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Chapitre II : Quelle justice pour quels justiciables ?

I. Procédure inquisitoire, justice contentieuse, justice-catéchisme

I. 2 Le bailliage de Beauvais : une justice civile

Détails de la procédure civile

Les affaires matrimoniales que nous avons eu l'occasion d'observer dans les fonds des

281 AD 60, G 3360, annexe n°20, document n°5, t. II, p. 129.

282 Ibid.

283 BETHERY DE LA BROSSE A., op. cit., p. 144.

284 Ibid.

285 Cf Chapitre liminaire.

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105 actes du greffe du bailliage de Beauvais relèvent pour la plupart de la procédure civile. En effet, cette dernière se caractérise par un certain nombre d'étapes : l'assignation, en premier lieu, permet à la partie requérante d'ordonner la comparution de la partie défenderesse ainsi que des témoins. Cette phase de la procédure s'observe notamment dans l'« enquête pour Louis Serain286 » :

Plaise à monsieur le lieutenant général de Beauvais commissaire en cette partie (…) d'ouïr à la requête de Louis Serain les témoins ci-après nommés : premier, Denis Letemps (…), Charles d'Amesne (…), Charlotte de Bethencourt (…), Maître Bernard Delafaux (…).

Le document se termine par la formule habituelle aux actes d'assignations :

Le contenu ci-dessus a été par moi sergent soussigné montré, signifié et fait dument à savoir audit Jean Chaussetier au domicile de Me François Chardon son procureur et parlant à sa femme, à ce qu'il n'en prétendent cause d'ignorance auquel j'ai donné assignation à la requête dudit Louis Serain à comparaître mercredi prochain (…).287

Dans le procès qui oppose Louise Coret à Jean Racine288 au sujet de la remise d'un enfant que la demanderesse a eu du défendeur, le délai de l'assignation est prolongé en raison de la mauvaise santé de l'enfant qui ne peut être amené à Beauvais :

(…) et comparant la femme de Martin Bortebos nourrice dudit enfant pour nous certifier que ledit enfant est à présent indisposé, pourquoi il eût vu apparence de l'apporter ce jour d'hui en cette ville, pour ce qu'en le faisant ledit enfant eût été mis en péril de sa vie, pourquoi a requis que l'assignation soit continuée à la VIIIe. Sur quoi ouïe ladite nourrice et qui a attesté ce que dessus véritable à nous, continué l'assignation à la VIIIe pareille heure.289

La phase essentielle de la procédure civile est la litis contestatio, qui donne lieu à des débats contradictoires devant le juge. Ce débat contradictoire s'observe, là encore, dans le

« procès-verbal pour Jean Racine290 » :

Ladite défenderesse a persisté en ce qu'elle a dit, et dit que le demandeur a tort de l'accuser de mauvaise foi et au contraire qu'elle a sujet de dire avec vérité que le demandeur est de très mauvaise foi en ses actions qu'il a eu en son endroit.291

Plusieurs documents attestent également d'une phase d'instruction dont les caractéristiques sont propres à la procédure civile. L'interrogatoire sur faits et articles, par exemple, est un moyen d'instruction : on le retrouve dans un certain nombre d'affaires comme

286 AD 60, BP 1695.

287 Ibid.

288 AD 60, BP 1694, cf annexe n°6, t. II, p. 40-44

289 Ibid.

290 Ibid.

291 Ibid.

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106 par l'exemple celle du seigneur de Bois-Aubert, accusé par sa femme séparée de bien d'escroquerie à l'égard de sa belle-famille292. Les mêmes faits et articles qui sont soumis à l'accusé peuvent également être soumis aux témoins que la partie demanderesse a fait assigner pour fournir la preuve des accusations qu'elle avance :

(…) A dit pardevant vous monsieur le bailli de Beauvais ou monsieur votre lieutenant général qu'elle vérifiera les faits qui ensuivent :

à savoir que ledit Jean Néant son mari depuis sept ou huit ans lui a été fort fâcheux et s'est fait tellement craindre qu'elle n'a osé lui rien refuser de tout ce qu'il a souhaité d'elle, (…).

