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Avant d’expliquer la manière que je propose, à partir de mon expérience de recherche, pour analyser les transcriptions des entretiens, je précise que je postule :

« la sincérité de l’enquêté », considérant « l’entretien comme une livraison consentie de

paroles, compte-tenu du fait qu’il est toujours loisible au locuteur d’opposer un refus de coopération caractérisé » (Millet, 1990 : 286).

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Les transcriptions d’entretiens présentent plusieurs niveaux d’analyse potentiels qui sont : - ce que disent les locuteurs ;

- la manière dont ils le disent (para-verbal inclus)76 ; - le contexte dans lequel ils le disent ;

- et les représentations/identités qu’ils actualisent de façon plus ou moins explicite (cf. Lüdi, 1995).

Ces divers niveaux supposent donc des méthodes d’analyse adaptées.

Même si c’est truisme, il est fondamental de répéter que la première démarche post-entretien est l’écoute, la réécoute puis encore l’écoute : « On ne peut savoir faire qu’en étudiant, en

observant, en écoutant et réécoutant, de façon empathique et non passive » (Rispail, 2011 :

173). J’aborde le sujet parce qu’au cours de ma vie professionnelle de musicien, j’ai appris à écouter, action que l’on confond souvent avec entendre. En effet, il existe plusieurs types d’écoutes ou des écoutes différemment ciblées selon les éléments auxquels on veut prêter attention. Ainsi, à l’exemple de la musique où l’on peut pratiquer une écoute holistique, harmonique (empilement de notes), contrapuntique (superposition de lignes mélodiques), l’écoute d’un enchaînement d’accord (harmonie), d’une dissonance, du timbre d’un instrument, d’un rythme, d’un instrument particulier, etc., il est possible d’écouter un locuteur de manières diverses, différemment orientées et successives. La problématique et les éventuelles hypothèses, selon que la démarche est empirico-inductive ou hypothético-déductive, sont donc déterminantes pour le ciblage de l’écoute. Dans tous les cas, « le

praticien-chercheur doit savoir combiner ses savoirs théoriques et ses capacités relationnelles d’écoute, de décentration et d’empathie » (Molinié, 2011 : 144).

Les points qui suivent aborderont le tri des données, l’utilisation des marqueurs, la relativisation des représentations sociales ainsi que les indices de réseau.

2.5.1. Les tris des données

À la suite de la période d’écoute et après transcription, on peut effectuer un tri des profils sociolinguistiques (premier volet du guide) selon les variables de langue(s) déclarée(s) parlée(s), d’âge, de provenance migratoire, de sexe, etc. ainsi qu’un tri des énoncés des locuteurs (second volet du guide) regroupant les représentations communes, les personnes qui se déclarent bilingues ou pas, celle qui évoquent leur isolement, leur pluriculturalité, etc.

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« L'acte communicatif peut être de nature voco-verbale comme de nature non verbale » (De Nuchèze & Colletta, 2002 : 5).

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Pour effectuer le second tri basé sur les énoncés, on recense et classe les déclarations des enquêtés en fonction des axes qui structurent la recherche, et on les rassemble sous la forme d’un tableau où figurent les variables idoines comme on peut le voir dans la légende du tableau suivant pour une étude consacrée à l’effet de la structure du réseau sur les actualisations identitaires (Biichlé, 2018a) :

N° enquêté es Sexe Pays d’o rigin e La n gue(s) d’ or ig in e (d éno m ina tio n d es locuteurs) Natio n a li du co nj oint Te mps e n Fr a nce Emplo i Enfants Petits -enfants Trous structu ra u x Bi lin g uism e Actu a lisa tio n identita ire franç a is e

Ou dans celle du second tableau qui met en corrélation les pratiques langagières et l’identité déclarée des enfants de migrants sur deux générations :

enfants Bilin gue comprend pas ma l B ilin gue ceptio n C om pr end peu/r ie n Ident ité pluri elle Ident ité franç ai se Ident ité berbère Ident ité a rabe Ident ité nati o na le Ident ité musulm a ne

Une fois le tableau rempli, on essaie de trouver des corrélations entre les variables étudiées, de mettre en évidence des régularités et de leur chercher une explication en passant ces données nouvelles au crible de l’expérience personnelle, scientifique, et des outils conceptuels.

