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Chapitre II : Quelle justice pour quels justiciables ?

III. La faible portée du bailliage de Beauvais en matière matrimoniale

III. 1 Une majorité de justiciables possessionnés

Séparation de biens, obligations contraintes : conserver les biens du lignage

Les procédures civiles engagées devant la justice du bailliage de Beauvais ne concernent que des justiciables issues de catégories sociales riches, du moins à leur aise : sur les 17 affaires concernant directement ou indirectement le mariage que nous avons relevées dans les actes du greffe de cette justice, trois mentionnent des femmes de seigneur, autant signalent des marchandes, et autant, des femmes de cultivateurs, vigneron, jardinier ou encore laboureur. De même, trois femmes ne mentionnent pas la qualité de leur mari357, mais on comprend au cours de l'enquête qu'elles sont en possession d'héritage : l'une d'entre elles, notamment apporte 4000 livres à son mariage358. Quatre affaires enfin, taisent la condition sociale de la femme. En tous les cas, il ne semble pas possible d'y trouver avec certitude des femmes de manouvriers, de simples fileuses ou encore des domestiques. En tête des causes matrimoniales viennent les séparations de biens, qui représentent un peu moins de la moitié des cas : le reste des causes touchant directement ou indirectement le mariage se divise entre les obligations contraintes par les violences du mari (trois cas), les litiges ayant trait aux promesses de mariage (deux cas), un litige sur le contrat de mariage et un autre sur une séduction ayant entraîné grossesse. Un dernier cas, enfin, est l'acte de tutelle de Joseph Lefèbvre produit par le bailliage afin que le jeune homme puisse contracter mariage359. De fait, les affaires ayant directement trait au droit des biens et des obligations forment une large majorité, si l'on met ensemble les séparations de biens et les obligations passées sous contrainte.

Il n'est pas étonnant dans ce contexte que ces procédures concernent des personnes qui sont en possession de biens : les procédures de séparation de biens ainsi que les procès pour vice de consentement à une obligation visent toutes deux à conserver le patrimoine lignager d'une femme. On peut même penser que parfois, l'une n'allait pas sans l'autre : la femme

357 Sauf l'une d'entre elles qui est l'épouse d'un chirurgien : AD 60, BP 1696, cf annexe n°8, t. II, p. 47-48.

358 AD 60, BP 1700, cf annexe n°11, t. II, p 54.

359 AD 60, BP 1791, cf annexe n°14, p. 72-76.

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126 tâchait peut-être de récupérer le bien qu'elle avait mis en gage avant de se séparer de son mari.

Parfois même, la simple séparation de biens ne naissait pas forcément d'un conflit, mais devait éviter une saisie, comme l'écrit Hervé Piant dans son ouvrage intitulé Justice civile et criminelle dans la prévôté royale de Vaucouleurs sous l'Ancien Régime360 :

On peut penser que dans certains cas la séparation est utilisée pour organiser les insolvabilités devant des menaces de saisie. La multiplicité des précautions législatives prises pour éviter ce détournement de l'esprit de la procédure est la meilleure preuve de son existence et de la difficulté de l'empêcher. L'âge avancé des conjoints en instance de séparation (huit des treize maris dont on a pu calculer l'âge ont plus de cinquante ans, seuls deux ont moins de trente ans), la durée des unions au moment du recours (plus de vingt ans dans six cas, seulement dix ans dans deux cas) ne constituent-ils pas les signes, certes équivoques, de cette tendance ?361

L'une des affaires de séparation de biens portée devant la justice du bailliage mentionne un cas qui correspondrait peut-être à l'une de ces organisations d'insolvabilité : il s'agit de Jeanne Gaigne dont le mari nommé Picart, après avoir dissipé les biens du ménage, « est sur le point de prendre départ dans quelque régiment pour aller à la guerre » de sorte que « les sergents la tourmentent journellement pour les dettes d'icelui Picart362 ».

