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e juge de l’Union européenne en est venu à définir le motif du handicap (Lejeune et al., 2017  ; Gründler et al., 2016), car, à la différence des listes de motifs discriminatoires françaises, la liste européenne ne mentionne ni la « maladie » ni «  l’état de santé  »30. Afin de respecter la volonté du législateur européen et le caractère fermé de la liste européenne des critères discriminatoires, la CJUE a dû tracer une frontière entre le handicap d’un côté et la maladie ou l’état de santé d’un autre côté. Dans une première décision, la Cour a privilégié une approche médicalisée du handicap « comme visant une limitation, résultant notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques et entravant la participation de la personne concernée à la vie professionnelle31 », tout en précisant que « pour que la limitation relève de la notion de handicap, il doit donc être probable qu’elle soit de longue durée32 ». Une telle approche du handicap était contraire à la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (Boujeka, 2013 : 1388), si bien que la CJUE a fait évoluer sa jurisprudence et définie désormais le handicap « comme visant une limitation, résultant notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques, dont l’interaction avec

28. CJCE, 7 janvier 2004, K.B. contre national Health Service Pensions Agency and Secretary of State for Health, C-117/01.

29. CJCE, 27 avril 2006, Sarah Margaret Richards contre Secretary of State for Work and Pensions, Aff.

C-423/04, Rec. 2006 p. I-03585.

30. Aucune directive européenne ne vise de tels motifs discriminatoires. Ajoutons que l’article 10 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ne vise pas non plus ces motifs, emportant qu’il n’existe pas de fondement pour éventuellement ériger ces critères comme discriminatoires au niveau européen.

31. CJCE 11 juillet 2006, Sonia Chacón Navas contre Eurest Colectividades SA, Aff. C-13/05, point 43.

32. Ibid. , point 45.

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diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs33 ».

L’approche est donc « sociale » ou « relationnelle », plutôt que médicale (Auvergnon, 2012 : 255). Toutefois, afin de maintenir une frontière entre “maladie” et “handicap”, la CJUE pose comme condition que l’incapacité à l’origine du “handicap” soit « durable34 ».

Par conséquent, « si une maladie curable ou incurable entraîne une limitation résultant notamment d’une atteinte physique, mentale ou psychique, dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs et si cette limitation est de longue durée, une telle maladie peut relever du handicap au sens de la directive 2000/7835 ». La Cour de justice a précisé qu’une limitation durable peut signifier que, à la date du fait prétendument discriminatoire, l’incapacité de la personne concernée ne présente pas une perspective bien délimitée quant à son achèvement à court terme ou, le fait que cette incapacité est susceptible de se prolonger significativement avant le rétablissement de cette personne36.

Sans nul doute, l’évolution la plus marquante dans la jurisprudence de la CJUE est le passage d’une approche médicale à une approche situationnelle du handicap.

Néanmoins, le critère durable de la limitation est instrumental pour tracer la frontière entre handicap et maladie et restreindre l’étendue de la lutte contre la discrimination au niveau de l’Union européenne au premier motif.

Plus critiquables sont les décisions où les juges s’abstiennent, par opportunité, de toute définition afin de contourner l’application du régime de la discrimination directe.

Confusions

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a liberté que s’accordent les juges dans la définition (ou non) des motifs discriminatoires est détournée pour éviter la qualification de discrimination directe. Deux exemples permettent d’illustrer ce genre de manœuvres qui mettent à mal la définition et la compréhension des motifs discriminatoires.

Dans une série d’arrêts « synchrotron », la chambre sociale de la Cour de cassation met à mal la discrimination directe en raison de la nationalité. En l’espèce, au cours de la mise en place d’un pôle scientifique international sur le territoire français une convention prévoyait de verser aux seuls étrangers résidants en dehors de la France métropolitaine une prime compensant l’inconvénient de l’installation en France. Les

33.  § 38 de l’arrêt CJUE, 11 avril 2013, HK Danmark, agissant pour Jette Ring contre Dansk almennyttigt Boligselskab (C-335/11) et (C-337/11). Pour une confirmation récente : CJUE 9 mars 2017, Petya Milkova contre Izpalnitelen direktor na Agentsiata za privatizatsia i sledprivatizatsionen kontrol, C-406/15.

34. CJUE, 11 avril 2013, précité, point 39..

35.  Ibid., point 41.

36. CJUE, 1er décembre 2016, Mohamed Daouidi contre Bootes Plus SL e.a., C-395/15, point 56.

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Français résidant à l’étranger étaient quant à eux exclus du bénéfice de cette prime.

La Cour faisant l’application combinée du principe d’égalité de traitement et des règles de non-discrimination, refusa, contre toute évidence, de voir dans cette prime une discrimination en raison de la nationalité. La Cour avança alors que la prime

« introduit une différence de traitement entre les salariés français et les salariés étrangers, cette inégalité vise non seulement à compenser les inconvénients résultant de l’installation d’un individu et de sa famille en pays étranger, mais aussi à faciliter l’embauche des salariés ressortissants non français des parties contractantes afin de contribuer à la création d’un pôle d’excellence scientifique international ; qu’ainsi l’avantage conféré aux salariés étrangers reposait sur une raison objective, étrangère à toute discrimination en raison de la nationalité37. » Si l’on comprend difficilement la distinction entre les inconvénients éprouvés par des étrangers et leurs familles à venir s’installer en France et ceux des Français vivant à l’étranger et leur famille, éventuellement de nationalité étrangère, pour venir s’installer sur le même territoire les raisons du rejet de la qualification de discrimination en raison de la nationalité sont des plus obscures, pour ne pas dire étranges. Comme l’écrit Frédéric Guiomard : « Resterait enfin à se demander par quel mystère un même acte peut à la fois viser directement la nationalité et être étranger à toute discrimination. La Cour ne s’en explique pas » (Guiomard, 2006 :410). C’est donc au prix d’une affirmation péremptoire, selon laquelle un avantage accordé aux étrangers et non aux Français ne constitue pas une discrimination directe (ni même indirecte !) en raison de la nationalité, que la France a pu valablement, selon la juridiction suprême de l’ordre judiciaire, accueillir sur son territoire un prestigieux « pôle scientifique international ».

