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Une prédisposition sociocognitive aux petits agrégats ?

6. Réflexions, hypothèses et perspectives perspectives

6.3. Une prédisposition sociocognitive aux petits agrégats ?

Dans la seconde partie de ce travail, j’ai évoqué la présence du langage chez les animaux sociaux, la variabilité de celui-ci selon les groupes d’une même espèce, comme chez les 161

Acte de la conférence d’Innsbruck de mai 1999.

162 Loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française, loi aux accents nationalistes dont on peut aisément constater qu’elle ne fonctionne pas en prenant l’exemple des « mails » qui ne deviennent que rarement des « courriels » en usage.

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L’affichage est alléchant, ouverture, plurilinguisme, interculturalité, mais la réalité est tout autre, inégalité de moyen criante selon les écoles, pas de recrutement d’enseignant, pas de formation, pauvreté de l’offre (hégémonie de l’anglais), pas de cours dans certaines écoles, etc.

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étourneaux (Lemasson & Hausberger, 2004) ou les primates (Bouchet et al., 2016) ainsi que l’émergence de langues chez les hominidés du genre homo (au minimum) au sein de petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades (Hockett, 1959 ; Bickerton, 1990 ; Victorri, 2002 ; Hombert & Lenclud, 2014, etc.). À la révolution néolithique, l’essor de l’agriculture va provoquer la sédentarisation de nombreux groupes humains, l’augmentation démographique de ceux-ci et la disparition de nombreuses langues au profit de langues communes à des ensembles humains plus vastes (Sagart, 2008), des zones urbaines à forte attraction centripète. On pourrait donc penser que le nomadisme favorise l’hétérogénéité, linguistique entre autres, et qu’à l’inverse, la sédentarité augmente l’homogénéité. Or, de nombreux exemples montrent que cette corrélation n’est pas toujours pertinente. On peut prendre le cas de la Nouvelle-Calédonie où, en dépit d’une origine commune (Moyse-Faurie, 2012)165 et d’une assez grande proximité géographique (Jacquesson, 2001), on observe une forte diversité linguistique (Fillol & Vernaudon, 2004), donc une divergence, une fragmentation en petits agrégats. On peut également observer le phénomène de fragmentation dans la subdivision des villes en zones urbaines aux parlers différents (Labov, 1976 ; Billiez, 1990 ; Trimaille, 2004a ; Jamin et al. 2006 ; Moïse, 2003b ; Lambert, 2005 ; Bulot, 2009 ; Bertucci, 2013, etc.) : « la ville est à la

fois un creuset, un lieu d’intégration et une centrifugeuse qui accélère la séparation entre différents groupes » (Calvet, 1994 : 13). L’effet de la centrifugeuse doit donc être pris en

compte dans l’analyse des parcours insertionnels des migrants puisque ceux-ci se retrouvent majoritairement en ville.

Dans chacun de ces cas, là où l’agrégation des personnes aurait pu mener à la convergence langagière, à l’homogénéité, on peut observer une fragmentation en entités de plus petites tailles qui peut s’expliquer par une volonté d’altérité endo-groupale : « low prestige ethnic

and status groups everywhere perceive their language or dialect as a powerful symbol of group identity »166 (Milroy, 1987 : 18). C’est le même phénomène que je décrivais en 2010 à propos de la représentation l’intercompréhension au Maghreb : « l’identité locale est

manifestée ou revendiquée à travers de l’affirmation de la non compréhension des vernaculaires voisins » (Biichlé 2010 : 21).

Et le phénomène n’est pas uniquement linguistique puisque l’altérité peut s’exprimer sous d’autres formes, comme l’habillement ou la peinture corporelle (De Largy Healy, 2007) ; il

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« La Nouvelle-Calédonie compte 28 langues kanakes. […]  Seules, 11 de ces langues sont parlées par plus

de 1000 locuteurs et 4 d’entre elles par plus de 4000 locuteurs » (Fillol & Vernaudon, 2004 : 48).

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Partout, les groupes ethniques de faible prestige ou statut perçoivent leurs langues ou dialectes comme un symbole puissant de l’identité du groupe.

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n’est pas non plus le propre de l’homme puisqu’il touche de nombreux animaux sociaux (Bouchet, 2010).

Lorsque l’on crée des grands ensembles, royaumes, empires, républiques, etc., la volonté dominatrice/unificatrice fait produire des normes larges qui entreront fatalement en conflit avec celles variées des petits agrégats humains : « strong-tie situations predict agreement on

norms, whereas weak-tie situations favor change and hence conflict of norms » (Milroy &

Milroy, 1992 : 23). En effet, les langues et les représentations émergent au sein de multiples petites entités familiales (au sens large) aux liens forts, fondant nos identités et notre rapport au monde, et leur diversité fait qu’elles ne peuvent pas correspondre à la norme unique produite/imposée par une structure étatique (liens faibles). Alors, sans nier l’impact des pouvoirs verticaux, royaumes, empires, républiques, etc. (cf. partie précédente), sur le plan bio-sociologique, le réseau est le substrat des langues et représentations, donc de l’identité, à l’inverse des thèses de Merritt Ruhlen (1996) ou de l’Eve mitochondriale. Imposer une norme unique (pression descendante), qu’elle soit linguistique ou autre, c’est araser l’identité de chacun pour essayer de la faire correspondre à celle uniforme et monolithique qui émane d’un pouvoir étatique ou moral, voire des deux comme dans certaines monarchies ou théocraties. C’est ce qui explique que, des grands agrégats, résulte souvent l’oppression linguistique, la glottophobie (Blanchet : 2016) et que l’existence des langues officielles soit souvent assortie d’un pouvoir militaire (Mackey : 1976) ou moral et teintée de nationalisme (Rey, 2007). Les pouvoirs politiques ou moraux (religieux) supportent mal la diversité ainsi que toutes les formes de pluralité (dont le plurilinguisme) qui de facto remettent en cause leur identité : la pluralité est l’ennemie farouche du pouvoir, ne dit-on pas diviser pour mieux régner ? Et parmi les leviers dont les pouvoirs disposent, se trouve « l’arme monolingue », la valorisation/reconnaissance d’une variété unique au détriment de toutes les autres, assortie de son chapelet de représentations stéréotypées sur ceux qui ne n’en ont pas la maîtrise : simplets, incultes, barbares, etc. On se souviendra des exemples de mon corpus avec l’arabe littéraire.

Or, je pense que, sur le plan sociétal, le plurilinguisme n’est pas le problème mais la solution puisqu’il correspond à la phylogénèse « naturelle » des sociétés (Matthey & Py, 1995 ; Pietro & Matthey, 2003 ; Biichlé, 2015). Et pour la même raison, de plus large manière, la pluralité représentationnelle et identitaire serait alors la solution au lieu d’être le problème : la diversité crée la vie, l’homogénéité en éloigne…

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