• Aucun résultat trouvé

2. Mon cheminement méthodologique

J’ai partiellement abordé dans la partie consacrée à ma thèse (cf. 1.7., p. 22), les modalités thématiques, techniques, proxémiques, etc. liées à la réalisation des recueils de données sur lesquels sont fondées l’ensemble de mes recherches. Je vais les reprendre ici de façon systématique pour en présenter une vision synthétique qui a sa cohérence et peut s’adapter aux axes de recherche qui sont miens.

Mes travaux sont essentiellement de nature empirico-inductive, qualitative, sociolinguistique et interactionniste mais surtout adossés à la certitude que la science ne garantit pas la vérité, pas plus qu’elle n’incarne une parole révélée, mais qu’elle repose sur l’assurance d’une méthodologie transparente et de résultats montrés, mis au jour. Ainsi, la majorité de mes publications individuelles commence par « les données sur lesquelles se fonde ce travail », syntagme auquel succède la description méthodologique de l’enquête menée.

« Une connaissance scientifique est fondée sur une modalité explicite de cumul d’expériences

empiriques (la méthode) en fonction d’un projet de réponse à un questionnement explicitement justifié (la problématique) et sur un traitement cognitif de ce cumul d’expériences utilisant explicitement certains outils d’analyse et de synthèse (la théorie) » (Blanchet & Chardenet,

2011 : 10).

La quasi-totalité de mes corpus est constitué de données langagières orales recueillies lors d’entretiens semi-directifs57 enregistrés auprès de personnes migrantes : cet élément constitue donc le fondement de mon travail. Dans les paragraphes qui suivent, je propose de présenter mes questionnements, les recueils de données qui en découlent, la façon dont je construis un corpus et la manière dont j’analyse celui-ci.

2.1. Des phénomènes migratoires et des problématiques

Comme je l’ai écrit dans la première partie, mon champ de recherche (Bourdieu, 1992) est assez large et pluridisciplinaire, mais il peut être envisagé selon les cinq orientations principales que sont :

A) les pratiques langagières (plurilinguisme, transmission, insécurité) : comment l’individu plurilingue utilise-t-il son répertoire verbal ? pourquoi fait-il ses choix ? quelle est l’influence

57

« L’enquête semi-directive est constituée de questions ouvertes auxquelles l’informateur peut répondre tout ce

qu’il souhaite, de préférence lors d’un entretien ou parfois sur questionnaire écrit, l’enquêteur se contentant de le suivre dans le dialogue (y compris si l’on s’écarte de la question pendant un certain temps) » (Blanchet,

30

du contexte sur ces choix ? pourquoi transmettre ou pas la ou les langue(s) d’origine ? (volume II, articles 2, 3, 4, 8 & 11) ;

B) les représentations sociales : en quoi les représentations sociales influent-elles sur les comportements langagiers ? sur l’insécurité linguistique et/ou identitaire ? sur les comportements sociaux ? sur l’insertion en pays d’immigration ? (volume II, articles 4, 7, 8, 11 & 12) ;

C) l’évolution de l’identité : pourquoi l’individu actualise-t-il tel pan de son identité à tel moment ? quelle est l’influence du réseau sur l’actualisation identitaire58 ? quelle est l’influence de l’identité sur la transmission linguistique ? (volume II, articles 4, 7 & 12) ; D) les réseaux sociaux et leurs propriétés : la structure du réseau a-t-elle une influence sur les pratiques langagières ? si oui, est-il possible de faire correspondre un type de réseau à un type de pratiques ? quel est le rôle de la restructuration du réseau en contexte migratoire ? quel est l’influence du réseau sur les représentations ? sur l’insécurité linguistique et/ou identitaire ? (volume II, articles 2, 3, 6 & 13) ;

E) la migration/insertion : comment se passe l’insertion de l’élément dans le système (la personne migrante dans la nouvelle société) ? quels sont les effets sur l’élément et sur le système ? en quoi chacun sera-t-il modifié ? peut-on esquisser un modèle de ce processus ? (volume II, articles 2, 3, 4, 6, 9 & 13).

