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Chapitre II : Quelle justice pour quels justiciables ?

III. La faible portée du bailliage de Beauvais en matière matrimoniale

III. 2 La concurrence des prévôtés

Les prévôtés d'Angy, Mouy, Bresles et Montdidier

On peut s'étonner de la faible proportion que prennent les affaires matrimoniales au bailliage de Beauvais : alors qu'elles représentent 0,5%374 des documents consignés dans les actes du greffe, la prévôté de Vaucouleurs étudiée par Hervé Piant dénombre une part de 3%

de ses dictums qui y sont consacrés375. On peut s'étonner également du faible rayonnement du bailliage qui n'attire à lui les causes matrimoniales que dans un rayon moyen de 13,2 km, tandis que son ressort s'étend quant à lui sur un axe nord-sud d'environ 50 km et sur 55 km de l'est à l’ouest376. C'est que dans ce ressort se trouvent également les prévôtés d'Angy, de Mouy ou encore de Bresles : c'est dans cette dernière qu'a été commis le viol de Marie Deneux par Pierre Duval. Cette affaire présentée au bailliage de Beauvais a cependant été renvoyée au procureur fiscal du lieu377, ce qui expliquerait en partie l'absence de causes de ce type dans les

373 Cf chap. III, p. 93.

374 Cf annexe n°15, document n°1, p. 76.

375 PIANT H., op. cit., p. 151.

376 ROUSSEAUVILLE (Anselme), plan du bailliage de Beauvais..., s.n., 1718, consulté sur www.gallica.bnf le 25/08/2012.

377 « Le 20 mars 1741 a été fait plainte au bailliage royal d'un viol commis à Bresle, il en a été informé et décrété.

Le procureur fiscal en a demandé le renvoi qui lui a été accordé (…). », AD 60, BP 3857.

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130 actes du greffe du bailliage de Beauvais. Autour du ressort du bailliage de Beauvais se trouvent également les bailliages et prévôtés d'Amiens, Clermont, Beaumont, Chaumont et Montdidier. La prévôté de Montdidier fait d'ailleurs l'objet d'un mémoire des officiers du bailliage dans laquelle ils demandent « la réunion à [leur] bailliage de cette partie de la prévôté qui est plus proche de Beauvais que de Montdidier378 ». Cette prévôté en effet empiète sur le ressort du bailliage, puisqu'elle « s'étend jusqu'aux portes et même au dedans de la ville de Beauvais379 ». D'après les officiers, cette situation d'enchevêtrement rend difficile pour certains justiciables le recours à la justice, car :

C'est un assujettissement onéreux à la province, dont les habitants se trouvent par là contraints de recourir à une justice éloignée et placée dans une ville, où ils ne peuvent qu'aller faire de la dépense tandis que l'on a établi pour eux des juges dans une ville voisine, le centre de leurs affaires, et où ils sont tous les jours pour vendre leurs grains, leurs denrées et pour acheter ce qui leur est nécessaire380.

S'appuyant ainsi sur le dynamisme économique de leur ville, les officiers du bailliage de Beauvais vont jusqu'à demander la suppression de la prévôté de Montdidier et le partage de son ressort entre le bailliage de Montdidier et celui de Beauvais381. Cette demande pour le moins radicale ne paraît guère étonnante lorsque l'on sait que les prévôtés sont compétentes pour les affaires matrimoniales. L'exemple de la prévôté de Vaucouleurs est à cet égard révélateur : si elles sont en faible nombre, les causes de liquidation de dommages et intérêts pour rupture de promesses de mariage sont bien présentes dans cette prévôté. On y trouve également un cas de rapt de séduction, onze cas de grossesses illégitimes, ainsi que des affaires de séparation de biens et de corps382. Sur la matière matrimoniale, la concurrence des prévôtés est donc bien réelle.

Le bailliage de Beauvais, une justice d'appel ?