2.5.2. L’utilisation de marqueurs

Selon l’axe d’étude choisi, on peut aussi recourir à certains outils comme le recensement des marqueurs identitaires « classiques » (Billiez, 1985), les pronoms « nous/on/eux/y/ils », élargis à certains possessifs associés à un substantif susceptible de caractériser l’individu ou sa pratique : « ma langue, mon pays, ma culture, notre religion », etc. Ce qu’on appelle le « système énonciatif » :

- (enquêté d’origine berbère chleuh) : « c’est notre langue de… c’est la vraie langue de chez nous » (extrait corpus Biichlé, 2012).

J’ai aussi l’habitude de recenser les « marqueurs de temps » (Rispail, 2011 : 172), les marqueurs temporels comme « maintenant », « avant », etc. parce que, dans le cadre migratoire, ils caractérisent souvent un basculement intellectuel de l’enquêté entre la période où il se sentait proche du pays d’origine et sa vie actuelle ; lorsque l’on est arrivé à 20 ans

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dans un pays et qu’on en a 50, on a passé plus de temps dans le pays de migration que dans celui d’origine.

3M : « tout c’qui me touche ma’nant, c’est quand même plus heu la France que la Suisse ». 6ex : « C’est (était) pas mon pays (la France), c’est pas comme maintenant ».

De plus, le basculement s’accompagne souvent d’une modification de la représentation identitaire comme le montre l’énoncé suivant (6P) :

6P : « je me suis assimilé à tel point que je me sens autant français maintenant que hongrois ».

Je préconise aussi de noter certains marqueurs spatiaux comme « ici » et « là-bas » qui peuvent fournir des explications sur le rapport au pays d’origine et sur le changement du projet migratoire (Mohamed, 1997), éléments qui peuvent s’avérer déterminants pour l’apprentissage de la nouvelle langue (Biichlé, 2012) :

- Enquêtée n°18ex : « Je peux pas partir l’Algérie parce que mes enfants y… (sont ici) j’aimerais (j’aime) y

aller mais j’aimerais pas rester beaucoup… parce que tous mes enfants ici, mon mari ici, mes parents ils est morts, c’est… m’habitue c’est ici ».

Il importe également de mettre en évidence les marques de loyauté envers l’identité d’origine parce qu’elles permettent de relativiser certaines déclarations mais surtout parce qu’elles donnent des indications sur la façon dont la personne gère sa pluralité, entre loyauté à l’ancienne identité et obligation pragmatique d’accepter la nouvelle (Manço, 2002), entre l’ancien répertoire communicationnel et le nouveau :

21ex : « Maintenant, avec mes enfants, je parle heu beaucoup de français […] j’ai oub oublié un petit peu

l’arabe, y’a des choses j’ai oubliées mais j’ai pas perdu l’arabe hein ! »

Ce dernier exemple montre les représentations de l’enquêtée sur ses pratiques linguistico-identitaires. Pour l’analyse de celles-ci, je garde à l’esprit le principe de relativité (Pianelli, Abric & Saad, 2010) dont il va être question dans le paragraphe suivant.

2.5.3. La relativisation des représentations sociales

Dans le cadre d’enquêtes par entretien, on doit appréhender les déclarations des enquêtés avec prudence parce qu’il s’agit d’un discours, de l’expression de représentations à temps T et pas d’une pratique observée. Ainsi, par exemple, lorsqu’une locutrice déclare une pratique monolingue en berbère avec ses enfants, j’essaie de recouper l’information auprès de ces derniers et je m’aperçois finalement qu’ils disent répondre en français :

- « Je leur parlais en français et ils me répondaient en berbère » (fille d’Ego).

Dans le même ordre d’idées, j’essaie de prendre en compte le statut de la variété désignée puisque, pour certains locuteurs, leurs langues n’en sont pas :

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- « Algérien, c’est pas une langue […] c’est l’accent algérien » (corpus Biichlé, 2018).

C’est aussi le cas des pratiques linguistiques déclarées où les locuteurs revendiquent la possession d’une variété en niant son usage (Billiez, 1985), du « crossing » langagier (Rampton, 1995) ou de l’usage d’un répertoire verbal plurilingue comme une stratégie identitaire par des personnes non migrantes (Kallmeyer & Keim, 2002 ; Trimaille, 2004 ; Sakar, 2008, Biichlé, 2012a/18a).

Enfin, il est préférable de vérifier les contradictions discursives qui, selon George Lüdi (1995), sont susceptibles de marquer le conflit identitaire :

- 18 ex : « Je suis marocaine […] Je pense pas que je suis étrangère […] Je suis française, je reste ici, […]

on est trop attaché à Valence pour déménager ».

Globalement, pour l’étude des représentations, l’essentiel est de garder présent à l’esprit le principe de relativité des représentations (Fuchs, 1997 ; Pianelli, Abric & Saad, 2010), celles des enquêtés ou de l’enquêteur, qui, par force, sont ethnocentrées et égocentrées ; sujet sur lequel je reviendrai dans la partie suivante.