Quoi qu’il en soit et quelle que soit la diversité de mes démarches, mon approche demeure empirique. Je « farfouille » dans tous les sens, spatiaux ou mentaux, je trouve des éléments épars et j’articule les formes du puzzle, ce qui explique en grande partie la transversalité de mes approches : c’est un principe que je souhaite transmettre à de jeunes chercheurs vu sa fécondité. Ainsi, travailler sur les pratiques langagières familiales procure des éléments sur l’identité et sur la transmission langagière comme dans l’extrait suivant :

(quelles langues parlez-vous avec vos enfants ?) « Je le mélange, la petite fille elle a 12 ans, donc je le

mélange un peu (arabe/français) […] je le prends (lui apprend) le français et tac l’arabe pour qu’elle comprenne ici, où elle est sa place… je veux pas qu’elle va être français à 100%, je veux pas aussi qu’elle parle l’arabe X pour qu’elle va à l’école, se débrouiller aussi […] donc je fais mon mieux pour parler tous les deux » (Biichlé, 2007).

Outre la représentation de la pratique langagière de l’enquêtée en lien avec la question posée, l’énoncé donne également des informations sur la représentation de l’identité, la loyauté

58

Je définirais provisoirement l’actualisation identitaire comme l’expression (manifestation ou revendication, cf. Lüdi, 1995) d’une facette de l’identité à un temps T. Les pages qui suivent fourniront des précisions et des exemples.

31

envers l’identité d’origine, le rôle de l’école, le statut de l’arabe, l’insertion dans la nouvelle société, etc. Les divers éléments sont imbriqués les uns dans les autres.

Dans le même ordre d’idées, après le virage qualitatif de ma thèse que j’évoquais dans la première partie, j’ai réorienté et resserré mes recherches une seconde fois en les axant sur les différences genrées (cf. 1.7., p. 22) parce que :

- les femmes étaient plus nombreuses que les hommes en formation linguistique ce qui posait de nouvelles questions, pourquoi plus de femmes que d’hommes ? pourquoi étaient-elles moins employées professionnellement ?

- nombre d’entre elles mentionnaient l’isolement et la solitude alors que les hommes n’en parlaient pas alors pourquoi cette solitude ? de quelle solitude s’agissait-il ? pourquoi leur réseaux sociaux ne se restructuraient-ils pas comme ceux des hommes ? pourquoi leur capital social paraissait-il plus faible ?

Si ma méthodologie est empirique, elle peut également être opportuniste puisqu’il m’est arrivé d’effectuer des entretiens sans objectif particulier explicite, avec des personnes qui me paraissaient intéressantes ou susceptibles de me fournir de nouvelles informations ou données sur les thèmes que j’explore. Par exemple, c’est lors d’entretiens « opportunistes » de ce genre qu’un enquêté marocain vivant en France employa devant moi l’expression « arabe français » ou qu’un locuteur français d’origine algérienne me déclara qu’il n’avait pas d’accent en arabe et que c’était les Maghrébins qui en avaient un (Biichlé 2014a ou volume II, article 12, p. 103).

Enfin, il m’est également arrivé d’entendre une réflexion en rapport avec mes thèmes de recherche lors d’un moment entre amis, d’une sortie ou d’une interaction transactionnelle (dans le sens de Fishman, 1971) et de demander à la personne, qui ne s’inscrivait pas dans le cadre d’une enquête, de bien vouloir me répéter cela devant mon micro à un autre moment. Ce fut le cas avec ma conseillère ANPE, en fin de thèse, à propos de sa représentation sur l’insertion des femmes maghrébines (Biichlé, 2007 : 250) ainsi qu’avec un membre de ma belle-famille sur une actualisation apparemment contradictoire de son identité (Biichlé, 2012a). Toutefois, avec la pratique opportuniste, le décalage temporel entre la déclaration et l’enregistrement peut constituer un biais si l’énoncé est complexe parce que la personne peut y réfléchir et en changer certains éléments. A contrario, elle présente l’avantage de fournir un énoncé de base « écologique », puisqu’émergé hors de toute contrainte liée à l’action du chercheur, et de réduire ainsi les effets du paradoxe de l’observateur.

32

Le pendant de cette déclinaison personnelle de l’approche empirico-déductive est qu’il paraît préférable d’être réactif, ne pas avoir peur de saisir la moindre opportunité et ne pas craindre de changer d’approche voire de problématique ou d’orientation, comme je l’ai fait pendant ma thèse (cf. 1.7., p. 22) suivant les éclairages rencontrés.

Cependant, mon optique de sociolinguiste interactionniste « néo-gumperzien » et le choix de problématiques linguistiques, représentationnelles, identitaires ou migratoires, impliquent de rencontrer les personnes enquêtées et, par conséquent, de se rendre là où elles se trouvent.