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II. La pensée juridique du mariage à l'époque moderne

II.1 Quels auteurs choisir ?

Les auteurs ayant écrit sur le droit matrimonial à l'époque moderne étant très nombreux, il nous a donc fallu faire un choix parmi ces derniers. Deux critères ont présidé à notre sélection : chacun des auteurs devait couvrir une partie différente de la période que nous avons choisie pour cette étude, allant du milieu du XVIIe siècle à la fin de l'Ancien Régime, et ils devaient également avoir été diffusés et être représentatifs de la pensée juridique dominante sur le droit matrimonial à leur époque. La thèse de Jules Basdevant, déjà citée plus haut, s'est avérée être un guide efficace pour choisir ces auteurs, puisqu'elle cite tous les juristes connus qui ont écrit sur le mariage à l'époque moderne et les classe en trois groupes selon le courant de pensée dans lequel ils s'inscrivent. Le premier groupe rassemble les auteurs de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle : la plupart contestaient la réception du concile de Trente en France. Ces auteurs sont Étienne Pasquier (1529-1615) en

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XXXI premier lieu, puis Charles Dumoulin (1500-1566), auteur notamment d'un opuscule sur les donations en contrat de mariage62, Guy Coquille (1523-1603) qui écrit sur les Libertés de l'Église de France, ouvrage dans lequel « il réitère, en ce qui concerne la gestion de l'État, la distinction thomiste de la nécessaire séparation des domaines temporel et spirituel »63, ce qui l'amène à se prononcer sur la séparation entre pouvoirs séculier et ecclésiastique en matière matrimoniale : cet ouvrage paraît en même temps que les Libertez de l'Eglise gallicane de Pierre Pithou (1538-1596)64, auteur également abondamment cité par Jules Basdevant. Gilles Le Maistre, quant à lui, est président à mortier du parlement de Paris en 1540, et produit notamment un Traité des appellations comme d'abus publié en 1566 dans un ouvrage posthume intitulé Décisions notables de feu messire Gilles Le Maistre. Cet ouvrage a sans doute inspiré le Traité de l'abus et du vrai sujet des appellations qualifiées de ce nom d'abus, publié presque un siècle plus tard par Charles Févret (1583-1661) et également présent dans la thèse de Basdevant : il tâche de faire la distinction entre compétence séculière et compétence ecclésiastique sur le mariage65.

Dans les auteurs du second groupe établi par Basdevant, c'est Jean Gerbais qui est mentionné principalement : ce canoniste gallican du XVIIe siècle publie un Traité du pouvoir de l'Église et des princes sur les empêchements du mariage à Paris en 1690, dans lequel l'auteur « disserte sur la nature du mariage, tout à la fois contrat et sacrement. »66 Plus généralement, on observe chez les auteurs du dernier siècle de l'Ancien Régime cités par Jules Basdevant, une recrudescence d'ouvrages consacrés entièrement au droit matrimonial, tel celui de Jean de Gravé de Launoy (1603-1678) intitulé Regia in matrimonium potestas vel tractatus de jure saecularium principum christianorum (Paris, 1674) qui a été mis à l'Index en

62 « Son analyse de la communauté conjugale et de la condition de la femme mariée, étroitement soumise à l'autorité maritale mais dotée de garanties solides, a contribué à fixer les droit des relations patrimoniales entre époux autour de la célèbre maxime Uxor non est proprie socia, sed speratur fore. » ARABEYRE P., HALPERIN J.-L., KRYNEN J., op. cit., p. 276-278.

63 ARABEYRE P., HALPERIN J.-L., KRYNEN J., op. cit., article « Coquille Guy », p. 201-203.

64 D'après le Dictionnaire des juristes français, la position de Pithou dans ses Libertez gallicanes suppose que

« Le roi très chrétien [soit] ''premier et universel patron et protecteur des Eglises de son royaume », ce qui justifie, entre autres choses, l'intervention royale dans la collation des bénéfices, mais également la vérification par l'autorité séculière des actes romains, l'indépendance du roi en matière juridictionnelle, son droit de régale ou sa compétence pour tenir des conciles nationaux », toutes choses qui touchent, de près ou de loin, la matière matrimoniale dans l'Ancien Régime. Ibid., article « Pithou Pierre », p. 627-629.

65 « Il rappelle notamment que le décret de Gratien n'est que l'œuvre d'un particulier ; il faut rejeter ce qui, dans le Décret, est nouveau, ou concerne l'extension du pouvoir pontifical, la réduction du pouvoir des ordinaires ou ce qui entrave la juridiction séculière. » Ibid., article « Févret », p. 329-330.

66 Ibid., article « Gerbais », p. 364.

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XXXII 1688 pour ce qu'il affirme, entre autre choses, l'exclusivité de la compétence royale sur la juridiction matrimoniale. De même, parmi l'œuvre prolifique de Robert Pothier (1699-1772), on trouve un certain nombre de traités sur le « mariage et les relations personnelles et patrimoniales entre époux67 », qui, sans aborder directement la question de la définition des compétences séculière et ecclésiastique en matière matrimoniale, prônent « la conception gallicane du mariage-contrat »68 : ainsi le Traité du contrat de mariage (1768), le Traité de la communauté (1769), le Traité du douaire (1770), le Traité du droit d'habitation et le Traité des donations entre mari et femme (1771).

