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Des liens entre le réseau et l’apprentissage biologique ?

6. Réflexions, hypothèses et perspectives perspectives

6.1. Des liens entre le réseau et l’apprentissage biologique ?

« L’apprentissage est au sens large l’ensemble des processus épigénétiques (historiques)

inscrivant dans l’animal ou l’individu les éléments d’expérience qui contribuent à accroître l’adaptation de ses réponses à son milieu. Cette capacité à inscrire des événements ou des faits particuliers en vue de les exploiter dans le futur est une des propriétés essentielles du système nerveux des être vivants » (Daucé, 2016 : 31).

Au cours des pages précédentes, on a pu voir que mon approche des phénomènes cognitivo-sociaux est pluridisciplinaire et macroscopique, mais à la lecture des travaux qui abordent ces mêmes phénomènes par l’autre bout de la lorgnette, sous un angle plus microscopique, celui des neurobiologistes par exemple, des corrélations fortes m’apparaissent et tout particulièrement avec l’approche des travaux de Donald Hebb (1949) que l’on qualifie généralement d’approche connexionniste. Dans cette optique, le système est constitué d’un réseau « d’unités (appelées aussi neurones formels) reliées entre elles par des connexions » (Victorri, 2008 : 55) :

« When an axon154 of cell A is near enough to excite a cell B and repeatedly or persistently takes part in firing it, some growth process or metabolic change takes place in one or both cells such that A’s efficiency, as one of the cells firing B, is increased » (Hebb, 1949 : 62).

En d’autres termes, le renforcement des connexions synaptiques entre deux neurones produit l’apprentissage (Hebb, 1949 ; Victorri, 2008 ; Daucé, 2016 ; Bouchacourt, 2016) ce qui signifie également que « dans le cadre connexionniste, l’apprentissage est essentiellement

conditionné par une confrontation répétée aux données extérieures » (Lacks, 1998 : 167)155. On peut ici isoler deux facteurs essentiels que sont le signal qui produit la connexion synaptique et sa récurrence, facteurs qui produisent l’apprentissage et qui correspondraient à

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L’axone est une terminaison du neurone qui conduit le signal à la zone de la synapse. 155

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l’input sociétal produit par le réseau et sa fréquence dans mes travaux. Dans ce cadre, plus les synapses font de connexions, plus elles valident l’input : « la plasticité synaptique semble être

le principe explicatif majeur de l’apprentissage » (Daucé, 2016 : 31). Donc, là où la

psychologie considère qu’« apprendre est un processus de changement interne qui se réalise

lorsque l’individu, en interaction avec son environnement, acquiert (ou modifie) une représentation mentale » (Vincent, 2002 : 32), la neurobiologie montre qu’à une échelle

inférieure d’analyse, ce sont les connexions synaptiques qui semblent engendrer l’apprentissage, qu’il s’agisse de règles complexes ou de comportements : « Hebbian

mechanisms and temporal contiguity may parsimoniously explain the learning of complex, rule-guided behavior » (Bouchacourt , 2016 : 162). Donc, si l’on reprend les exemples de la

partie 3.1. à propos de la musique, de la conduite ou du langage, on est confronté dans chaque cas à l’apprentissage de règles et de comportements complexes, à un véritable modelage représentationnel dont la source pourrait être la récurrence des connexions synaptiques. Toutefois, le mécanisme fonctionne également dans l’autre sens puisque « cognitive control

and learning are linked and depend on the formation of hierarchical representations in the brain » (ibid. : 1), ce qui montre l’extrême intrication des processus. Dans cette même partie,

je faisais allusion aux neurones miroirs (Rizzolatti & Sinigaglia, 2008) qui permettent de percevoir les actes de l’autre grâce à l’activation neuronale de la zone corticale qui correspond à notre propre représentation de cet acte, neurones dont certains pensent qu’ils sont probablement « a special case of vicarious activations that Hebbian learning and fMRI data

suggest to also apply to how we share the emotions and sensations of others » (Keysers &

Gazzola, 2014 : 9). Si l’on pousse l’analogie avec les émotions et les sensations des autres, ce que l’on qualifie d’empathie en général, on pourrait expliquer de même manière notre homophilie, notre propension à parler pareil ou à prendre les accents du groupe de pairs (Lippi-Green, 1997), à ressembler aux autres, à s’identifier à eux.

