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J’aborde pour commencer un élément central de ma conception de la recherche en sciences humaines. En effet, dans la lignée directe des interactionnistes de Palo-Alto60, je trouve que la science « hors sol », ex nihilo, est discutable et que l’intrication avec le milieu permet d’observer l’émergence de phénomènes qui n’apparaissent guère lorsqu’on s’éloigne du terrain ou que l’on a recours à des méthodes quantitatives :

« Des transpositions méthodologiques hâtives occultent des paramètres socio-culturels,

pourtant déterminants, dans ces contextes, pour saisir et comprendre les pratiques plurilingues des locuteurs au sein de leurs réseaux sociaux » (Billiez, 2011 : 203).

En d’autres mots, la coupure épistémologique entre le chercheur et son objet ne me paraît ni réaliste ni réaliste : « l’observateur et son instrument sont inextricablement liés au phénomène

observé (Hall, 84 : 136). Et pour le montrer, les paragraphes suivants seront respectivement

consacrés aux personnes enquêtées puis aux terrains et milieux où je les ai rencontrées. 2.2.1 Un public ciblé mais évolutif

L’orientation donnée par la problématique de mon DEA et confirmée par ma thèse en direction des migrants maghrébins ou des personnes originaires du Maghreb m’a confronté et me confronte encore à la question du « où ? ». En effet, rencontrer des personnes originaires du Maghreb n’est pas forcément chose aisée, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de migrants voire d’« invisibles » (Biichlé, 2012), puisqu’ils sont précisément en voie d’insertion dans la nouvelle société et donc rarement « à leur place ». D’ailleurs, j’observe que la difficulté inhérente à la communication entre les réseaux des deux protagonistes que sont l’enquêté et le

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« Le terrain n’est pas un ‘objet’ dissocié du chercheur mais que le terrain un réseau d’interactions humaines

et sociales, fréquenté et transformé par le chercheur, qui en fait partie de façon récursive » (Rispail & Blanchet,

2011 : 18). 60

Auxquels j’ajoute les ethnométhodologistes, les ethnographes de la communication, les ethno-sociolinguistes des contacts de langues, les anthropologues des pratiques langagières, les ethnologues, etc.

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chercheur montre la pertinence d’étudier la restructuration des réseaux des migrants (Biichlé, 2007/8/8a/11/18a) ainsi que la validité de la théorie des liens faibles61 (Granovetter, 1973 ; Burt, 1995 ; Degenne et Forsé, 2004 ; Merklé, 2004, etc.). Quoi qu’il en soit, dans la plupart de mes corpus, les personnes enquêtées sont :

- des femmes et des hommes de tous âges ;

- migrants originaires du Maghreb ou descendants de migrantsmaghrébins ;

- rencontrés en France, essentiellement dans la région Rhône-Alpes et le Vaucluse ;

- principalement dans des organismes sociaux, en formation, sur leurs lieux de travail ou chez eux ;

- monolingues (arabe ou berbère) ou plurilingues (arabe, berbère, français, espagnol, etc.) ; - locuteurs du français et/ou d’une variété d’arabe dialectal maghrébin et/ou d’une variété de berbère.

On a d’ailleurs vu que ce public s’est peu à peu féminisé. De plus, en dehors des personnes en formation/insertion qui constituent la plupart des enquêtés migrants, les autres, moins nombreuses, sont issues de catégories socioprofessionnelles diverses qui vont des ouvriers spécialisés aux ingénieurs en passant par les commerçants ou les chômeurs. Alors, même si, depuis 2013, j’ai élargi mon champ social de recherche à d’autres provenances migratoires que le Maghreb, les questions de l’endroit où mener des recueils de données et de la façon de prendre contact demeurent déterminantes pour mon type de recherche ; sujet dont il va être question dans le paragraphe qui suit.

2.2.2. Des lieux et des personnes particulières

« Toute recherche sociodidactique commence par étudier la spécificité du terrain où elle

s’inscrit » (Rispail & Blanchet, 2011 : 66).

Par la forme de son contrat, le financement privé de ma thèse en 2005 m’a mis en contact avec divers organismes sociaux pour lesquels j’ai dû effectuer des journées de formation à destination des personnels (assistantes sociales, formateurs, enseignants, infirmières, etc.).

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La théorie des liens faibles, caractéristiques des relations que l’on entretient avec les connaissances ou les collègues de travail (liens uniplexes) a débouché sur la théorie des trous structuraux : « Les trous structuraux

sont les vides entre les contacts non-redondants. Le trou est un tampon tel un isolant dans un circuit éléctrique

(Burt, 1995 : 602) » ; « Ce seront donc les liens faibles, c’est-à-dire les ponts, qui vont relier les groupes et faire

passer l’information entre eux. D’où l’importance des liens faibles pour faire circuler l’information entre les cercles fermés constitués de liens forts » (Degenne et Forsé, 2004 : 128) ». On peut imaginer deux personnes qui

appartiennent à deux réseaux très distants et qui se connaissent créant ainsi un « pont » entre les deux groupes par lequel passera l’information.