Dans la lignée de Launoy, Pierre Le Ridant (1700-1768) consacre toute son œuvre à la question matrimoniale : ainsi en 1753, il publie un Examen de deux questions importantes sur le mariage. Comment la puissance civile peut-elle déclarer les mariages nuls sans entreprendre sur les droits de la puissance ecclésiastique ? Quelle est en conséquence l'étendue du pouvoir des souverains sur les empêchements dirimants le mariage ? puis en 1766 paraît son Code matrimonial, ou recueil de toutes les loix canoniques et civiles de France... sur les questions de mariage ainsi qu'un Traité du pouvoir de l'Église sur le mariage des catholiques en 1768. La plupart de ces ouvrages sont mis à l'Index, notamment parce qu'ils affirment l'existence du mariage-contrat avant celle du mariage-sacrement, et par là, la primauté de la compétence séculière sur la compétence ecclésiastique en matière matrimoniale69. Cette doctrine va plus loin encore que celle que Paul-Charles Lorry (1719-1766) expose dans son Essai de dissertation ou recherches sur le mariage, ouvrage également cité par Jules Basdevant et dans lequel Lorry « entend rappeler la tradition canonique et l'indissociable qualité de contrat et de sacrement du mariage. »70

67 Ibid., article « Pothier », p. 636-638.

68 Ibid.

69 « L'auteur adopte la thèse de son prédécesseur Launoy, ou de son contemporain Lorry, et plus largement de ceux qui défendent la compétence séculière en matière matrimoniale, selon laquelle le contrat est essentiel dans le mariage, se distinguant du sacrement et lui préexistant. Il pousse la distinction des deux ordres plus loin que ne le fait Lorry, affirmant que Jésus Christ a ajouté le sacrement, mais sans modifier le contrat antérieur. Le christianisme n'a pas métamorphosé le mariage, tel que les sociétés le connaissent auparavant, c'est-à-dire un contrat pour la réglementation duquel l'État est seul compétent. Selon cette conception, l'intervention de l'Église se limite à la question de savoir si les époux sont dignes de recevoir la bénédiction nuptiale. Si parfois les prérogatives de l'Église ont pu paraître plus étendues, ce fut à la suite de concessions des princes, mais l'Église ne possède qu'un pouvoir subordonné à leur propre autorité. En conséquence, un mariage n'est valide que s'il existe, d'abord, un contrat valide. Édicter des empêchements dirimants relève de l'autorité séculière. » Ibid., article « Le Ridant », p. 496-497.

70 Ibid., article « Lorry », p. 518-519.

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XXXIII De ces trois groupes, il nous a semblé que les deux premiers, qui expriment une opinion gallicane s'opposant à la réception du concile de Trente dans le royaume de France, optant pour une voie médiane qui affirmerait un partage équitable des compétences séculières et ecclésiastiques en fonction de la double nature contractuelle et sacramentelle du mariage, sont les plus représentatifs de la pensée des juristes des XVIIe et XVIIIe siècle. Nous préférons en effet fonder cette étude sur des ouvrages qui n'ont pas fait polémiques, jugeant que ces derniers détenaient un caractère plus rassembleurs que ceux du troisième groupe caractérisé par Jules Basdevant.

En ce qui concerne le milieu du XVIIe siècle, les traités de Gerbais répondaient aux deux critères de diffusion et de représentativité, cependant, il nous a paru plus judicieux d'étudier le Traité de l'abus et du vrai sujet des appellations qualifiées du nom d'abus71 publié à Dijon en 1654 par Charles Févret : cet auteur était celui qui manifestait avec le plus de vigueur l'antagonisme qui pouvait exister entre pouvoirs ecclésiastique et séculier dans la volonté de légiférer sur le mariage. En outre, Jules Basdevant le cite dans la partie qu'il consacre aux rapports entre les différentes juridictions d'Ancien Régime sur la question de la compétence matrimoniale, ce qui recouvre précisément notre sujet de recherche. Pour la première moitié du XVIIIe siècle, c'est Louis d'Héricourt et son Traité des loix ecclésiastiques dans leur ordre naturel72 qui nous a semblé le plus représentatif, du fait de la position médiane qu'il adopte dans sa manière de concevoir les compétences des deux pouvoirs concurrents en matière matrimoniale. Enfin, le Dictionnaire de droit canonique et de pratique bénéficiale73 de Durand de Maillane est intéressant, non seulement pour sa diffusion qui a été importante mais aussi pour le rôle que Durand de Maillane a pu jouer dans la législation matrimoniale au cours de la Révolution, et qui témoigne d'un certain aboutissement de l'évolution de la pensée juridique du mariage à la fin de l'Ancien Régime. Cependant, alors que Jules Basdevant classait cet auteur dans le second groupe, parce qu'il affirmait lui aussi un égalité de compétence des deux pouvoirs en matière matrimoniale, Arnould Bethery de la

71 FEVRET (Charles), Traité de l'abus et des appellations qualifiées du nom d'abus, Relié avec Ecclesiasticae Jurisdictionis vindiciae adversus Caroum Fevretum de abusu, ab Antonio Alteserra J.U.D, Lausanne : Société des Libraire, 1778.

72 VATIER D'HERICOURT (Louis), Les loix ecclésiastiques de France dans leur ordre naturel, et une analyse des livres du droit canonique conférés avec les Usage de l'Église Gallicane, Chez les Libraires Associés, Paris, 1771.

73 DURAND DE MAILLANE (Pierre-Toussaint), Dictionnaire de droit canonique et de pratique bénéficiale...

Lyon : B. Duplain ; Paris : Saillant et Nyon, 1770.

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XXXIV Brosse considère que Durand de Maillane se rapproche plus de Le Ridant dans sa conception du mariage : plaçant le curé comme principal administrateur du sacrement, il contribue à la séparation entre les dimensions sacramentelle et contractuelle du mariage, puisque le sacrement devient le domaine réservé de l'Église et est ainsi séparé du contrat qui devient l'apanage du pouvoir séculier. En somme, Durand de Maillane, très diffusé, relève à la fois du second groupe et du troisième groupe définis par Jules Basdevant : sa lecture permet donc un angle d'approche assez général sur la question matrimoniale.