Sans entrer plus avant dans ce domaine qui s’éloigne de la sociolinguistique, on peut néanmoins relever un faisceau de points communs transdisciplinaires tels que :

- l’omniprésence de l’interaction ;

- la nécessaire présence d’un signal (input sociétal dans mes travaux) ;

- la nécessité de la récurrence du signal (généré par la densité du réseau dans mes travaux), etc.

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La liste n’est pas exhaustive et il me semble que le rapprochement des divers champs disciplinaires offre des perspectives séduisantes et pourrait contribuer à l’émergence d’une théorie plus globale qui permettrait d’affiner et éventuellement de resituer l’approche des phénomènes langagiers : « learning from the environment is not restricted to the linguistic

domain » (Lev-Ari, 2016 : 2061). On pourrait ainsi améliorer notre connaissance sur

l’acquisition/apprentissage des langues, les fonctionnements plurilingues, mieux cerner l’articulation langue/représentation, matérialiser la circulation et l’effet des inputs, etc.

Quoi qu’il en soit, sur un plan général, ces avancées de la connaissance montrent à nouveau la nécessité de juguler notre ethnocentrisme puisqu’à l’image des conséquences des découvertes que j’évoquais dans la partie 2.5. à propos des hominidés et du langage, ces phénomènes biochimiques relèvent du règne du vivant et non de l’humanité seulement. Enfin, ces découvertes me semble mettre en évidence que, là où nous pensons être maîtres de nos choix, décisions et actions, certains évènements peuvent aussi relever de processus biologiques dont nous n’avons souvent pas conscience : les phénomènes de foule, les guerres, les pulsions hormonales, etc. en sont une bonne illustration. À une échelle plus individuelle, l’homophilie, les phénomènes de convergence, la propension à parler pareil, à adopter la représentation dominante, à s’identifier à la masse, etc. peuvent provenir des mêmes processus biologiques. Mais si l’être humain se construit à l’aide de processus biologique, il demeure avant tout un être social, construit par son réseau, matrice pourvoyeuse des inputs sociaux. Ce sera le propos des paragraphes prochains après avoir effectué la précision épistémologique qui suit et qui permettra de mieux appréhender le sens de mes propos :

Précision épistémologique sur les altérités horizontales et verticales

Il est possible de faire une dichotomie utile, au moins au niveau épistémologique, entre deux types d’altérité que je nomme « l’altérité verticale » et « l’altérité horizontale » et qui correspondent respectivement aux classes sociales, dont on sait l’arbitrarité de la définition des taxons, et à l’appartenance ethno-géographique. Or, dans les médias ou dans l’expression de la représentation collective à propos de l’altérité, c’est souvent l’altérité horizontale qui est mise en avant : l’autre est celui qui vient d’un ailleurs géographique plus que d’un ailleurs social. Pourtant, on peut trouver les deux types d’altérité cumulés en contexte migratoire, dans l’exemple fréquent des personnes qui changent de pays et de strate sociale. Mais dans chacun des cas, on fait correspondre aux types d’altérités en présence des caractéristiques sociales stéréotypées (Rautenberg, 2007 : 8) dont des parlers ou des accents censés représenter la

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pratique langagière du groupe. Ces parlers seront également très stéréotypés afin de faciliter la délimitation et l’identification de l’agrégat incriminé comme par exemple :

- l’accent marseillais, ch’ti, arabe, anglais, etc. (altérités horizontales) ; - riche, pauvre, intello, prolo, etc. (altérité verticales).