On pourrait objecter cependant que la justice du bailliage de Beauvais est également une justice d'appel, et que par là elle est habilitée à connaître d'un certain nombre d'affaires traitées

378 Ibid.

379 Ibid.

380 Ibid.

381 « Le véritable moyen de remédier à ces inconvénients serait de supprimer la prévôté de Montdidier et de la réunir savoir pour la ville et pour les villages qui l'environnent, au bailliage de Montdidier, et à celui de Beauvais pour tous les villages qui sont plus près de cette dernière ville que de Montdidier, conformément aux motifs et à la disposition expresse de l'édit de création. » Ibid.

382 PIANT H., op. cit., p. 154, 159-162.

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131 par les prévôtés. Cependant, ce recours est assez peu utilisé, comme l'explique Hervé Piant :

(…) 90% des affaires traitées par le prévôt ne donnent pas lieu à appel. Cela peut s'expliquer par un abandon, par la fuite de l'accusé ou par son acceptation de la décision. Insistons sur ce dernier point : l'accusé ne fait appel que s'il a la conviction – qui peut s'avérer fausse – que cela lui sera bénéfique383.

Dans le cas valcolorois, le faible nombre d'appels s'explique par la situation enclavée de la prévôté par rapport au bailliage de Chaumont384. Cependant, on a déjà fait observer385 que le bailliage de Beauvais se trouvait lui-même assez enclavé du fait du mauvais entretien de ses voies de communication, de quoi l'on déduit que sa situation n'est peut-être pas si différente de celle décrite par Hervé Piant.

La concurrence des justices prévôtales ainsi que le faible nombre d'appels de leurs sentences explique en partie le fait que l'on ne trouve que peu d'affaires matrimoniales dans les archives du bailliage de Beauvais.

Baisse générale du nombre des affaires, augmentation des cas matrimoniaux

Une autre évolution, cependant, met en valeur l'augmentation des affaires matrimoniales au bailliage de Beauvais : celle de la baisse du nombre d'affaires traitées dans les justices royales à la fin de l'Ancien Régime. Alors que 118 affaires sont traitées au bailliage de Beauvais pour l'année 1654, seules 58 figurent aux actes du greffe pour l'année 1787, alors qu'elles avaient atteint un maximum de 161 pour l'année 1660 : la baisse est à hauteur d'environ 51% entre 1654 et 1787386. Dans la prévôté de Vaucouleurs, Hervé Piant observe une « défaveur croissante387 » de la justice du prévôt :

Après 1700, les abandons forment 68,2% du total. Si l'on rapproche ces nombres de la baisse sensible du nombre d'affaires, on en conclura que la justice du prévôt connaît une défaveur croissante : les justiciables préfèrent ne pas porter leurs affaires devant lui et, quand ils le font, c'est pour rapidement, laisser tomber la procédure. Cela peut avoir deux sens, tous deux défavorables aux magistrats du tribunal inférieur : ou bien le demandeur abandonne parce qu'il ne fait pas confiance au juge pour résoudre son affaire ; ou bien le défendeur, craignant une répression sévère, s'empresse de s'arranger avec son adversaire. Il faut dire que l'augmentation des renvois et des civilisations, qui deviennent, statistiquement, la première forme de conclusion des affaires,

383 Ibid. p. 282.

384 « En matière civile, mais aussi en matière criminelle lorsqu'il n'y a pas de peine afflictive, l'appel des sentences valcoloroises se fait au bailliage de Chaumont. Celui-ci est distant d'au moins quatre-vingt kilomètres et es deux villes ne sont reliées que par des chemins médiocres. » Ibid., p. 277.

385 Cf Chapitre liminaire.

386 Cf Annexe n°15, document n°2, t. II, p. 76.

387 PIANT H, op. cit., p. 275-276.

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confirme la méfiance des demandeurs. Qu'ils veuillent obtenir réparation ou condamnation des défendeurs, ils ne peuvent être satisfaits d'une telle solution.388