Guy de l'Espinay : l'alliance de la noblesse avec la bourgeoisie de Beauvais

Quelques-uns des justiciables qui font l'objet de ces procédures matrimoniales nous sont connus, là encore, grâce à la thèse de Pierre Goubert363. Ainsi, Élisabeth Liesse se trouve opposée à son ex-mari dont elle est divorcée364 : il s'agit de Guy de l'Espinay, seigneur de Bois-Aubert et de Nivillers. Or, les l'Espinay sont une de ces familles dont la noblesse est ancienne mais qui, au XVIIe siècle, se trouvent désargentées et à la merci des familles bourgeoises de Beauvais et de Paris dont elles dépendent financièrement. Pour subsister, ces nobles endettés se sont parfois alliés avec des jeunes filles issues de la haute bourgeoisie, comme ce Charles Descourtils, seigneur de Merlemont et Allone dont parle Pierre Goubert dans sa thèse365. De même, on apprend au cours de l'interrogatoire de Guy que sa femme n'est

360 PIANT H., op. cit.

361 Ibid., p. 161.

362 AD 60, BP 1696, cf annexe n°8, t. II, p. 47.

363 GOUBERT P., op. cit.

364 AD 60, BP 1684, cf annexe n°1, t. II, p. 8-14.

365 « Certains gentilshommes réussissaient cependant à endiguer l'assaut bourgeois, mais en composant avec l'ennemi : ils acceptaient de prendre femme dans la bourgeoisie prêteuse. Ainsi, Charles Descourtils, chevalier, seigneur de Merlemont, Allone, Therdonne, etc..., capitaine de régiment de Guast, ne craignit pas d'épouser Catherine Macaire, dont les parents avaient amassé des fortunes énormes et quelque peu scandaleuses dans les fonctions de commissaires des guerres » GOUBERT P., op. cit., p. 214-218.

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127 autre que la sœur d'un procureur au parlement de Paris nommé Jean Soefve. La famille des L'Espinay s'est également trouvée contrainte de vendre son bien à la bourgeoisie de Beauvais :

En 1652, un Foy achetait à Louis de l'Espinay les seigneuries de Senantes et Bois-Aubert, qui appartenaient à cette noble lignée depuis au moins deux siècles ; simple incident dans l'histoire de la tribu Foy, qui posséda une douzaine de seigneuries, dont trois filles au moins avaient, dès cette époque, redoré le blason de gentilshommes impécunieux (…).

En 1675, un autre Espinay, Gaspard, seigneur de Nivillers, entendit le tribunal du Comté-Pairie prononcer un décret contre lui. Pour rembourser quelque 20 000 livres de dettes, 240 mines de terres labourables, parmi les meilleures de la région, furent adjugées aux frères Serpe, marchands à Beauvais366.

La vente de la seigneurie de Bois-Aubert a eu lieu deux ans avant l'affaire qui oppose Guy de l'Espinay à son épouse divorcée : on peut supposer que Guy a dissipé tout son bien, ce qui l'aurait forcé à vendre sa seigneurie, mais aussi à « presser jusques à des violences non pareilles ladite Liesse de lui faire donation de sa maison367 ». Élisabeth, une fois séparée de son mari, décide de l'attaquer pour un « mauvais procédé » dont il a usé envers son frère Jean Soefve à l'occasion de la conclusion d'un mariage : il s'agit de détournement d'argent, ce qui laisse penser que l'Espinay souhaitait profiter du mieux qu'il pouvait d'un mariage qu'il avait conclu non par « amitié » ou par inclination mais pour redorer le blason de sa famille. On en vient même à se demander, au vu de ce qu'écrit Pierre Goubert sur cette famille, si les escroqueries et les mauvais traitements de l'Espinay à l'égard de sa femme et de sa belle-famille n'ont pas été motivés par une rancune envers ces riches bourgeois qui lui ont déjà pris une bonne partie de sa fortune. Il ne faudrait pas en déduire cependant que la famille de Guy de l'Espinay est ruinée : elle fait partie des ces « nobles encore bien pourvus en terres » avec l'argent desquels un conseiller au présidial, de 1658 à 1666, « avait su réunir 1450 livres de rentes (26 000 livres en capital au denier 18), en douze contrats368 ». Autant dire que si le bailliage de Beauvais ne brasse pas très large en comparaison des justices ecclésiastiques, il touche cependant une frange puissante et riche de la population que ces justices ne touchaient pas, tout en atteignant cependant un type de justiciable déjà présent dans les documents de la justice de Noyon : les vignerons.