Qu'il l'a si cruellement et si souvent battue qu'elle en a eu l'esprit égaré et a été affligé du mal caduc et d'ordinaire depuis sept ou huit ans l'a toujours vu noire de coups.

En sorte que depuis ce temps là on ne peut point dire qu'elle ait été capable de s'obliger pour ledit Néant son mari avec une pleine connaissance et une parfaite liberté.293

Les faits sur lesquelles Antoinette Thiot cherche à faire interroger les témoins qu'elle a fait assigner sont déjà de l'ordre d'une plaidoirie : les articles sont disposés dans un tel ordre qu'ils aboutissent logiquement à la conclusion à laquelle veut arriver le procureur d'Antoinette, à savoir l'absence de consentement réel au contrat d'obligation qu'elle a contracté. Dès lors, la justice du bailliage de Beauvais se distingue des autres justices étudiées par une plus grande liberté de parole laissée aux justiciables : le juge n'est ici qu'observateur. C'est en réalité la partie demanderesse qui dirige l'instruction en orientant l'interrogatoire des témoins et éventuellement de l'accusé. Si dans les enquêtes de dispense présentes dans les papiers de l'officialité de Noyon, se trouvent de même des interrogatoires et témoignages, les articles sur lesquels sont interrogés les justiciables font référence au droit canonique en matière de dispense, non à une quelconque initiative de la part de ceux qui ont requis l'enquête : la liberté de parole des justiciables s'en trouve donc considérablement réduite.

Un autre élément attestant du caractère civil des procédures portées devant le bailliage de Beauvais est leur caractère fondamentalement économique.

292 « Faits et articles sur lesquels damoiselle Élisabeth Liesse femme séparée de bien et d'habitations de Guy de L'Espinay écuyer, sieur de Bois-Aubert (…) entend faire ouïr et interroger ledit de l'Espinay, lesdits faits résultant du procès d'entre les parties pardevant nosseigneurs des requêtes du Palais. » AD 60, BP 1684, cf annexe n°1, t. II, p. 8.

293 AD 60, BP 1684, cf annexe n°2 , t. II, p. 14.

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107 Un fondement économique

Sur la totalité des affaires sélectionnées dans les actes du greffe du bailliage294, 57%

relèvent du droit des biens et des obligations, qu'il s'agisse de dettes, de saisies, d'adjudications, de règlements de succession ou encore d'expertises sur la valeur d'un bien. 6,3%

de ces affaires relèvent de ce qu'on pourrait appeler l'état civil, lorsqu'il s'agit notamment de justiciables cherchant à changer de nom, à déterminer leur âge, ou lorsqu'il faut désigner des tuteurs à des mineurs ayant perdu un parent. Enfin, seulement 1,8% des affaires relèvent à proprement parler du criminel : incendies, vols, homicides, coups et blessures en forment les principales causes. On serait tenté de penser que les procédures criminelles du bailliage de Beauvais ont peut-être été classées dans un autre fond, mais le « registre concernant les différentes affaires du bailliage de Beauvais295 », dans lequel sont notés les éléments de la vie quotidienne de la juridiction, tels que les conflits de juridictions, la nomination des officiers du bailliage, l'arrivée de l'intendant ou encore les affaires de succession, ne laisse qu'une part de 3% au criminel sur toutes les autres affaires évoquées. Il semblerait donc qu'il y aurait une tendance de la part du bailli de Beauvais à juger les contentieux matrimoniaux majoritairement au civil, ce qui s'expliquerait peut-être par la situation concurrentielle du bailliage de Beauvais, déjà décrite plus haut296, ayant été contraint de se tailler sa part de compétence dans le ressort du bailliage de Clermont, de Montdidier, de Senlis ou encore d'Amiens.

La comparaison avec les affaires du bailliage de Sens

Lorsque cependant l'on compare les affaires criminelles instruites au bailliage de Beauvais à celles du bailliage de Sens, on ne peut s'empêcher d'observer le grand contraste qui existe entre la teneur des affaires criminelles de Sens et celles de Beauvais : les procédures criminelles du bailliage de Sens, dont l'archiviste Henri Forestier a dressé un inventaire qui est en réalité une description sommaire297, regroupe, comme les actes du greffe du bailliage de

294 Cf annexe n°15, document n°1, t. II, p. 76.

295 AD 60, BP 3857.

296 Cf Chapitre liminaire. On y a fait également observer le caractère fondamentalement économique du ressort du bailliage de Beauvais.