Pour Hervé Piant, la baisse du nombre d'affaires portées devant les tribunaux séculiers inférieurs s'expliquerait par un adoucissement des sentences prononcées par les juges, se manifestant par une augmentation des relaxes389 : les justiciables n'y trouveraient pas leur compte. On peut se demander en quoi cette baisse d'activité affecte le nombre des affaires matrimoniales. Lorsque l'on regarde l'évolution du pourcentage de cas matrimoniaux par années de 1654 à 1786, on s'aperçoit que cette évolution ne suit pas la baisse de la production des actes du greffe : de 1654 à 1662 le part des affaires matrimoniales portées devant le bailliage de Beauvais est en chute, puis laisse un grand vide de 1672 à 1741. En 1752, la part des cas matrimoniaux est de 3% et atteint des sommets en 1770 avec 4,25% des affaires qui en relèvent : proportionnellement, la part de ce type d'affaire augmentait, tandis que le nombre global d'affaire diminuait. Nous n'avons guère d'explications à ce phénomène, si ce n'est qu'à la veille de la Révolution, les justiciables avaient peut-être pris conscience de la possibilité de rompre un mariage en annulant le contrat civil qu'il représente devant la justice séculière, tandis que l'officialité de Beauvais, du fait de son évolution vers une justice moins souple, n'offrait peut-être plus, ou en tout cas moins, la possibilité de divorcer390.

Conclusion

Du reste, le fait que le bailliage soit dans une situation concurrentielle vis-à-vis des prévôtés, et que les justiciables aient moins recourt à sa justice à la fin de l'Ancien Régime nous oblige à relativiser la portée de la justice séculière sur les affaires matrimoniales aux XVIIe et XVIIIe siècles : tant que nous ne savons pas exactement quelle a été la part des prévôtés dans le traitement des cas matrimoniaux à Beauvais, il n'est pas possible de déterminer avec exactitude dans quelle mesure la justice séculière avait connaissance, jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, des affaires matrimoniales. Il n'est pas possible, non plus, de déterminer si l'on assistait ou non à une baisse de compétence des juridictions ecclésiastiques en matière matrimoniale au profit des juridictions séculières.

Les seuls éléments que nous puissions déterminer avec certitude sont les

388 Ibid.

389 Ibid.

390 Cf chap. VII.

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133 caractéristiques de chaque justice, les principes selon lesquels elles jugeaient ce type d'affaire, qu'ils soient légalistes et intransigeants, dans le cas de l'officialité de Beauvais, ou au contraire civils et conciliants, dans le cas du bailliage. Cette évolution contraire laisserait effectivement penser qu'à la fin de l'Ancien Régime, et en ce qui concerne strictement le domaine matrimonial, la justice séculière aurait connu un regain de faveur, contrairement à la justice ecclésiastique qui, après avoir réprimé sévèrement les délits matrimoniaux dans la seconde moitié du XVIIe siècle, se contente au XVIIIe siècle de catéchiser la population à l'occasion des dispenses de mariage pour lesquelles elle est toujours abondamment sollicitée. Si la justice de Noyon brasse très largement toutes les catégories de la société d'Ancien Régime, sa seule action porte sur la connaissance des sacrements, et ses seules sanctions sont la pénitence et la séparation temporaire. De là peut-on dire avec un peu plus de certitude que la marge de manœuvre des justices ecclésiastiques d'Ancien Régime s'est effectivement considérablement réduite sur le mariage ? Leur rôle est cantonné à l'aspect sacramentel, tandis que les justices séculières sont en mesure de prononcer un divorce réel, et par là, de casser un mariage, en se prononçant sur le contrat civil.

L'analyse des rapports entre justices et justiciables permet donc de répondre partiellement à la question du partage des compétences entre justice ecclésiastique et justice séculière en matière matrimoniale. Ces rapports peuvent être observés plus précisément au travers de la signification que chacun des acteurs donne à l'écrit produit par la pratique des tribunaux. On peut se demander dans quelle mesure s'expriment à travers l'écrit, la distance ou la proximité qui peuvent exister entre la justice et ses usagers, les stratégies que chacun met en œuvre et les principes au nom desquels ils agissent.

Chapitre III : Écrit et oral, formalisme et acteurs de la procédure.

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Chapitre III : Écrit et oral, formalisme et acteurs de la