Les vignerons : violence et justice au sein du couple

Nous avons un exemple de ces petits propriétaires indépendants au travers le cas

366 Ibid.

367 Ibid.

368 Ibid.

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128 d'Antoinette Thiot, demanderesse au civil contre Antoine Clément, marchand tavernier demeurant à Beauvais369. Elle est l'une de ces femmes qui s'attache à démontrer qu'elle a passé une obligation contrainte et forcée par les mauvais traitements de son mari, après que celui-ci ait « dissipé si peu qu'il avait de biens370 », notamment dans la taverne371 du défendeur. Dans sa thèse, Pierre Goubert dresse un portrait vivant de ces vignerons du Beauvaisis :

Comme partout en France, ce furent des personnages nettement dessinés et souvent hauts en couleur que les vignerons du Beauvaisis. Disséminés sur les coteaux qui bordaient le Bas-Thérain, ils se groupaient fortement dans la banlieue de Beauvais, où la majorité de vignes étaient concentrées dans une demi-douzaine de terroirs, tous seigneuries ecclésiastiques.

Les archives des justices seigneuriales nous ont conservé le reflet des querelles de vignerons, le détail de leurs parcelles et de leurs biens, leurs signatures, appliquées ou malhabiles, parfois curieusement chiffrées ou remplacées par le dessin de leurs outils. Ils formèrent de véritables dynasties, les Mullot, les Salmon, les Régnier, les Rémond, les Fournier et les Thiot – sans compter les Bajet de Marissel, véritables articles de folklore, symboles beauvaisiens de la simplicité d'esprit372.

Ainsi, on reconnaîtra dans l'ouvrage de Pierre Goubert le nom de Thiot, bien évidemment, mais aussi celui de Fournier qui se trouve être l'un des témoins appelé à fournir la preuve des mauvais traitements du mari d'Antoinette sur sa femme. En outre, l'affaire se passe à Villers-Saint-Lucien, dans la banlieue nord-ouest de Beauvais : ces justiciables correspondent donc bien au profil qu'a dessiné Pierre Goubert. On y comprend, à cette occasion, que ces vignerons ont eu souvent affaire à la justice, puisqu'il est question des

« justices seigneuriales ». Ils sont décrits comme querelleurs : sans doute avaient-ils une bonne expérience des tribunaux et étaient-ils habitués à plaider. De fait, la plaidoirie d'Antoinette Thiot recouvre un certain nombre de lieux communs propres à la séparation de biens : la taverne est le lieu de la dissipation des biens du mari, le mari endetté menace de mort sa femme en lui « disant hautement qu'il la voulait égorger » – le couteau porté à la gorge est une menace qui revient souvent dans ce type d'affaire –, le corps battu de la femme est décrit dans sa couleur, étant « noire de coups ». Ainsi, l'utilisation des arguments rhétoriques que l'on trouve dans les plaidoiries pour séparation de biens s'assimile à une

369 AD 60, BP 1684, cf annexe n°2, t. II, p. 14-20.

370 Ibid.

371 La taverne est un motif que l'on retrouvera souvent dans les plaidoiries pour séparation de biens. Cf chap. III, p. 93.

372 GOUBERT P., op. cit., p. 168.

Chapitre II : Quelle justice pour quels justiciables ?

129 stratégie du justiciable pour obtenir gain373. Mais si ces circonstances sont sans doute quelque peu déformées par le prisme de la plaidoirie, elles ne sont peut-être pas si éloignées de la réalité que décrit Pierre Goubert :

Tout ce monde mal meublé, assez déguenillé, chargé d'une ribambelle d'enfants, d'une

« bourrique », d'une vache, de quantités de mannes et hottes à fumier et à vendange, de muids à vin plus souvent vides que pleins, avait la parole facile, l'injure aisée et les poings exercés. Il apportait une certaine agitation à la banlieue de cette ville de Beauvais, longtemps remuante et coléreuse, qui commençait à s'endormir au temps de Louis XIV.

Il s'agit donc d'un monde où la violence n'est pas inhabituelle : il ne paraît pas impossible dans ce contexte, qu'un vigneron batte sa femme et la menace de mort. Toutefois ces justiciables savent exploiter cette violence en justice pour obtenir gain de cause, comme en témoigne l'habilité de la plaidoirie d'Antoinette Thiot : nous sommes loin de l'apparente impuissance mêlée d'incompréhension des paroissiens poursuivis pour concubinage par l'officialité de Beauvais.