Dans un tout autre domaine, la CJUE a dû trancher la question de l’interdiction du port du voile religieux dans l’entreprise. Dans deux affaires, la Cour de justice a été confrontée à des conclusions d’avocates générales radicalement opposées (Moizard, 2016 :569 ; Laulom, 2017  : 6), soulignant si besoin était le caractère polémique des questions posées. Dans un premier temps, l’avocate générale Kokott, en charge de l’affaire belge, affirme qu’en raison du caractère général de l’interdiction de l’expression de conviction dans l’entreprise, qui ne vise pas spécifiquement la religion musulmane, ne constitue pas une discrimination directe38. À l’opposé, l’avocate générale Shaperston, dans une démarche plus respectueuse de la jurisprudence européenne de la non-discrimination, affirme que la perte de l’emploi suite au refus d’un client de la recevoir dans ses locaux en raison du port de son voile musulman constitue une discrimination directe.

Face à ces positions antagonistes, la CJUE adopte une position médiane qui sans remettre en cause la possibilité de politique interne de neutralité n’en autorise pas pour autant une politique par trop générale. Dans l’affaire belge, la Cour estime que le règlement intérieur ne vise pas seulement les convictions religieuses, mais interdit

37. Soc. 9 novembre 2005, n° 03-47720, Bull. Civ. 2005 V N° 312 p. 274. Confirmé par Soc. 17 avril. 2008, n° 06-45270, Bull. Civ. 2008, V, n° 95.

38. Pour un point de vue critique sur ces conclusions, voir les observations de Cyril Wolmark et Stéphanie Hennette-Vauchez, Semaine Sociale Lamy, 2016, n° 1728, p. 5.

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tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses et interdit indifféremment toute manifestation de telles convictions39. La règle, étant des plus générales, ne visant pas spécifiquement la religion, encore moins une religion en particulier, elle ne créée pas de distinction entre les salariés. L’uniformité de la règle emporte une absence de distinction et donc l’absence de traitement favorable ou défavorable à l’égard des salariés40. Comme l’écrit Cyril Wolmark : « le sophisme est alors en place : toutes les convictions sont traitées défavorablement, donc aucune ne l’est » (Wolmark, 2017 : 235). La solution revient in fine, contre toute logique, à affirmer que des salariées licenciées en raison du port du voile, dont le caractère religieux est clairement affirmé dans les lettres de licenciement, ne sont pas discriminées en raison de leur pratique religieuse...

Un tel raisonnement étonne de la part du juge européen. La CJUE a déjà eu l’occasion de considérer que derrière des critères apparemment neutres, puisse se loger une discrimination directe. Elle a admis, par exemple, « qu’une différence de traitement fondée sur l’état de mariage des travailleurs et non expressément sur leur orientation sexuelle reste une discrimination directe [fondée sur cette dernière], dès lors que, le mariage étant réservé aux personnes de sexe différent, les travailleurs homosexuels sont dans l’impossibilité de remplir la condition nécessaire pour obtenir l’avantage revendiqué41 » (Laulom, 2017 : 6). On ne peut s’empêcher de voir un certain opportunisme dans ces décisions, en refusant la qualification de discrimination directe pour les politiques de neutralité (religieuse) dans l’entreprise42, qui n’y auraient certainement pas survécus, afin de renvoyer le débat sur le terrain de la discrimination indirecte et de donner l’opportunité aux employeurs de les « sauver », à condition d’être justifiée et proportionnée.

Interroger la définition jurisprudentielle des motifs discriminatoires montre combien les juges sont des êtres situés dans la cité : soit qu’ils n’éprouvent pas le besoin d’expliciter le signifié du motif, car il pense faire application du motif dans son sens qu’il pense être commun, soit qu’ils recherchent la solution la plus équilibrée au regard des polémiques contemporaines à leur décision (comme pour le port du voile dans les entreprises).

Néanmoins, poser la question du sens des motifs n’est pas sans intérêt, car elle a poussé les juges à faire évoluer leur jurisprudence, et avec eux, les législations nationales d’une approche « biologique » du sexe à une approche de genre ou encore montre l’absurdité de certaines décisions qui, contre toute évidence, écarte de manière péremptoire la qualification de discrimination.

39. CJUE, 14 mars 2017, Samira Achbita et Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding contre G4S Secure Solutions NV, C-157/15, point 30. Voir également CJUE, 14 mars 2017, Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme (ADDH) contre Micropole SA, C-188/15.

40. L’article 2 § 1 de la directive 2000/78 dispose en effet qu’« une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs » (nous soulignons).

41. CJUE, 12 décembre 2013, Frédéric Hay contre Crédit agricole mutuel de Charente-Maritime et des Deux-Sèvres, C-267/12.

42. Une telle position contraste avec l’arrêt de la chambre sociale qui retient la discrimination directe dans le licenciement disciplinaire d’une salariée qui avait refusé de prononcer la formule nécessaire à son assermentation, car sa pratique religieuse lui interdit de jurer ; cf. Soc. 1er février 2017, n° 16-10.459.

PREMIÈRE PARTIE

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Robin

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