2.5.4. Le réseau et les indices de réseau

Si on veut esquisser un premier état du réseau social des enquêtés, se faire une idée de leur capital social, on peut utiliser des « indices réseaux »77. Ces indices sont d’une part les informations sociales (nombre d’enfants, statut marital, emploi, activités sportives, artistiques etc.) et d’autre part les informations déclaratives des enquêtés sur leurs liens (au sens sociologique), famille élargie (par opposition à nucléaire), amis, collègues, relations, etc. Ils permettent définir la forme générale du réseau et d’en évaluer la densité, la multiplexité, l’ouverture, les trous structuraux, etc. L’exemple qui suit est celui d’une dame de 54 ans, mariée, sans emploi, qui a 9 enfants, n’a pas été scolarisée et qui déclare :

- « moi je sorte pas beaucoup […] toujours à la maison […] toujours […] parce que j’aime pas sortir ». L’ensemble de ces informations laisse donc penser à un réseau plutôt dense avec peu de trous structuraux. Mais si possible, en fonction des contacts avec le milieu où s’effectue la recherche (centre social, association, famille, etc.), on peut essayer de recouper les informations qui se rapportent au réseau de l’enquêté(e) auprès des proches, de la famille, des collègues, des personnels sociaux, etc. afin de confirmer/affiner/rectifier les premières données déclaratives obtenues.

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Enfin, depuis 2014, j’utilise des graphes empruntés à la sociologie des réseaux sociaux (Degenne & Forsé, 2004 ; Merklé, 2004) et « réaménagés » afin représenter la circulation de la parole ou les répartitions d’usage des langues au sein des ensembles humains (cf. volume II, article 14, p. 121) comme on peut le voir dans le graphe suivant (graphe1) :

Graphe 1 : la distribution des langues au sein d’un réseau multilingue

Comme on peut le voir dans la légende, les variétés langagières sont codifiées par des couleurs différentes et les arêtes (liens) multilingues sont panachées dans les couleurs qui correspondent de manière à visualiser la circulation de la parole, les zones d’usage de chaque langue, de se faire une idée de l’input langagier quotidien, des sources d’input, etc.

Outre l’aspect langagier, les graphes donnent aussi un aperçu de la restructuration du réseau chez les migrants, du capital social des personnes, etc., données qui permettent, entre autres, de préciser l’influence des inputs représentationnels et identitaires.

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Les Sciences du langage sont par essence prolixes en matérialisations de la parole (enregistrements, transcriptions) mais peu de travaux illustrent (au sens propre) la circulation de celle-ci. Or, sans relancer le débat autour de la (socio)linguistique, de la sociolinguistique ou de la linguistique tout court dont William Labov disait :

« pendant des années, je me suis refusé à parler de la sociolinguistique, car ce terme implique

qu’il pourrait exister une théorie ou une pratique linguistique fructueuse qui ne serait pas sociale » (Labov, 1976 : 37),

je pose que le « volet social » de nos recherches gagnerait à être matérialisé sous forme de graphes puisqu’ainsi, on peut visualiser et montrer le rôle de la structure du réseau, du capital social, des liens divers (faibles, forts, multiplexes ou uniplexes), et permettre d’appréhender le contexte et son influence.

On doit néanmoins prendre en compte les réserves exprimées dans la partie sur le recueil de données à propos des outils qui pourraient matérialiser les liens sociaux. En effet, comme l’enregistrement audio ou vidéo, le graphe présente l’inconvénient de ne pas être dynamique (pour l’instant ?) et de ne représenter qu’une « photo » à un instant. Ainsi, beaucoup reste à faire dans le domaine et j’espère qu’il se trouvera quelques candidats pour travailler sur le sujet chez mes futurs doctorants. Mes travaux m’ont d’ailleurs suggéré quelques idées sur le sujet que je développerai dans la partie recherche qui suit. Quoi qu’il en soit, ce sont les principes méthodologiques avec lesquels je fais travailler mes actuels étudiants et que je compte proposer aux doctorants que j’encadrerai.

C’est ainsi, je crois, par une approche qualitative et empathique, que l’on peut accéder aux complexités des mécanismes humains qui nous régissent, souvent imperméables au quantitatif.

La partie suivante expose l’assise théorique sur laquelle repose l’ensemble de mes travaux, qui est elle-même liée à ma méthodologie, les deux constituant les indissociables versants d’une unique démarche.

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3. Le substrat de mon édifice