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Conclusion de partie : Justices et justiciables en matière matrimoniale

Entre justices et justiciables se trouve le prêtre-curé dont l'omniprésence dans le contentieux matrimonial concourt à modeler les rapports entre l'évêque et ses fidèles, et, plus largement, entre le roi et ses administrés. L'image du prêtre idéal issu de la réforme tridentine se construit en symétrie avec celle des délinquants matrimoniaux et mauvais chrétiens : le bon prêtre est celui qui sait surveiller ses ouailles, et, par conséquent, réprimer les comportements déviants. Ce prêtre qui doit savoir se distinguer par un comportement irréprochable se voit confier, de plus en plus, des tâches administratives : il doit enquêter sur les futurs époux qu'il s'apprête à marier ainsi que fournir les certificats de baptême, mariage et décès qui deviennent de plus en plus indispensables pour l'accès au sacrement du mariage. Il est ainsi amené à donner un statut à chacun de ses paroissiens tout en devenant fin connaisseur de sa population d'administrés : de ce fait, il devient un relais idéal pour un pouvoir royal qui cherche à connaître la population de son royaume. Ainsi, l'ordonnance de 1667 confie aux justices séculières le contrôle des registres paroissiaux rédigés par les prêtres : par cet acte, le prêtre est intégré à la hiérarchie administrative séculière. Dès lors, la justice ecclésiastique dont le prêtre-curé est le pilier central perd théoriquement l'indépendance qui était la sienne jusqu'à présent, en se voyant placée dans une position subordonnée par rapport à la justice séculière559. Dans la pratique, les nouvelles tâches confiées aux prêtres relativement au mariage creusent une certaine distance avec leurs ouailles : l'agressivité et la fuite des délinquants matrimoniaux marque une certaine incompréhension vis-à-vis de leur rôle de justicier, la médiation qu'ils exercent est presque toujours en faveur de l'évêque plutôt qu'en faveur des justiciables. Les propositions d'alternatives économiques aux concubins devant se séparer sont plutôt rares. Tout cela contribue à créer un écart entre la justice ecclésiastique et ses justiciables, et par là, cette dernière continue à perdre la très grande influence sociale qu'elle possédait encore à la veille du concile de Trente notamment grâce aux contentieux matrimoniaux.

559 « Non seulement les sacralités judiciaires et religieuses sont désormais indépendants, mais encore la seconde tend-elle à être subordonnée à la première qui peut défaire ce qu'elle a sanctifié ; parallèlement, la

dépossession de la juridiction ecclésiastique s'étend aux biens spécifiquement religieux qu'elle devrait gérer. » Cf LYON-CAEN N., op. cit., p. 275.

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189 Dans sa manière de juger les affaires matrimoniales, l'officialité adopte un positionnement particulier : l'influence du jansénisme dont l'évêque Nicolas Choart de Buzenval se revendique conduit la justice ecclésiastique de Beauvais à juger d'un point de vue purement légaliste les affaires matrimoniales qui lui sont soumises. C'est peut-être ce qui la conduit à considérer le mariage à la gaulmine de Marie de Recourt et du sieur de Mardilly comme valide, aux dépends du père de la jeune fille, et aux dépends des ordonnances royales.

Cela se manifeste également par une attention particulière accordée aux certificats et autre documents produits par l'administration ecclésiastique plutôt qu'aux simples témoignages et affirmations orales des justiciables. Cela se traduit enfin par une criminalisation du contentieux matrimonial, caractérisée par la procédure inquisitoire et l'emploi des censures ecclésiastiques, ce qui n'est pas sans conséquences pour l'indépendance de cette officialité : l'appel comme d'abus, s'il est peu utilisé par les justiciables, permet cependant aux justices séculières de casser les sentences d'excommunication et d'affirmer ainsi le caractère subordonné de la justice ecclésiastique. La justice de l'officialité de Noyon, en revanche, parvient à conserver une grande influence sur les mariages et la population par le biais notamment des dispenses de parenté : à cette occasion, et plus largement à l'occasion de l'administration du sacrement, elle s'emploie à contrôler les connaissances religieuses des individus à la manière d'un catéchisme, et en même temps elle fait perdurer la doctrine consensualiste du mariage dans ses interrogatoires tout en observant les ordonnances royales.

Ainsi, jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, l'Église conserve par le biais des dispenses de parenté une influence qui touche toutes les catégories de la population, quoiqu'elle soit cependant confinée à l'aspect uniquement sacramentel du mariage, l'aspect économique étant réservé aux juridictions séculières. En effet, le bailliage de Beauvais propose une justice civile dont les caractéristiques permettent une plus grande souplesse aux justiciables qui y portent leur contentieux matrimoniaux : cela expliquerait l'augmentation relative du nombre des affaires matrimoniales qui y sont portées à la veille de la Révolution. Cependant, l'aspect uniquement économique de ces affaires confirme la séparation entre les aspects contractuel et sacramentel du mariage : la comparaison avec le bailliage de Sens laisserait cependant penser qu'il s'agirait d'une situation plutôt exceptionnelle.

