XIXe siècle2. L’emploi de ce spécialiste à l’atelier de moulage de l’EAIG est rendu possible grâce à la subvention fédérale accordée aux écoles professionnelles. Comme nous l’avons vu précédemment (chapitre 2), son apport est double puisqu’en plus de sa main d’œuvre, Biagi transmet l’intégralité de sa collection et de ses outils à l’école. Néanmoins, de nombreux commentaires négatifs le concernant apparaissent dans les procès-verbaux. Tout d’abord, il se sent lésé par les termes de la convention signée avec l’État, et réclame régulièrement une révision de son salaire et de ses droits. Son salaire de trois mille francs annuel représente la moitié de celui d’un professeur, alors que selon son contrat, il doit « démontr [er] és des procédés aux élèves sans leur rien cacher ». De plus, « les vacances de l’école ne lui sont pas applicables »3, contrairement aux autres professeurs qui obtiennent un congé annuel en été, il ne peut s’absenter, car « les élèves ont besoin de ses servitudes en juillet »4. Les nombreuses révisions de la convention de Biagi témoignent des désaccords qui existent entre cet employé et la direction de l’école5. La question de le renvoyer est même évoquée en 1891. Au lieu de cela, son travail indispensable est encouragé par des indemnités6. Cette même année est particulièrement révélatrice de l’état de surcharge de l’atelier :

Il y a du retard dans les travaux de moulages, aussi bien en ce qui concerne les études faites par les élèves que les commandes faites à l’école par les institutions étrangères. La cause git soit dans la mollesse du maître mouleur Biagi, soit dans le personnel qui ne serait pas suffisant eu égard des nombreuses commandes reçues. Il est décidé d’adresser une lettre d’avertissement à Biagi et de prendre à titre temporaire un ouvrier mouleur pour avancer la besogne7.

1 Genève, AEG, Registre d’État Civil Eaux-Vives 49, 1877, p. 106, acte n° 41.

2 Paris, Archives de la Ville de Paris, État Civil Reconstitué, PARIS – MARR, V3E/M 79, Note des années 1776-1859, p. 32.

3 Cahiers des charges en ANNEXE 4.1, p. 156 Cahier des charges de Biagi en 1887

4 « Biagi reclame des vacances semblables à celles de mm les professeurs pendant le mois de juillet.

Refusé par le fait que certains élèves peuvent avoir besoin des ses servitudes à ce moment », Genève, AEG, 2008 va 57.2.37, procès-verbaux de l’École des arts industriels, 26 juin 1893, p. 336.

5 Voir ANNEXE 4.2, pp. 157-159, Convention de Biagi.

6 Genève, AEG, 2008 va 57.2.37, procès-verbaux de l’École des arts industriels, 23 mai 1891, p. 251.

7 Genève, AEG, 2008 va 57.2.37, procès-verbaux de l’École des arts industriels, 15 avril 1891, p. 246.

Il s’avère que des commandes sont confiées à des sous-traitants dès 18911. Comme nous l’avons vu, Charles Kaspar en fait partie, ainsi que deux autres personnes : Gaillard et Bellino. Au décès de Biagi, survenu en janvier 1894, il est décidé de ne pas chercher immédiatement à le remplacer2. L’atelier trouve peut-être un bon équilibre en sous-traitant les commandes pour les ventes, tandis que Plojoux, en poste d’aide-mouleur depuis cinq ans, doit être apte à assister seul les élèves. En 1895, ce sont par exemple 18 moules à pièces qui sont commandés à Kaspar, pour un montant total de 506 francs. En comparaison, le traitement annuel de l’aide-mouleur Plojoux à la même période est de 1800 francs. Mais Kaspar n’est pas l’ouvrier indépendant le plus sollicité.

Les noms de Gaillard et de Bellino, établis à Genève, affichent des traitements annuels dépassant régulièrement les 1000 francs entre les années 1891 et 18993. L’école fournissait ainsi presque l’équivalent d’un emploi à plein temps pour au moins trois entrepreneurs indépendants.

En 1895, un nouveau maître mouleur est employé à titre temporaire. Recruté à Paris par Bècherat-Gaillard, Antoine Barsotti est invité à passer dix-huit mois à l’école selon des conditions similaires à celles de son prédécesseur, à l’exception de l’abandon de sa collection. Finalement, Antoine Mazzoni, également recruté à Paris par Bècherat-Gaillard, rejoint l’atelier en 1900 pour occuper le poste jusqu’à sa retraite en 1920. À l’arrivée de Mazzoni, Plojoux est déjà en poste depuis près de dix ans et obtient le titre de maître-mouleur en 1906. À cette date, deux maîtres-mouleurs se partagent un atelier en pleine activité.

Ces maîtres-mouleurs de l’École bénéficiaient-ils d’un statut privilégié par rapport aux professionnels indépendants ? La part de marché qu’elle détient, grâce à la centralisation dans un atelier d’état, leur offre un emploi stable. Les entreprises privées ont certainement dû souffrir de cette situation proche du monopole4. Depuis 1894, siège à Genève une Chambre syndicale des ouvriers sculpteurs et mouleurs5. Les implications de ce corps de métier dans les activités artistiques, dans l’architecture ainsi que dans les

1 Genève, AEG, 2008 va 57.2.30, inventaire des achats faits au moyen de la subvention fédérale de 1885 à 1900

2 Genève, AEG, 2008 va 57.2.37, procès-verbaux de l’École des arts industriels, 22 janvier 1894, p. 329.

3 Genève, AEG, 2008 va 57.2.30, inventaire des achats faits au moyen de la subvention fédérale de 1885 à 1900 et schéma en ANNEXE 2.2, tableau 2, p. 144.

4 À Paris, cette transformation d’un marché dominé par des ateliers privés au début du XIXe siècle, vers

« un vaste oligopole dans lequel les ateliers d’état disposaient de tous les pouvoirs » à la fin du siècle, a été observée dans l’étude sur l’atelier du Louvre. Voir RIONNET, 1996, p. 64.

arts appliqués sont certainement plus importantes qu’il n’y parait. L’activité de moulage, en tant que profession à part entière, est sans doute mieux comprise à l’EAIG que dans d’autres établissements. L’entreprise d’édition participe au dynamisme de l’atelier, alors animé par des professionnels du moulage, dont le savoir-faire profite directement au corps estudiantin. Cette cohabitation, entre une production industrielle et un enseignement, correspond à l’ambition que s’était fixée l’EAIG dès sa formation.