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C’est dans ces organismes62 que j’ai eu accès à de nombreuses personnes migrantes originaires du Maghreb avec lesquelles j’ai pu effectuer mes recueils de données. Après ma soutenance en 2007, j’ai maintenu le contact avec le monde social, et trois ans plus tard, je l’ai renouvelé en créant le réseau de partenariat du Département Linguistique et FLE63 dès mon recrutement en Avignon. Ce réseau de partenariat constitue un « vivier » de personnes migrantes en formation, en attente de documents administratifs (réfugiés, sans papiers), en recherche d’emploi, de soins médicaux, de solidarité, etc. grâce auquel les étudiants du département et moi-même effectuons la plupart de nos recueils de données. Pour ce faire, je préconise une première prise de contact téléphonique avec les dirigeants des organismes pour exposer les grands traits du recueil de données, la méthode suivie et l’éthique de la recherche. Lors de cette première prise de contact, on assure aux responsables et aux enquêtés qu’il ne s’agit pas de juger qui que ce soit, que les données recueillies seront anonymisées et que tout sera mis en œuvre pour ne pas perturber le déroulement habituel des activités. Puis on demande à interviewer les personnes en tête-à-tête dans une pièce attenante, équipée d’un bureau si possible, afin de poser le micro et l’enregistreur.

C’est ainsi que je conçois la construction du terrain de recherche, l’intrication synergique avec les personnes (enquêtés, formateurs, etc.) et le milieu d’observation (organismes sociaux, associations, etc.) : cette méthode offre au chercheur la latitude d’observer, de rencontrer à souhait et sans contrainte majeure, des personnes difficiles voire impossibles à aborder autrement. Cela offre aussi l’opportunité d’étudier des problématiques lancées par les organismes hôte sous encadrement universitaire, voire de bénéficier du financement de certains travaux par ces mêmes organismes : par exemple, une de nos étudiantes a récemment

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I.F.R.A. (Institut de Formation Rhône-Alpes), GRETA Alpes Sud Isère (groupement d'établissements), GRETA Alpes Dauphiné, M.P.S. (Maison de la promotion sociale), O.D.T.I (Observatoire sur les discriminations et les territoires interculturels), AMAL (espoir, en arabe), IRIS (Centre Ressources Illettrisme de l'Isère), IRIS Bourgoin-Jallieu, AEFTIS (Association d'enseignement et de formation pour les travailleurs immigrés), CRI73 (Centre Ressources Illettrisme de Chambéry), CRI01(centre de ressource illettrisme de l’Ain), Italique, Renaître Innovation, ECRI, ALPES (Association Lyonnaise de Promotion et d'éducation Sociale), Espace Formateurs, CCAS Diderot, DEJEP, O.D.T.I (Observatoire sur les Discriminations et les Territoires Interculturels).

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Dès mon arrivée, sur les conseils avisés de Stéphanie Clerc qui avait occupé ce poste avant moi et initié ce mode de collaboration, Claudine Moïse (la première année) et moi avons pris contact avec divers organismes sociaux de la région PACA qui sont devenus les partenaires du département : Scop Confluence, PLIE, CERAN, ESPELIDO, La Croix des Oiseaux, La Bastide, Confluence, Méditerranée Formation, Entraide Pierre Valdo, OGA (office de gestion et d’animation) et ADOMA. Avec Annemarie Dinvaut qui à rejoint le département en 2012, nous effectuons auprès de ces organismes des recueils de données, des actions de formation à destinations des acteurs sociaux ou des conférences, et ils acceptent nos stagiaires et recrutent nos étudiants pour des CDD et parfois des CDI.

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été recrutée en CDI grâce à son sujet de mémoire64, mémoire qu’elle a achevé pendant son temps de travail chez l’employeur65. En retour, ma collègue Annemarie Dinvaut, maître de conférence HDR, qui a rejoint le département Linguistique & FLE dès 2012, et moi-même effectuons régulièrement des sessions de formations pour les acteurs sociaux (formateurs, assistants sociaux, personnel médical, etc.) sur des thématiques interculturelles, linguistiques, didactiques ou d’insertion, voire des conférences sur le site de l’université66. Notre département fournit également son contingent de stagiaires et de formateurs dont certains sont recrutés par ces mêmes organismes dès obtention de leur diplôme. L’université et la recherche apparaissent donc parfois, comme des acteurs sociaux, partenaires d’autres instances qui s’intéressent aux mêmes personnes, mais avec des buts différents et complémentaires.

Enfin, le terrain peut également s’élargir à la famille étendue, aux amis, aux amis des amis, collègues ou autres connaissances, tous ceux qui constituent le réseau social et donc l’ancrage du chercheur. C’est d’ailleurs auprès de ces personnes des premier et second cercles de mon réseau personnel (Milroy, 1987 & 2002) que j’ai pu recueillir certaines des données sur lesquelles se fondent mon article sur les familles plurilingues (volume II, article 11, p. 93) et celui sur l’ « arabe français » (Biichlé, 2012a et volume II, article 12, p. 103).

De manière générale, on peut considérer que tout lieu susceptible de receler des enquêtés (organismes sociaux, de formation, privés, association, etc.) qui correspondent à l’une ou plusieurs des problématiques posées est un terrain de recherche potentiel pour mener des entretiens et des observations, quelles que soient les conditions (Rispail & Blanchet, 2011).