297 FORESTIER (Henri), ARCHIVES DEPARTEMENTALES DE L'YONNE, Répertoire numérique de la série B : anciennes juridictions, premier supplément, Auxerre : Impr. Coopérative ouvrière l'Universelle, 1934-1942.

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108 Beauvais, des cas de vol, d'incendie, de coups et blessures ou encore d'homicides. Cependant, son éventail est plus large, puisque se trouvent considérées comme criminelles les affaires de faux, de diffamation, de violences et rébellion, et surtout, les affaires de séduction suivie de grossesse ainsi que de concubinage et débauche de clercs298. Pour résumer, non seulement le bailliage de Sens brasserait un nombre d'affaires criminelles plus important, mais il empièterait largement sur la compétence de l'officialité de Sens en se prononçant sur la discipline des clercs ou encore sur des affaires de concubinages que l'on serait susceptible de trouver sous la dénomination « séduction, grossesse299 ».

Il va sans dire qu'un tel empiètement dans les compétences ecclésiastiques par une justice séculière inférieure ne se retrouve pas, jusqu'à preuve du contraire, dans le paysage juridique du Beauvaisis. On observe assez clairement en revanche, dans les affaires matrimoniales traitées au bailliage de Beauvais, leur caractère fondamentalement économique, qu'il s'agisse d'une séparation de biens, ou, plus indirectement, de démontrer un vice de consentement à un contrat pour cause de mauvais traitements au sein de la sphère conjugale300. Force est de constater que dans ces affaires, le caractère sacramentel du mariage n'est jamais évoqué, de même que les archives de l'officialité de Beauvais n'évoquent jamais les conventions matrimoniales qui ont précédé un mariage clandestin ou même un simple concubinage.

Si cette séparation entre les dimensions sacramentelles et contractuelles du mariage s'avère donc bien définie, puisqu'elle n'entraîne pas de conflits de juridiction à ce sujet301, elle accentue cependant l'évolution déjà décrite par Bethery de la Brosse, notamment lorsqu'il comment ce qu'écrit le juriste Pothier :

Le ton est donné dès le début, le mariage est avant tout un contrat défini par la loi. Si les contractants ne respectent pas les prescriptions légales, il n'y a pas de mariage, c'est symptomatiquement le point sur lequel Pothier insiste (…).

Il établit une distinction radicale entre contrat et sacrement afin d'opérer le partage entre les deux puissances. Le contrat est pour lui la réalité conjugale elle-même, la matière indispensable au sacrement (…).

298 Ibid.

299 Ibid.

300 Cf chapitre II.

301 Le « registre concernant les différentes affaires de la juridiction du bailliage », AD 60, BP 3857, fait mention d'une proportion importante de conflits de juridiction, notamment avec l'évêque de Beauvais : aucun cependant ne porte sur des affaires matrimoniales.

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Cela montre toute l'ambiguïté de la situation : le sacrement est alors réduit à néant, il se plie totalement aux conditions civiles, il n'est que le jouet du prince, mais on y tient tout de même et l'on veut pouvoir imposer au prêtre de le donner quelle que soit la situation, d'autant plus qu'il n'engage à rien (il n'empêche plus le divorce)302.

Le caractère fondamentalement économique des affaires traitées devant la justice du bailliage de Beauvais participe donc à cette évolution vers la sécularisation : si, au criminel, il n'est pas possible d'y distinguer des affaires qui empièteraient sur la compétence de l'officialité de Beauvais, les procédures civiles de séparation de biens peuvent parfois usurper la compétence de l'officialité, comme on le verra par la suite303.

La justice de l'officialité de Noyon semble, de ce point de vue, se poser comme un intermédiaire entre l'officialité de Beauvais et le bailliage : les réponses apportées par les justiciables aux questions posées par les enquêteurs relèvent à la fois du contrat et du sacrement.