Dans le rapport des justiciables à l'écrit se lit peut-être également leur rapport avec les justices. De l'adéquation entre les documents de la pratique et la norme naît un grand

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190 formalisme, notamment en ce qui concerne les justices ecclésiastiques : les écrits produits au bailliage de Beauvais se montrent au contraire moins formels. Ce caractère fixe conféré à l'écrit issu de la pratique des justices ecclésiastiques ne signifie pas qu'il soit totalement dénué de sens : les sentences d'excommunication, si elles font partie de la procédure, portent en elles-même des effets surnaturels. En outre, le fait que la plupart des auteurs de ces documents soient des curés attirent notre attention : l'hypothèse se dessine alors d'une sacralité conférée par les justiciables aux documents qu'ils requièrent pour accéder au mariage. Interrogatoires et certificats de mariage s'intégreraient alors pleinement dans le sacrement, d'autant que la plupart des justiciables n'ont pas la maîtrise de l'écrit, ce qui nourrirait un très grand respect pour l'écriture et sa matérialité. Ainsi, on ne pourrait pas véritablement parler de sécularisation de l'écrit produit par les justices ecclésiastiques, notamment lorsque l'on pense au contrôle progressif de l'administration royale sur l'écrit produit par les prêtres desservants, mais plutôt d'intégration du caractère sacré de ces écrits dans la hiérarchie des justices du royaume.

Cependant, l'évolution administrative qui a touché la justice ecclésiastique contribuerait à déplacer la frontière du sacré des promesses orales de mariage à l'écriture produite par la cérémonie matrimoniale : l'analyse des affaires matrimoniales portées devant l'officialité de Beauvais montre assez qu'en ce milieu de XVIIe siècle, les certificats, et plus largement l'écrit, font le mariage. Enfin, le rapport que les justiciables entretiennent avec l'écrit conditionne leurs rapports aux justices : au bailliage de Beauvais, la médiation d'un procureur permet à une femme de vigneron d'user des lieux communs propres aux plaidoiries de séparation de biens pour démontrer son absence de consentement à la signature d'une obligation. À Noyon, la médiation de justiciables plus expérimentés, et peut-être également de procureurs, permet aux impétrants d'alléguer des motifs d'obtention de dispense en conformité avec un droit canon pourtant complexe : cependant, les contrôles effectués par l'officialité de Noyon, qui recherche une certaine véracité et une spontanéité dans les dépositions des futurs époux, y perdent quelque peu de leur sens. À l'officialité de Beauvais enfin, il ne nous a pas été permis d'observer la présence de médiateurs scripturaires, si ce n'est les prêtres desservants qui servent plutôt leur évêque que leurs ouailles. Ce vide médiatique provoque la fuite et la contumace de la plupart des délinquants, ce qui peut s'assimiler à une forme de résistance passive à des commandements qui s'imposent par le haut, sans égard à la situation de chacun des justiciables.

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191 D'une manière générale, les principes selon lesquels l'officialité de Beauvais juge le contentieux matrimonial sont en décalages avec les valeurs propres aux justiciables en matière de mariage. Même sur des points qui pourraient paraître communs entre l'Église et la société, l'officialité de Beauvais montre des écarts : sur la volonté de faire coïncider apparence et réalité en réprimant les couples qui vivent « comme mariés », par exemple, on s'aperçoit que les justiciables ressentent également ce besoin de concordance, mais ne comprennent pas qu'un couple qu'ils ont jugé comme mariés pendant plusieurs années soit sévèrement réprimé par la justice ecclésiastique. La fidélité d'un homme à sa parole est également un critère important à tous les niveaux de la société, mais l'officialité prête de moins en moins d'importance aux promesses échangées pendant les fiançailles, préférant se reporter sur les nullités de mariage : ce phénomène est dénoncé par les cahiers de la bourgeoisie de Beauvais au moment des états-généraux de 1614560. La diffamation qui touche le corps des femmes, enfin, n'a pas la même signification pour justices et justiciables, en témoigne la richesse sémantique de la notion de scandale : alors que pour l'Église, il s'agit d'un pêché dont la publicité est vue comme une circonstance aggravante, pour les justiciables il s'agit d'une chose déshonorante, provoquant l'indignation et le « bruit ». Le bailliage de Beauvais se montre par comparaison bien plus en conformité avec les attentes des justiciables : l'honneur dans le mariage y est perçu comme un droit qui se défend tout autant qu'un devoir de la part de l'épouse, ce qui justifie les mauvais traitements lorsque ce devoir n'est pas respecté. Mauvaise entente et mauvaise gestion des biens permettent de mesurer le processus de désolidarisation du couple, à laquelle le recours à la justice doit permettre de trouver une solution, comme peut l'être la séparation de biens et de corps. Dans les plaidoiries pour séparation de biens se dessinent ainsi des systèmes cohérents et concurrents de droits et de devoirs qui sont autant de normes décrétées par les justiciables et reconnues par la justice séculière, aux dépends de la justice ecclésiastique : plus encore que les contentieux liés aux mariages clandestins, les séparations de biens sont les cas sur lesquels les justices séculières exercent une réelle concurrence envers les justices ecclésiastiques, nous invitant à comparer les différentes frontières de compétences attribuées à ces deux justices, que ce soit dans les traités de juristes ou bien dans la pratique. Cette analyse permettrait de définir avec exactitude les compétences respectives des justices séculières et ecclésiastiques ainsi que de mesurer l'avance réelle du

560 BONZON A., op. cit., p. 95-96.

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192 processus de sécularisation du mariage à Beauvais aux XVIIe et XVIIIe siècles.